Le peering : petite cuisine entre géants du Net

Loïc Komol
Publié le 24 mai 2013 à 17h05
Dès les premiers jours, la Toile s'est construite sur le peering, cette pratique qui permet aux opérateurs d'interconnecter le plus souvent gratuitement leurs réseaux. Cependant, ces derniers mois, plusieurs conflits ont éclaté entre opérateurs et fournisseurs de services, illustrant, une fois de plus, les frictions récurrentes entre ces deux catégories d'acteurs.

Querelle entre OVH et SFR, brouille entre Cogent et Orange, mésentente entre Free et Google. Survenus au cours de ces derniers mois, les deux derniers conflits cités ont fait surgir sur le devant de la scène une thématique bien connue des acteurs du Net : le peering. Ce dispositif qui permet aux opérateurs, aux fournisseurs de services et aux opérateurs de transit d'interconnecter leurs réseaux fonctionne sans souci et sans esclandre... la plupart du temps. Cependant, lorsque certains - les opérateurs - voient leur bande passante furieusement consommée par d'autres - les fournisseurs de services - sans contrepartie financière, les coups de menton se multiplient.

Pour mieux comprendre de quoi l'on parle, prenons le scénario suivant : un abonné de Bouygues Telecom, par exemple, souhaite consulter une vidéo disponible sur la plate-forme de contenu telle que Dailymotion. La requête, lancée depuis la box de l'opérateur, « voyage » sur le réseau jusqu'à un point d'échange, où elle sera transférée sur le réseau de Dailymotion ou de ses prestataires, qui renverront les contenus demandés en réponse. Le voyage en sens inverse débute. Les paquets de données associés réempruntent ces « tuyaux » pour parvenir, enfin à la box. Bien sûr, l'ensemble de ce processus est transparent pour l'utilisateur, mais il implique une relation entre les différents acteurs de la chaîne.

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Le peering ou, en bon français, l'échange de trafic entre deux opérateurs se trouve à l'origine du Net. « A la base, Internet, ce sont des réseaux, des numéros d'AS (Autonomous System) », explique Nicolas Guillaume, porte-parole de Cedexis, société spécialisée dans l'aiguillage de trafic. « Chaque réseau est un numéro d'AS ». Lorsque ces numéros d'AS (réseaux d'opérateurs, fournisseurs de services, hébergeurs, universités, écoles, chaînes de télévision, organismes internationaux, etc.) décident d'interconnecter leurs réseaux, ils font du peering. « Si l'on ne dispose pas de numéro d'AS, on ne peut pas s'interconnecter. (...) On peut également passer par un tiers pourvu d'un numéro d'AS, cependant, dans cette configuration, on n'est pas maître de son réseau ».

Didier Soucheyre, directeur général de Neo Telecoms revient lui aussi sur les origines du peering. « Au début, ce sont surtout les premiers opérateurs qui ont 'peeré' (...) Dans les années 90, les opérateurs historiques possédaient des réseaux développés. Ceux qui ont commencé à se lancer dans le peering voulaient se servir de leurs réseaux pour la voix et pour la data. Il leur a suffi de tirer un câble entre leurs équipements. Un France Telecom a ainsi pu s'interconnecter avec Deutsche Telekom pour fluidifier le trafic entre les deux infrastructures » sans payer un opérateur de transit qui facturerait le passage d'un réseau à l'autre. Dans les faits, le peering reste un accord de gré à gré. Le plus souvent l'échange est équilibré. « Il faut rappeler ce principe », souligne Didier Soucheyre, « il ne s'agit pas du tout d'une opération forcée ».

