INTERVIEW - La start-up française Alkalee, partenaire du constructeur Renault, a développé une suite logicielle qui permet de compiler diverses applications de différents fournisseurs dans un véhicule. Le président et cofondateur de l'entreprise, Raphaël David, a répondu à nos questions.
Jeune pousse essaimée du CEA-List et issue du projet FACE (qui résulte d’une collaboration entre le CEA, Renault, Mitsubishi et Nissan), Alkalee a mis au point une suite logicielle qui permet d’intégrer de nouvelles fonctionnalités au sein des véhicules de demain, les véhicules connectés notamment, plus facilement.
Comment s’y prend-elle ? Grâce à une plateforme centralisée, flexible, qui permet de suivre la conformité de ces fonctions ajoutées en temps réel. Conduite autonome, connectivité, sûreté, cockpit : Alkalee vise de multiples applications, y compris au-delà du seul secteur automobile.
Nous avons discuté avec Raphaël David, président et cofondateur de l'entreprise.
Cette interview est la seconde d'une série de trois, qui met à l'honneur des start-up françaises boostées par le CEA.
Naissance, développement, modèle éco, le CEA et Renault : présentation d'Alkalee
Clubic : Pouvez-vous nous présenter Alkalee et nous raconter comment votre start-up a vu le jour ?
Raphaël David : Alkalee est née en juillet dernier. Pour autant, nous avons déjà une histoire puisque nous héritons des résultats d'un large programme de coopération entre Renault et le CEA, qui ont cherché à révolutionner l'électronique des voitures de 2016 à 2019. L'idée de base de cette coopération était de remplacer l'électronique dans les véhicules vieillissants constitués d'une centaine de petits ordinateurs de bord, chacun dédié à une fonction, ce qui était particulièrement peu évolutif et limitait le nombre de mises à jour du véhicule. Nous avons souhaité repenser l'électronique et remplacer cette myriade de petits ordinateurs de bord par un gros calculateur, un serveur capable d'accueillir toutes les prestations du véhicule. Cela apporte beaucoup plus d'agilité au constructeur. À l'heure du véhicule connecté et autonome, on imagine tout le potentiel.
"Alkalee, un fournisseur de logiciel qui va permettre au constructeur de compiler diverses applications développées par divers fournisseurs, avec des propriétés différentes"
Là-dedans, Alkalee se positionne comme fournisseur d'un logiciel qui va permettre au constructeur de compiler plein d'applications développées par divers fournisseurs avec des propriétés différentes (sûreté de fonctionnement, cybersécurité, performances pour le multimédia). Ce que nous fournissons au constructeur, ce sont les moyens de compiler toutes ces fonctions, de les assembler et de les porter sur l'électronique partagée. On fournit du logiciel embarqué dans la voiture pour assurer la ségrégation des fonctions et des outils au constructeur pour faire son marché, faire ses courses et intégrer toutes les fonctions sur le véhicule.
Aujourd'hui, vous démarrez et êtes une équipe restreinte. Combien de personnes votre structure comporte-t-elle, et où êtes-vous basés ?
Nous sommes basés à Orsay, dans les locaux d'IncubAlliance, un incubateur public qui accueille des start-ups dans leur première phase, au moment où elles ont besoin d'agilité. Nous étions 8 fin janvier, mais nous recrutons en moyenne une personne par mois. Nous prévoyons d'être 25 en 2022.
"Aujourd'hui, c'est le constructeur qui se charge d'intégrer les applications et de les déployer sur le véhicule"
Sur le modèle économique, vous travaillez à une levée de fonds ?
Nous avons la chance de partir lancés, puisque nous avons démarré avec un premier chiffre d'affaires, et des premiers contrats de preuve de concept, qui permettent de montrer ce que valent nos produits et l'apport pour nos clients. Cela nous a permis de faire notre amorçage. Nous ne sommes pas en recherche immédiate d'une levée de fonds, nous le ferons peut-être fin 2021 ou début 2022.
Les solutions et innovations de la start-up
Nous avons parlé de cette suite logicielle, grâce à laquelle on peut intégrer plus facilement de nouvelles fonctionnalités dans des véhicules autonomes. De quelles fonctionnalités et applications parle-t-on ici ?
N'importe quelle fonction de la voiture est candidate pour ce type de système. Il y a des domaines dans la voiture qui ont plus besoin d'agilité que d'autres. Le plus proche de l'imaginaire que nous avons, c'est la conduite autonome et les services connectés. Nous avons aussi le cockpit, l'habitacle, qui est très important. L'expérience de conduite est en train de très vite évoluer, nous le voyons avec les voitures modernes, qui sortent avec cette grande planche de bord et quasiment une grande tablette en milieu de cockpit. Ces trois domaines représentent ceux où l'attente est la plus forte. La solution d'Alkalee permet ainsi de facilement rajouter des fonctions dans le véhicule.
Ces fonctionnalités vont transiter via une plateforme centralisée et flexible. Que pouvez-vous nous dire là-dessus pour nous détailler le processus ?
Aujourd'hui, on ne parle pas encore d'une marketplace ouverte pour l'automobile, même si ce sera peut-être la prochaine génération. C'est le constructeur qui, aujourd'hui, se charge d'intégrer les applications et de les déployer sur le véhicule. Pourquoi ? Car contrairement à un smartphone, une voiture est un objet qui peut être sensible du point de vue de la sécurité, donc il y a des enjeux de responsabilité considérables. Le constructeur va contractualiser avec des fournisseurs d'applications.
