Cécile Cros et Laurence Bagot sont les fondatrices de la société de production Narrative, spécialisée dans le documentaire pour nouveaux médias. Deux passionnées de photographie qui reviennent, dans cet entretien réalisé lors de la présentation de la série « Portrait d'un nouveau monde » au Festival des 4 écrans de Paris, sur les tenants de leur projet et leur conception du documentaire multimédia ou web-doc.
MD - Cécile Cros, Laurence Bagot, bonjour. Pourriez-vous nous en dire plus sur Narrative?
LB - Narrative est née au mois de septembre 2008. Nous nous sommes rendu compte qu'Internet, qui est un outil formidable, sur lequel nous étions de très nombreuses heures par jour, était assez pauvre en tout ce qui est belles histoires, documentaires, interprétations du réel. Pourtant c'est un écran comme un autre, et même plus riche encore. Nous nous sommes dit que, peut-être, personne n'y avait encore pensé. Nous avons donc créé Narrative. C'était un peu fou à l'époque.
CC - Nous avons d'abord vu Internet comme une opportunité créative. L'occasion de se demander comment, sur ce média, nous allions pouvoir raconter des histoires, toucher, comment créer de l'émotion et donner la part belle aux auteurs. Se posait également la question d'Internet en tant qu'opportunité économique. Comment mettre en valeur toute cette créativité? Comme dit Laurence, c'était un pari un peu fou, mais issu d'une envie profonde. Nous avons donc commencé, il y a un an, petit à petit, jusqu'à arriver aujourd'hui à produire la collection « Portraits d'un nouveau monde » avec France 5 / France Télévision.
MD - Comment vous positionnez-vous par rapport à d'autres producteurs de web-docs, comme Mediastorm, par exemple?
LB - Nous aimons beaucoup Médiastorm. On les admire du fait qu'ils ont été des pionniers dans ce domaine. Nous ne nous positionnons pas en pour ou en contre, comme il arrive souvent lorsque quelque chose de nouveau nait. Narrative produit des documentaires qui, avant d'être interactifs, sont de l'ordre de l'intimité. Nous croyons qu'Internet est un média assez personnel, que l'on regarde seul à seul face à son écran, alors que la télévision et le cinéma sont des expériences 'publiques'. Nous recherchons la narration intime et émotionnelle. L'émotion est un énorme levier pour comprendre le monde. C'est seulement si il y a besoin de clics, et que ces clics peuvent apporter quelque chose à l'histoire, que l'on fait de l'interactivité.
CC - Notre contribution à l'art d'interpréter le réel est différente. Mediastorm est plutôt sur des sujets militants, de la grande misère du monde aux guerres. Nous nous intéressons à des réalités plus proches, qui traitent peut-être moins des grands sujets du photojournalisme.
MD - Parlez-nous de « Portrait d'un nouveau monde ».
CC - « Portrait d'un nouveau monde », c'est une collection de 24 documentaires multimédias d'auteurs. Un appel à projets est ouvert à tous. Notre intention est de cartographier et aborder les grands bouleversements du monde du 21e siècle, à travers des histoires et des destins particuliers comme dans Concubines. La production a commencé et les premiers films seront en ligne sur France5.fr à partir de la mi-février.
MD - Que répondez-vous aux gens qui considèrent le web-doc comme du documentaire « au rabais »?
LB - C'est comme çà à chaque rupture technologique... On a dit que la photo numérique c'était de la photo 'au rabais' par rapport à l'argentique. J'imagine que quand on travaillait à la chambre photographique, et que les appareils 24/36 sont arrivés, on s'est aussi dit que c'était de la photo 'au rabais'. C'est n'est pas forcement le cas, c'est simplement une autre façon de raconter des histoires et une autre façon de les produire. Je pense que si nous disions à nos auteurs : 'hey coco. Tu pars avec une équipe, un ingé son, un JRI, un type qui va être derrière toi pour vérifier la régie', ils nous regarderaient de travers. On est aussi dans une ère où la technologie permet de travailler différemment, où les gens ont envie de travailler différemment et où les choses vont plus vite. Ce n'est pas du bas de gamme, c'est un nouveau regard.
CC - Pour faire la transition avec la question des contenus générés par les utilisateurs (UGC), il s'est passé un peu la même chose quand l'appareil photo s'est démocratisé. Tout le monde s'est mi a faire des photos de ses vacances, des grands moments de sa vie. Mais il n'en reste pas moins que des auteurs ont aussi fait des photos. Et que c'est peut entre ces photos-là qui resteront. Internet permet bien évidemment de mettre en ligne des tas d'objets multimédias, des vidéos, de la photo, d'être soi-même témoin du réel, de partager sur Twitter, etc. Mais il y a certaines personnes qui ont le talent et qui s'emploient à interpréter le réel d'une manière unique. C'est peut-être ces gens-là qu'on essaye de rapprocher des nouveaux médias, en faisant entendre leur voix et en essayant de trouver un contexte de diffusion pour leurs contenus.