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Plusieurs configurations de peering existent. Dans le cas d'un peering public, les différents acteurs concernés passent par un IEP (Internet Exchange Point), la partie d'une infrastructure physique qui permet aux différents propriétaires de réseau d'échanger du trafic. « C'est une sorte de carrefour des flux », précise Nicolas Guillaume. Ces IEP rendent également bien plus aisée l'interconnexion entre deux opérateurs. « On devient membre de ce point d'échange. Un opérateur ou un fournisseur de service peut demander un port payant de 1 Gbit/s et monter des sessions avec les autres membres sans frais supplémentaires ». Lorsque deux propriétaires de réseau échangent le même volume de trafic, on parle de trafic symétrique et, donc, équitable, du moins à première vue.

Le peering gratuit a bien sûr ses avantages sur le plan économique. « Quand on échange du trafic avec un opérateur, on économise », indique Rudolph Van der Berg, analyste pour l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) et spécialiste des questions de télécommunications.

L'interconnexion entre opérateurs peut également être privée. Dans ce cas de figure, un fournisseur de service peut demander à un FAI de lier leurs deux réseaux. Un câble est tiré entre les routeurs des deux acteurs. La dernière configuration fait intervenir un autre acteur, l'opérateur de transit. Un opérateur de transit accepte ainsi de transporter le trafic d'un tiers vers d'autres AS. « Le contrat de transit, car il s'agit d'une connexion permanente, a un prix », explique Alexandre Pébereau, directeur en charge de l'activité opérateurs internationaux chez Orange.

Aux Etats-Unis, les datacenters neutres prédominent. Ces structures offrent un très grand choix de connectivité vers une large sélection d'opérateurs et de FAI. En outre, elles sont indépendantes de tous fournisseurs de matériel, de logiciel et de réseau. Pour l'interconnexion des réseaux, les différents opérateurs privilégient ce type de centres de données. En Europe, différentes associations ont été créées pour faire émerger de gros point d'échanges. Les villes de Londres, Amsterdam et Francfort sont devenues des autoroutes incontournables du Web.

Points d'échange : l'exception française

La France, pays de l'exception culturelle, « n'a rien fait comme tout le monde », peste Michel Brignano, directeur général d'Equinix France. « Aucun opérateur n'a proposé de structure neutre ». Lorsque les premiers besoins se sont fait sentir, à la fin des années 90, France Telecom a rapidement mis en place son propre point d'échange, ParIX. Free et Bouygues Telecom (via l'acquisition de Club Internet) ont respectivement installé leurs propres IEP, FreeIX (fermé en 2011) et PaNAP (intégré par la suite à France IX).

« Avec un tel désordre, Equinix a également décidé de construire son propre point d'échange de trafic internet », poursuit le responsable. Pas plus que les autres acteurs du Web présents sur le territoire français, Equinix n'a contribué à simplifier une situation incroyablement complexe au regard de celle constatée chez les voisins allemands, néerlandais et britanniques. « Le marché français est différent des autres marchés » souligne Nicolas Guillaume. « Chaque opérateur possède sa propre vision du peering et sa manière de le voir fonctionner. Les choses tendent à se simplifier chez les plus grands opérateurs mais ce changement n'est pas général ».

« En matière de peering, la France accuse un certain retard », constate Rudolf Van der Berg. « Des villes comme Londres, Amsterdam, Stockholm et Moscou comptent toutes des points d'échange internet de plus de plus de cent participants. (...) Dans le reste de l'Europe, plusieurs points d'échanges fêtent leurs quinze années d'existence ».

Depuis deux ans cependant, les choses tendent à bouger en France. Un petit acteur, France-IX a fait son apparition en juin 2010 avec la ferme intention de fédérer les points d'échange internet et de faire de la France l'une des grandes routes du trafic internet. « Nous nous portons bien. Entre le démarrage fort que nous avons constaté et la croissance continue sur le même rythme, ce n'était pas acquis. En 2012, nous avons continué à progresser. Cette année, ça explose ! », assure Franck Simon, directeur général de France-IX.

