Pour dénoncer le trafic de drogue à Marseille, Gérald Darmanin a employé l'expression « Uber Shit », qui fait référence à la célèbre entreprise de livraison de repas et de VTC. Mais est-ce bien légal ? Un avocat et l'entreprise nous livrent leurs réponses.
Lors de sa visite à Marseille le 3 janvier 2024, Gérald Darmanin a fait une sortie remarquée en disant vouloir lancer un gros travail sur les « Uber Shit ». Pour désigner les services de livraison de drogue à domicile qui se font très naturellement via des messageries chiffrées comme Telegram, le ministre de l'Intérieur a fait référence à la célèbre entreprise de livraison de repas et de voiture avec chauffeur. Cette déclaration ne peut-elle pas être considérée comme de la diffamation ? Nous avons posé la question à Uber directement, ainsi qu'à un avocat.
Du point de vue d'Uber : on déplore l'expression employée par Gérald Darmanin
À Marseille, plus de 1 300 livreurs indépendants et 1 450 restaurants et commerces utilisent l'application Uber Eats. L'expression « Uber Shit » a fait surface dans le discours public pour désigner la pratique qui consiste à livrer des drogues interdites directement au domicile des consommateurs. Peu à peu, ils prennent la place des lieux de deal qui, eux, peuvent être dénichés puis démantelés par les forces de l'ordre.
Du côté d'Uber, on se refuse à parler de diffamation. L'entreprise, contactée par Clubic cette semaine, nous donne sa réaction : « nous déplorons l’utilisation de l’expression “Uber Shit” qui risque de générer un amalgame dont pourraient pâtir les livreurs indépendants qui utilisent notre application. » L'entreprise, qui rappelle bénéficier de la confiance de ses livreurs, des restaurateurs et commerçants marseillais, rappelle que son application est « exclusivement dédiée à la livraison de repas et de courses ».
Le discours peut étonner, mais Uber ne semble pas vouloir tomber dans la surenchère. L'entreprise se refuse à employer le qualificatif de « diffamation » (nous avons pourtant directement posé la question en ce sens), et préfère donc s'inquiéter de l'amalgame que la population pourrait faire. Qu'en pensent les avocats ?
Du point de vue d'un avocat : Uber incarne désormais un concept plus large, et la liberté d'expression doit primer
Se pose donc la question de savoir si la formule employée par le ministre de l'Intérieur pourrait constituer un acte de diffamation. Maître Constantin Pavléas, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies, rappelle que « le terme "ubérisation" est entré dans le langage courant, décrivant un phénomène économique où les structures traditionnelles de marché sont bousculées et laissent place à de nouveaux modèles d'affaires numériques. L'usage de ce mot, dérivé du nom de la société Uber, a transcendé son origine pour incarner un concept plus large, souvent utilisé dans un contexte critique légitime ».
L'avocat, qui se fonde sur la définition de la diffamation (allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne ou du corps auquel le fait est imputé) sacrée par la loi du 29 juillet 1881, nous dit que « si le terme "Uber Shit" est employé pour porter atteinte à la réputation de la société Uber de manière non justifiée et sans base factuelle, cela pourrait être considéré comme diffamatoire. » Mais est-ce vraiment le cas, ici ?
« Il appartient aux tribunaux, en cas de litige, de trancher si dans les cas d’espèce, l'usage de termes péjoratifs comme "Uber Shit" porte atteinte spécifiquement à la réputation de l’entreprise Uber ou s'il s'inscrit dans l’exercice de la liberté d’expression qui est un droit fondamental dans tout régime démocratique. » Pour l'homme de loi, c'est davantage « la liberté d'expression » qui prime ici, ce qui semble aller dans le sens de ce que dit Uber de cette déclaration.
Outre la diffamation, la société Uber peut-elle attaquer Gérald Darmanin sur un autre terrain ?
Julie Prost, avocate du cabinet Impala Avocats elle aussi spécialisée dans le secteur des nouvelles technologies, que nous avons pu contacter, semble être d'accord avec son confrère. « Étant donné que l’expression est utilisée par un ministre et non pas une entreprise concurrente, il est difficile de pouvoir attaquer sur le terrain du dénigrement et de la concurrence déloyale. Quand à la diffamation, la définition juridique ne couvre pas cette situation. »
Elle évoque néanmoins d'autres arguments, comme la contrefaçon de marque. « Il faudrait peut être éventuellement aller sur le terrain de la contrefaçon de marque car "Uber" est une marque déposée, même si nous voyons que la stratégie de défense d’Uber est beaucoup plus édulcorée, l’entreprise appelant seulement à ne pas faire d’amalgame. » La société américaine semble donc « condamnée », vous nous épargnerez le jeu de mots, à subir la situation et à voir son nom banalisé, pour le meilleur et pour le pire.