Ces dernières semaines, la NASA a beaucoup communiqué sur son programme d’avion expérimental X-59 QueSST, dont le démonstrateur arrive en fin d’assemblage chez l’avionneur Lockheed-Martin. Maillon essentiel du projet Low Boom Flight Demonstration (LBFD), le X-59 débutera ses campagnes d’essais en vol dès 2023 avec un unique objectif : prouver que l’on peut voler en supersonique sans émettre les fameux « bangs » supersoniques.
Si le programme tient ses promesses, il pourrait permettre l’émergence d’avions de transport supersoniques capables de voler au-dessus des terres, sans les limitations imposées au Concorde en son temps.
Vers un retour des avions de transport supersoniques ?
Le premier appareil capable de voler à vitesse supersonique en palier (sans effectuer de piqué) était le Bell X-1, piloté par Chuck Yeager en 1947, premier d'une longue lignée de X-planes destinés à repousser les limites de l'astronautique. Ces premiers vols ont permis aux militaires américains et à la NACA (ancêtre de la NASA) d’explorer les caractéristiques très particulières de l’aérodynamique à vitesse supersonique. Très vite, la vitesse supersonique s’est imposée comme un standard sur les avions de chasse et les missiles du monde entier.
Il faudra cependant attendre encore deux décennies pour voir les premiers appareils civils capables de telles prouesses, avec le Tu-144 soviétique (premier vol en décembre 1968) et le célèbre Concorde franco-britannique (premier vol en mars 1969). A cette époque, les vols civils à Mach 2 promettaient de devenir la norme, avec des projets d’avions de transport supersoniques (SST) un peu partout dans le monde.
En l’espace de quelques années, cependant, tout s’arrête, et seul subsiste la douzaine de Concorde effectuant des vols transatlantiques. En effet, les vols supersoniques avaient plusieurs inconvénients majeurs : ils consommaient beaucoup de carburant, devenu très cher avec les chocs pétroliers, faisaient beaucoup de bruit au décollage et traînaient derrière eux des « bangs supersoniques », des déflagrations très audibles qui rendaient leur utilisation au-dessus des terres insupportables pour les habitants.
En 1973, la réglementation américaine interdisait leur exploitation supersonique au-dessus du sol américain, tuant dans l’œuf le projet de SST géant alors en développement chez Boeing. Aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, les vols supersoniques réguliers pourraient redevenir une réalité grâce au projet X-59 QueSST (Quiet Supersonic Transport) de la NASA qui vise à transformer le « bang » supersonique en un simple bruit sourd comparable à une portière qui se ferme.
Le bang supersonique, qu’est-ce que c’est ?
Dans l’air, le son se déplace à environ 340m/s, ou 1224km/h, là où un avion de ligne dépasse rarement les 950km/h. En vol, un avion va continuellement émettre des sons et chasser l'air sur son chemin, créant des ondes de pression sonore qui s'éloignent de lui en sphères concentriques, à la manière des cercles qui se forment sur l'eau autour d'un objet qui flotte.
Quand l'avion prend de la vitesse, les bords des « sphères concentriques » vont se rapprocher les uns des autres à l’avant de l’avion, et s’éloigner à l’arrière. Mais lorsque l’avion atteint ou franchit la vitesse du son, également appelée Mach 1, toutes ces différentes ondes de pression se rejoignent à l’avant de l’avion. Les bords des « sphères » se superposent, à la manière de la vague d’étrave qui se forme sous l’avant d’un bateau se déplaçant à toute vitesse sur l’eau.
A partir de Mach 1, les ondes de pression se superposent et se compriment donc pour ne former qu’une unique onde de choc. Cette dernière va former un cône derrière l’avion, à la manière du sillage triangulaire qui se forme derrière un bateau. Lorsque les bords du cône frappent le sol, alors que l’avion est déjà loin, l’onde de choc est perçue par l’oreille humaine comme un bang supersonique sec et puissant, plus ou moins fort en fonction de la distance et de l’altitude de l’avion.
Innover pour réduire le bang supersonique
Pour pouvoir réduire le bang supersonique à un simple grondement, il est nécessaire d’atténuer l’onde de choc. Plus facile à dire qu’à faire, évidemment, d’autant que les simulations informatiques atteignent vite leurs limites, tant il est complexe de modéliser toutes les interactions possibles. C’est là que le programme LBFD de la NASA et le X-59 entrent en jeu.