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Aperçu des équipements France-IX chez Telehouse (Paris)

Pour cette toute jeune structure, le pari était très loin d'être gagné d'avance. Entrer dans la « jungle » française des points d'échange et proposer aux différents acteurs d'appartenir à une association et, de plus, d'en faire petit à petit un point de passage important pour le trafic internet était un pari osé et risqué. Pourtant, les choses progressent peu à peu. France-IX a franchi en 2012 le nombre de 200 membres, « un seuil critique » analyse Franck Simon. Côté débit, France-IX a également atteint les 200 Gbit/s de trafic. Pour le responsable, il ne s'agit que d'un début.

« Aujourd'hui, il nous manque quelques gros acteurs », reconnaît volontiers Franck Simon. « Tous les opérateurs ne jouent pas le jeu du point d'échange. On observe que certains ne font que du peering privé », constate-t-il. « Nous misons sur une forte diversité des acteurs pour obtenir une croissance forte. Sur les plus gros points d'échange, les opérateurs de plus grande taille ne sont pas les seuls à générer du trafic. Des gens comme Bouygues Telecom (qui a intégré son point d'échange dans France-IX) et Numericable sont tout aussi importants car leurs abonnés sont générateurs de trafic. (...) C'est aussi la raison pour laquelle il faut avoir dans un point d'échange internet des hébergeurs comme OVH et des acteurs du Cloud ».


L'optimisme de Franck Simon n'est cependant pas partagé par tous. Michel Brignano porte un regard très critique sur France-IX. « Les routeurs évoluent, ils coûtent chers. Si l'on n'a pas la surface financière, on n'y arrive pas. (...) De notre côté, nous avons choisi une autre démarche », lâche le responsable français d'Equinix. Pour ce dernier, le modèle pour lequel a opté France-IX, à savoir la location de ports et la commercialisation de services à valeur ajoutée n'autorise pas, à long terme, la pérennité du projet. En outre, Michel Brignano ne croit pas vraiment en l'indépendance de France-IX.

Selon lui, la structure est portée à bout de bras par l'un de ses principaux concurrents. « Si Interxion arrête son sponsoring, France-IX ferme », assure-t-il. De son côté, Franck Simon repousse avec force ces affirmations. « Interxion fait partie des membres fondateurs au même titre qu'Akamai, Google, Bouygues Telecom ou Jaguar Network », martèle-t-il tout en soulignant « la neutralité et l'indépendance de la structure ». France-IX a toutefois un très long chemin à parcourir. AMS-IX, le point d'échange Internet d'Amsterdam, totalise un trafic de 1,3 Tbit /s, soit six fois plus que France-IX aujourd'hui.

Malgré tout, le jeune point d'échange internet français est soutenu. L'opérateur d'infrastructures Neo Telecoms a décidé d'« encourager les points d'échange » avec le service Neo Peering. Didier Soucheyre ne cache pas ses réelles intentions. « Plus le point d'échange est gros, plus il gagne en attractivité. Encourager la venue de nouveaux acteurs ne pourra être que bénéfique pour les acteurs de l'infrastructure ». A l'aide de cette coopération, Neo Telecoms veut également pousser les entreprises en région à se connecter à France-IX. « Cela ne doit pas être limité à ceux qui sont à proximité du point d'échange. Les clients se raccordent à notre POP puis nous les raccordons au POP de France-IX ».

Le peering, révélateur du malaise des opérateurs

Tout ne se passe cependant pas si cordialement dans le monde du peering. Au cours de ces dernières années, plusieurs conflits ont éclaté mettant surtout en lumière les désaccords entre opérateurs et fournisseurs de contenus. Les brouilles les plus récentes sont celles qui ont opposé Cogent à Orange et Free à Google.

Entre Orange et Cogent, la symétrie, autrement dit la quasi-égalité entre les échanges de flux, n'a pas été respectée. Le site Megaupload, client de Cogent, injectait sur le réseau d'Orange un trafic jusqu'à 13 fois supérieur à celui envoyé par Orange. C'est cette dissymétrie qui a poussé l'opérateur historique à rappeler à Cogent les obligations de son contrat et les ratios. Megaupload, principal intéressé, avait alors pris la mouche, et porté le problème à la connaissance des abonnés, en affichant un message accusant Orange de brider les débits vers son service.