Une fois qu'il a récupéré les applications de ses différents fournisseurs, il les intègre les unes avec les autres, et s'assure que l'électronique est suffisamment bien dimensionnée pour exécuter toutes les fonctions sans risque que l'une d'elles se retrouve en famine de ressources. Dès que le constructeur valide l'ensemble du système, il peut le déployer. On peut ainsi imaginer le propriétaire de la voiture connecter sa voiture dans son garage avec une mise à jour qui se fait la nuit, avant qu'il reprenne son véhicule le lendemain. Les propriétaires d'un véhicule Tesla procèdent un peu de cette façon-là.
"L'idée est d'ajouter des services aux différents services existants, ce qui permettra d'augmenter leur durée de vie."
Vous parliez de Renault tout à l'heure. Comment se matérialise cette relation entre le constructeur et Alkalee ?
Renault fut le premier à avoir exprimé ce besoin. La relation que nous avons est d'abord contractuelle. Le constructeur voit comment notre technologie peut s'intégrer dans ses processus.
Aujourd'hui, rien ne vous empêche donc d'être approchés par d'autres constructeurs sur d'autres applications ou fonctionnalités ?
Absolument, c'est même possible. Ce fut l'un des premiers sujets discutés avec Renault, le fait que cette relation ne soit pas exclusive, ce qui aurait un peu tué l'idée de la start-up. Nous n'avons pas de contraintes de la part de Renault, qui nous encourage, car il y a un vrai enjeu de la part des constructeurs historiques de fédérer des écosystèmes.
Aujourd'hui, la première question de Renault n'est pas de se mettre en concurrence vis-à-vis d'un autre constructeur français ou européen, mais de soutenir sa position face à l'arrivée de nouveaux entrants. Dans l'une de ses récentes présentations, Luca de Meo (directeur général de Renault) parlait de la « Software République », un nouvel écosystème de Renault qui prône l'ouverture au sein de l'automobile et des domaines connexes, comme l'aéronautique ou la défense.
Nous parlons de l'automobile et d'autres secteurs, et justement, je crois savoir que vous visez d'autres marchés comme la défense, les équipements agricoles ou encore les camions. Vous avez déjà des projets d'application autour de ces domaines ?
Nous ne nous sommes pas encore penchés sur tous les sujets, mais nous regardons très activement les camions, pour deux aspects. Il y a d'abord le cockpit du futur, celui d'un camion étant un argument encore plus important que dans une voiture ; et du côté des engins professionnels (miniers par exemple), où les constructeurs vendent du service. Notre démarche, ce sera d'être capable de rajouter des services au véhicule tout au long de son cycle de vie. Ce serait, je pense, également le cas dans le monde agricole, mais nous n'avons pour le moment pas d'échanges engagés. Sur la défense, nous sommes déjà en discussion avec un certain nombre d'acteurs. L'idée est d'ajouter des services aux différents services existants, ce qui permettra d'augmenter leur durée de vie.
"Un logiciel embarqué dans le véhicule va permettre de vérifier si le comportement réel est bien celui qui était attendu"
Les solutions que vous propulsez permettent un vrai suivi en temps réel. La possibilité de cette immédiateté dans la disponibilité de l'information est, on l'imagine, déterminante ?
Absolument ! Nos outils permettent en effet de formaliser toutes les fonctions du véhicule et de s'assurer qu'elles vont bien se comporter. Connaissant le comportement attendu du véhicule, nous avons un logiciel embarqué dans le véhicule qui va permettre de vérifier si le comportement réel est bien celui qui était attendu. C'est une vraie force, car nous sommes capables de nous assurer qu'il n'y a pas de déviation et que le véhicule est opérationnel. L'étape d'après est qu'en cas de déviation légère, on puisse faire de la prédiction sur l'état de santé du système, voire de la maintenance prédictive.
Quel futur pour Alkalee ?
En juillet 2021, des services de cointégration pour conception de véhicule client feront leur apparition, puis en mars 2022, il y aura une accélération matérielle pour logiciel embarqué, parmi les prochaines échéances.
Tout à fait. Il y aura la notion de qualification du système. Nous devrons démontrer la capacité de redéployer notre système sur d'autres électroniques que la nôtre, et prouver la qualité de sa fabrication, la sûreté du fonctionnement du système. C'est un long processus, nous restons encore aujourd'hui dans la phase de démonstration des bénéfices pour nos clients. L'étape suivante est de démontrer comment on s'intègre, avant de passer à l'échelle de la multiplication des transferts de notre produit dans un maximum de véhicules.
La crise de la Covid-19 vous a-t-elle mis des bâtons dans les roues sur ces premiers mois de développement ?
Je pense que ça a changé beaucoup de choses. Certaines en bien, d'autres en mal. Nous sommes en plein dans le domaine automobile, qui a beaucoup souffert de cette crise. Donc forcément, les budgets de R&D pour aller tester de nouvelles technologies auprès de nouveaux acteurs sont souvent les premiers impactés. Tout cela a retardé certaines actions commerciales, c'est l'effet négatif. Par contre, l'effet positif est qu'une telle crise pousse à la réflexion chez tous ces acteurs, y compris les gros.
La démarche de centralisation de l'électronique que nous proposons est vraiment une remise en question de fond. Je pense que la crise a accéléré cette réflexion en interne chez les constructeurs, de se réinventer sur la partie électronique. Nous avons eu beaucoup d'échanges avec ces constructeurs et avec les équipementiers. C'est autant d'opportunités. Il y a donc les difficultés de court terme, comment trouver un peu de budget de R&D pour financer notre démarrage ; et beaucoup d'opportunités, avec cette remise en question d'un secteur prêt à se moderniser.
Retrouvez la première interview de notre série sur les start-up boostées par le CEA :