L’idée est de développer un avion adoptant des formes particulières capables de produire et de diffuser plusieurs « petites » ondes de choc plutôt qu’une seule grosse, en minimisant la superposition et l’accumulation des ondes de pression. C’est ce qui explique le nez particulièrement allongé de l’appareil. Il en résultera alors une sorte de grondement, plutôt qu’un claquement particulièrement sonore.
Le but est aussi d’orienter vers le haut la diffusion de l’onde de choc, ce qui passe par un fuselage et des ailes aux formes inédites ou par la position dorsale du réacteur. C’est donc tout un éventail de solutions techniques différentes que le X-59 va devoir expérimenter en vol, dans des conditions d’emploi hors de portée des meilleures simulations et souffleries.
X-59 QueSST : un X-plane pour renouer avec le transport supersonique
Les études préliminaires sur le X-59 QueSST débutent en 2016. Pour sa conception, la NASA sélectionne en 2018 les Skunk Work de Lockheed Martin, le bureau d’étude légendaire à qui l’on doit le SR-71, l’avion le plus rapide du monde, ou encore les premiers chasseurs furtifs. La construction du démonstrateur a débuté l’année dernière et devrait se terminer d’ici la fin de l’année. Le premier vol, initialement prévu en 2021, devrait être décalé en 2022, en grande partie à cause des ralentissements causés par la crise sanitaire. Long de près de 30 m, le X-59 possède une envergure de 9 m à peine. Il devra pouvoir effectuer des vols de croisière à Mach 1,4 (1 500km/h environ) à une altitude de 16 800 m.
Dans un premier temps, le X-59 QueSST devrait effectuer une série de vols d’essais au-dessus des installations de test de la NASA et de l'US Air Force. Il s’agira de mesurer le niveau de bruit de l’appareil, et de le comparer aux modèles prédictifs. Dès 2024, des essais à grande échelle seront effectués en survolant régulièrement des zones habitées et des villes américaines.
Si les essais snt concluants, le X-59 QueSST pourrait donc avoir deux effets révolutionnaires sur le paysage aéronautique américain, voire mondial :
- L'avion d’essai pourrait servir d’inspiration à de futurs avions de transport produits en série, qu’il s’agisse d’avions de ligne ou d’avions d’affaire.
- L'ensemble du projet LBFD pourrait permettre une évolution de la réglementation aérienne actuelle. Plutôt que d’interdire tous les vols supersoniques civils au-dessus des USA, comme c’est le cas aujourd’hui, la NASA propose d’instaurer une réglementation en fonction du niveau de bruit.
Vols supersoniques : ruée vers l’or ou mirage technologique ?
Pour l’heure, le X-59 QueSST est sans doute le symbole le plus frappant du retour en grâce des vols supersoniques, qui profitent de nombreuses avancées technologiques en matière d’aérodynamique comme de propulsion ou d’avionique. Il s’inscrit en cela dans une véritable dynamique internationale, avec des projets japonais, russes et mêmes russo-émiratis.
A ces programmes gouvernementaux s'ajoutent de nombreuses initiatives privées, qui peinent cependant à trouver des financements en raison du cadre réglementaire encore trop restrictif. Très prometteurs, les projets de Spike Aerospace et surtout de la start-up Aerion ont ainsi été abandonnés avant même la phase de prototypage. Boom Technology s'en sort cependant un peu mieux, en grande partie parce que l'entreprise vise le marché transocéanique beaucoup moins contraignant, ce qui ne l'empêche pas de promettre une réduction de bruit substantielle sur son avion Overture. Plus récemment, c'est Exosonic qui a dévoilé ses ambitions pour un jet supersonique et silencieux capable de transporter 70 passagers.
Dans l’ensemble, ce renouveau des supersoniques civils reste dans l’expectative. A ce titre, les avancées – notamment réglementaires – du X-59 pourraient s’avérer décisives pour la filière. Reste alors, un demi-siècle plus tard, à affronter les autres problèmes du vol supersonique, notamment sa consommation, sa rentabilité opérationnelle et son impact environnemental. Quelles que soient les promesses en matière de biocarburants, un avion supersonique émettra toujours plus qu’un avion conventionnel, tout en transportant moins de passagers. Pire encore, les effets des bangs supersonique (même atténués) sur la faune sauvage sont encore peu connus ; tout a plus sait-on que leur impact est concret sur certaines populations de migrateurs…
Source : Lockheed Martin, NASA