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En janvier 2011, Megaupload accuse Orange de brider son service

Suivant les acteurs, le seuil de tolérance diffère. En général, deux acteurs acceptent des échanges de flux avec un ratio de 1 à 2, voire 3. Concrètement, un opérateur peut envoyer 100 Mbit/s de données sur le réseau de son partenaire et en recevoir 300 Mbit/s. « En cas de dépassement, de la bande passante supplémentaire est nécessaire, il faut donc élargir le cœur de réseau et cela implique, potentiellement, des coûts », explique Alexandre Pébereau. D'où la brouille entre les deux partenaires. « Dès lors que le seuil fixé est dépassé, ce n'est plus du peering, c'est déséquilibré. Il y a des endroits où certains ne font qu'envoyer des données. Au-delà d'un ratio de 2,5, on demande à celui qui envoie du trafic de payer », indique Alexandre Pébereau. « Cogent ne voulait pas payer ce déséquilibre. L'Autorité de la concurrence a débouté Cogent de sa plainte » (pour aller plus loin, voir notre article Peering : Orange peut demander une rétribution à Cogent du 20 septembre 2012).

Avec Free le problème s'est posé d'une autre manière. Les abonnés de Free, tout comme ceux de la concurrence, consultent régulièrement Youtube, le site de vidéo en streaming du groupe Google. Les vidéos, de plus en plus consultées par les abonnés, « pèsent » lourd sur les réseaux. Si un FAI souhaite garantir la qualité des vidéos et la fluidité de la diffusion, il doit, en principe, ajouter de la bande passante. Au lieu d'allouer de la bande passante supplémentaire, Free a choisi de laisser se dégrader la qualité du service tant que Google n'acceptait pas de le rémunérer pour ce trafic. Pour l'internaute, la posture radicale adoptée par le fournisseur d'accès internet a eu pour effet de rendre le service complètement inutilisable car trop lent.

Free ne s'est pas arrêté là. En guise de seconde mesure de rétorsion, le FAI a rapidement testé une solution bloquant l'affichage de la publicité sur les sites internet visités. L'opération n'a cependant pas été maintenue. Free a par la suite suspendu son logiciel de filtrage publicitaire. L'objectif était limpide : taper Google au portefeuille et lui montrer, par ce moyen détourné, un ras-le-bol exprimé par tous les opérateurs. Ces derniers sont nombreux à souhaiter voir les fournisseurs de services partager leurs investissements sur des réseaux qu'ils empruntent allègrement. Pas plus que les autres opérateurs, Free ne souhaite perdre d'argent.

Revenant sur ce conflit, les différents acteurs du monde des télécoms expriment des avis assez différents. « Au-delà d'une certaine limite, c'est normal que celui qui crée le déséquilibre contribue au développement du réseau. C'est une solution qui peut marcher dans la plupart des situations », commente sobrement Alexandre Pébereau.

Un peu plus radical, Didier Soucheyre estime quant à lui que « Google est quasi-dominant. (...) Le mécanisme qui se met en place, c'est-à-dire, ceux qui vivent de la création et emprunte les réseaux n'est pas prêt de s'arrêter. Les FAI devront adapter leur modèle économique au lieu de tout bloquer. Un tel choix va les mettre dans une situation compliquée face à la concurrence. (...) Ils devront se préparer à perdre une partie de leurs abonnés s'ils ne s'adaptent pas ».