MD - Quel est le modèle économique de Narrative?
CC - Sur « Portrait d'un nouveau monde », en l'occurrence, nous avons le modèle économique d'une société de production audiovisuelle. Nous travaillons avec la télévision publique et nous avons été aidés par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Au début, quand nous avons rencontré les gens de la télévision, nous nous sommes d'abord questionnés : comment faire si les nouveaux médias, qui sont les diffuseurs de nos contenus, ne sont pas ceux qui peuvent les financer? Nous avons donc trouvé des solutions, au cas par cas, par exemple, en trouvant un sponsor qui voyait là une valeur, un intérêt à associer sa marque, son entreprise, à des contenus qui font sens. Je pense qu'à partir du moment où on essaye, dans ces secteurs-là, de faire des choses créatives, il me semble, mais c'est sans doute naïf, qu'on trouve la plupart du temps les moyens de les réaliser. Notre modèle économique est plus pragmatique, opportuniste, créatif, qu'une grande doctrine sur l'évolution du secteur dans les cinq prochaines années.
LB - Ce qui est sûr, c'est que quand il y a un an et demi nous avons commencé a réfléchir à ce qu'allait devenir Narrative, tout le monde nous disait que l'on était folles : 'sur Internet il n'y a pas d'argent, tout le monde produit son contenu gratuitement'. Ce que l'on voit un an et demi après c'est qu'on existe toujours et que nous venons de signer un contrat de sept ans avec France Télévision. Il y a une réelle valeur ajoutée à un travail d'auteur, même classique, tant qu'il est adapté au média Internet.
MD - Utilisez-vous, parfois, de la matière brute, des images initialement utilisées pour des documentaires traditionnels, pour la réutiliser sous différentes formes?
LB - Ce sont rarement des images utilisées pour un documentaire traditionnel, puisqu'elles appartiennent à une maison de production. Et puis ça ne serait pas très créatif de notre part de faire du recyclage, dans ce sens-là. Nous travaillons avec des auteurs qui, quand ils sont obsédés par un sujet, vont en faire un livre, des expos, peut-être un mini film, tout un tas de choses. Ils viennent en nous, disant qu'ils 'adoreraient faire un documentaire multimédia avec cette matière là'. La plupart du temps, ils en sont au milieu de leur projet, au début. Ils ont rarement tout fini, tout mis en boite. Tous les cas se présentent, mais on essaye au maximum d'être en amont du projet pour dire : 'ton histoire nous intéresse, mais pour travailler avec toi, nous avons besoin de tel type de sources, de tels sons, de telles vidéos, de telles photos'. Plus c'est riche en médias, plus l'histoire sera richement racontée.
CC - C'est aussi le type de narration qui est inédite, plus que l'enjeu de l'image inédite. Il y a quand même, à priori, différents moyens d'exposer des images, et, à un moment donné, Internet en est un. Nous ne sommes pas dans la culture de l'exclusivité.
MD - Avez-vous un avis sur les contenus générés par les utilisateurs (UGC)?
LB - Je pense que c'est génial, que ça réinvente complètement notre relation aux médias. Nous ne sommes pas contre travailler avec de jeunes auteurs, mais nous voulons travailler avec des professionnels. Les gens qui se consacrent au travail d'auteur ont une valeur ajoutée que moi même je n'aurais pas en travaillant un dimanche ou un samedi après midi. Pour nous, Internet est très dynamique. Nous savons exactement combien de personnes regardent nos programmes, quand ils s'arrêtent, et quand ils en ont eu marre. C'est un contrat avec les utilisateurs. Nous sommes plus dans la proposition que dans la contribution.
MD - Quels espoirs avez-vous quant à l'impact de votre projet sur le public en février prochain?
LB - Un espoir?
CC - Un énorme espoir.
LB - Nous sommes convaincus d'être en train d'inventer quelque chose. Ça n'aura peut-être pas d'impact en février, mais certainement plus dans la durée. C'est ça qui est génial avec Internet, c'est que ça reste. C'est ainsi que se mesurent les choses qui ont eu un impact. Je ne pense pas qu'en février France Télévision va devoir changer de serveurs à cause de pics d'audience. Mais, en tout cas, nous nous emploierons à marquer les esprits.
MD - Laurence Bagot, Cécile Cros, merci.
C. Cros / L. Bagot, Narrative : "l'émotion est un énorme levier pour comprendre le monde"
Par Matthieu Dailly
Publié le 02 décembre 2009 à 17h42
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