Si vous pensiez que les États-Unis et Israël dominaient le secteur sans partage, c'était négliger les systèmes orwelliens à l'œuvre en Italie.
L’Italie se taille une place singulière dans le domaine de la cybersurveillance. Contrairement aux acteurs traditionnellement dominants comme Israël ou les États-Unis, elle s’impose comme un centre inattendu pour le développement et la distribution de logiciels espions. Avec des entreprises spécialisées et des solutions de plus en plus accessibles, le pays devient un point de passage privilégié pour les États et organisations en quête de systèmes de surveillance performants. Un positionnement stratégique qui soulève des questions éthiques et juridiques, alors que la réglementation peine encore à encadrer le secteur.
Comment l'Italie est devenue un hub pour les logiciels espions
On l’ignore souvent, mais l'Italie ne compte pas qu’un ou deux acteurs isolés dans la cybersurveillance : le pays abrite une multitude d'entreprises dédiées au secteur, travaillant aussi bien pour les autorités locales que pour des clients internationaux. Ces firmes, nombreuses et généralement de taille modeste en comparaison de géants comme NSO Group en Israël, proposent des logiciels espions plus accessibles, mais tout aussi efficaces. Opérant la plupart du temps dans la discrétion, elles échappent aux radars des régulateurs.
En réalité, l'Italie n'est pas une nouvelle venue dans le domaine. Le pays possède une longue tradition en cybersurveillance, avec des entreprises comme Hacking Team, devenue Memento Labs, active depuis plus de vingt ans, ou encore RCS Labs, fondée en 1992, créatrice du logiciel Hermit, utilisé au Kazakhstan lors de la répression des manifestations de 2022, mais aussi en Syrie et en Italie.
La diversité et la petite taille de ces entreprises n’ont pas seulement favorisé leur essor à l'international, elles ont aussi rendu leurs services particulièrement accessibles aux forces de l'ordre italiennes. Avec une tarification simplifiée, fixée par le ministère de la Justice, les coûts de location de logiciels espions avoisinent les 150 € par jour. Un prix qui permet aux autorités locales de profiter de ces technologies sans subir les dépenses souvent exorbitantes des dispositifs de surveillance plus sophistiqués. Résultat : l’adoption de ces outils s’est largement répandue, d’autant plus que les autorisations nécessaires s’obtiennent facilement, dans un cadre réglementaire peu contraignant.
Et pour cause : en Italie, aucune gestion centrale ne vient superviser l'utilisation de ces technologies. Chaque procureur peut y recourir pour des enquêtes locales, avec l'approbation d'un juge, sans supervision coordonnée. Ce système, beaucoup plus souple que dans d'autres pays, élargit ainsi l'usage des logiciels espions bien au-delà des affaires de grande criminalité, jusqu'à des dossiers de routine comme le trafic de drogue. Une approche qui, tout en facilitant le travail des forces de l'ordre, pousse aussi à s'interroger sur les limites entre efficacité judiciaire et respect des libertés individuelles.
Enjeux éthiques et tentatives de réglementation
Car, bien évidemment, une telle accessibilité, combinée à un encadrement limité, ouvre la porte à des dérives éthiques. Financièrement abordables et échappant à tout contrôle centralisé, ces outils ne sont pas toujours réservés aux situations où les preuves sont établies. Ils sont même souvent employés de manière proactive, pour anticiper des comportements suspects. Une fois les données collectées, les autorités procèdent aux arrestations, cherchant à obtenir des informations supplémentaires directement depuis les appareils des individus arrêtés, justifiant ainsi, après coup, les éléments recueillis par espionnage.
Cette approche discutable redessine la frontière de l’enquête, transformant la collecte continue de données en un outil courant de la justice. Sans régulation centrale, l’Italie s’oriente vers un modèle de société de contrôle, où la surveillance préventive devient la norme. Un cadre qui soulève des questions légitimes de transparence et de proportionnalité : jusqu’où la surveillance peut-elle aller sans franchir la limite entre protection et contrôle social ?
Pour tenter d’enrayer les dérives, l'Italie a lancé plusieurs réformes, dont l'impact reste toutefois incertain. En 2017, une ébauche de texte législatif visait à instaurer un cadre plus strict pour l'usage des logiciels espions, avec des restrictions précises et des procédures de vérification indépendantes. Cette initiative, cependant, n’a jamais abouti. Aujourd'hui, une nouvelle loi, attendue pour février prochain, pourrait marquer un tournant en fixant des règles plus claires et des critères plus rigoureux pour encadrer leur emploi.
Mais même si cette loi voit le jour, suivre chaque utilisation, valider les demandes et contrôler les pratiques de surveillance resteront des défis majeurs. Chaque procureur peut actuellement accéder à ces outils avec l’accord d’un juge local, sans supervision centralisée. Et c’est justement cette structure décentralisée, alliée à l’anonymat de nombreuses petites entreprises de surveillance, qui rend tout audit complexe et alimente les critiques sur l'absence de garde-fous efficaces.
Vers une perspective européenne ?
Un problème qui dépasse les frontières de l'Italie : en raison de son rôle de membre de l'Union européenne, la situation en Italie soulève des questions plus larges sur la cybersurveillance en Europe. Le Conseil de l'Europe a récemment exprimé son inquiétude quant à l’utilisation de ces technologies, en particulier pour la protection des journalistes et des figures de l’opposition.
Ces initiatives montrent que la question de la cybersurveillance ne se limite pas aux frontières nationales. L'Union européenne pourrait intervenir pour harmoniser les pratiques et encadrer plus strictement l'usage de ces technologies dans ses États membres. En fixant des normes claires, elle établirait ainsi des garde-fous nécessaires pour protéger les droits des citoyens et garantir la cohérence avec les valeurs démocratiques qui lui sont chères.
Il est donc impératif que l'Union européenne prenne des mesures urgentes pour encadrer l'usage de ces technologies, avant que la cybersurveillance ne devienne un risque pour les droits et libertés dans tous ses États membres.
Source : The Record
30 octobre 2024 à 11h48