Un porte-parole de SFR a quant à lui estimé que ce conflit, sans être complètement nouveau, « a eu l'intérêt de remettre sur la table de vraies questions autour de contraintes imposées aux opérateurs locaux par les grands acteurs du Web ». La « vraie question » pourrait justement être celle-ci : le peering privé payant n'est-il pas plus avantageux pour les opérateurs ? Difficile d'obtenir la réponse. Les opérateurs ne sont pas forcément enclins à fournir d'indications sur le nombre d'accords privés payants et le nombre d'accords gratuits. Chez SFR par exemple, on ne souhaite « pas communiquer à ce niveau de détail, d'autant que la répartition et la volumétrie des différents trafics évoluent dans le temps ».

Le peering : quand une bonne poignée de main suffit

Constatant les problèmes survenus entre Free et Google, le gouvernement s'est emparé de la question en saisissant le Conseil National du Numérique (CNN). Dans son rapport rendu en mars dernier, l'organe consultatif chargé d'aiguiller le gouvernement sur les questions liées au monde numérique a rappelé les grands principes de la neutralité d'Internet. Benoît Thieulin, le président du CNN et plusieurs membres chargés de rédiger le rapport ont ainsi souligné que la neutralité ne se limitait pas qu'aux seuls opérateurs mais concernait également les fournisseurs de services.

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Pour endiguer l'explosion de nouveaux conflits entre les différents acteurs du monde du peering, les membres du CNN se sont également déclarés en faveur de la mise en place d'un cadre légal ainsi qu'à l'installation d'un « indicateur de suivi » propre à garantir le respect par tous de la neutralité d'Internet. Fleur Pellerin, ministre déléguée en charge de l'Économie numérique, a quant à elle assurée que le rapport ainsi que les mesures préconisées par ce dernier constitueraient le socle à partir duquel serait construit un texte de loi. Ladite loi interviendrait en 2014.

Pour autant la perspective de voir intervenir l'Etat dans leurs petites affaires ne réjouit pas vraiment les acteurs de la chaîne. En matière d'interconnexion, les écrits sont rares. « La base du peering, c'est le troc. Lors de NOG (Network Operating Group), les peering managers discutent entre eux et échangent du trafic. (...) Dans la plupart des cas, c'est ce que l'on constate. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui refusent de voir le troc disparaître au profit d'accords contractuels formatés », explique Nicolas Guillaume.

Cette pratique est corroborée par un rapport de l'OCDE publié en janvier 2013. « L'étude réalisée sur 142 000 accords de peering pour ce rapport montre que les termes et les conditions des échanges de trafic internet reposent à hauteur de 99,5% sur des accords conclus sans contrats écrits », précise le document, accessible librement sur la Toile.

De fait, l'intervention du législateur n'est pas perçue comme une solution. « On peut dire que l'on va édicter des règles (...). Cependant, une fois le règlement mis en place, quelqu'un va chercher à le contourner », juge Didier Soucheyre. Michel Brignano voit quant à lui la France comme « la championne de la loi ». « Si une loi est bien étudiée, elle aura peut-être des effets bénéfiques. Si elle est mal faite, elle ne changera rien. Les choses avancent très vite. On est désormais sur des cycles de deux ans maximum », juge-t-il.

Le responsable d'Equinix en France craint une loi « trop rigide » plus gênante que capable de rassurer les acteurs du marché. Alexandre Pébereau estime quant à lui que la question du peering « ne touche pas directement les utilisateurs finaux », donc pas besoin de légiférer. « Neelie Kroes (commissaire européen en charge de la stratégie numérique) a récemment indiqué que la commission européenne ne souhaitait pas intervenir sur ce marché », glisse le responsable en guise d'argument massue.

L'affirmation peut cependant être discutée. La même Neelie Kroes, alors en charge de la concurrence avait, en janvier 2010, informée par lettre l'UKE (l'équivalent polonais de l'Arcep, le régulateur français des télécommunications) qu'elle voyait d'un mauvais œil la mise en place de marchés séparés entre le trafic IP et le transit IP. Le régulateur polonais voulait par cette mesure éviter une position monopolistique de l'opérateur historique polonais sur les marchés du transit IP et celui du peering. Plus tard, par une seconde missive, Bruxelles s'est opposée clairement à la tentative de régulation du marché polonais. Donc, la Commission est bien intervenue dans le cas présent, mais en faveur d'une autorégulation du marché.

Peu d'acteurs semblent se positionner en faveur de la transparence dans ce domaine. La liberté totale et les arrangements oraux priment pour les acteurs concernés. Selon nos sources, Free - qui n'a pas répondu à nos sollicitations - applique une politique de peering « très restrictive ». Le FAI fonctionnerait le plus souvent sur le modèle du peering privé. D'un pays à l'autre, les règles de fonctionnement sont différentes. Free accepterait des sessions de peering gratuites sur certains points d'échange et pas sur d'autres. En l'absence de confirmation du FAI, il reste cependant compliqué de connaître la politique appliquée en détail. Le flou en la matière et le grand arbitraire exercé par les uns comme les autres n'aident pas à simplifier la situation.

Aucun pays n'a jusqu'ici opté pour la mise en place d'une législation concernant la question du peering. Tout au plus, certains gouvernements ont créé des cadres légaux pour assurer la neutralité d'Internet. Jusqu'à aujourd'hui, seuls quelques pays se sont dotés d'un texte législatif en la matière : la Slovénie, le Chili et les Pays-Bas. La Norvège, les Etats-Unis et le Japon possèdent quant à eux des ensembles de lois chargées de garantir le caractère ouvert d'Internet.

Pour autant, régler les problèmes posés par le peering avec un texte concernant avant tout la neutralité du Net semble ne pas être la meilleure solution. « Le peering et la neutralité d'Internet sont deux sujets différents », assure Rudolf Van der Berg. « Il est difficile de dire avec précision quelle pourrait être la meilleure voie. En général, ce que l'on peut dire, c'est que le peering n'est pas relié à la neutralité du Net ».

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Et demain ?

Le peering s'avère au final une question complexe. Complexe car il soulève la question de la relation des opérateurs entre eux et les fournisseurs de services. Devenus incontournables, ce sont désormais les fournisseurs de services qui, au final, dictent désormais la conduite à tenir. Si pour Orange, la question du peering ne concerne pas directement l'utilisateur final, ces derniers pourraient bien s'en emparer indirectement eux aussi. Ce sont bien les plaintes répétées des abonnés de Free concernant la lenteur de YouTube qui ont poussé les pouvoirs publics à rappeler leur attachement à la neutralité d'Internet.

Dans les prochains mois, la question du peering devrait encore se poser. Une fois devenu diffuseur de contenus avec son propre boîtier installé dans le salon des particuliers, Google pourrait occuper une place encore plus centrale dans la vie numérique de milliers de foyers. Quel sera l'impact sur le marché ? Les opérateurs pourront-ils se permettre de réduire la bande passante des abonnés qui n'utilisent pas leurs box sans encourir la foudre des abonnés, du régulateur et celle du législateur ? Il y a fort à parier que les opérateurs se posent déjà la question.

De fait, il deviendra très compliqué, voire impossible, de séparer la question du peering de celle de la qualité de service nécessaire pour l'utilisateur final. Pour Rudolf Van der Berg le peering demeure, quoi qu'il en soit, un calcul positif pour les opérateurs. Investir dans des points d'échange leur permet de réaliser des économies de « plusieurs milliers de dollars par mois ». Ces économies peuvent être destinées à des investissements sur le réseau, point sur lequel achoppe toute discussion entre opérateurs et fournisseurs de service.

En matière de peering, les positions évoluent. En tout début d'année 2013, Stéphane Richard, le p-dg de France Telecom, a indiqué que Google versait une certaine somme en raison du très fort trafic généré par le moteur de recherche sur les réseaux de l'opérateur. Jusqu'à preuve du contraire, seul l'opérateur historique -parmi les opérateurs français- est parvenu à réaliser ce tour de force.
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