Dalles d'écrans plats, la course au gigantisme des industriels nippons : Sharp en tête
Mille milliards de yens, près de 7 milliards d'euros, c'est la somme colossale que le groupe japonais Sharp et une poignée de ses partenaires compatriotes fournisseurs s'apprêtent à investir sur un terrain de 127 hectares, à Sakai, dans la région industrielle d'Osaka (ouest du Japon), pour y construire le plus grand complexe high-tech de fabrication de dalles-mères d'écrans plats à cristaux liquides (LCD). Et quelles dalles, mes aïeux! Des panneaux de 3,05 mètres sur 2,85 m, pas plus épais qu'une carte de crédit (0,7 millimètre), ce que personne ne sait à ce jour produire en série.
Outre l'usine de dalles-mères et les installations de pourvoyeurs de matières premières, composants et technologies, une autre unité Sharp, consacrée à la confection de panneau de cellules photovoltaïques à haut rendement, prendra aussi place dans le nouveau complexe. C'est que le façonnage des modules solaires n'est pas très éloigné de celui des dalles LCD, employant des matériaux et procédés de production voisins. Sharp est en effet à la fois le pionnier du mode d'affichage LCD et le numéro un mondial de l'énergie solaire, loin devant les autres grands acteurs du secteur, également japonais pour la plupart.
Depuis plus de trois décennies, cette firme, qui à l'origine, en 1912 produisait des boucles de ceinturons et des crayons "bien serré, bien taillés et soignés" (bref, "sharp" en anglais), n'a cessé d'innover dans les technologies d'affichage à cristaux liquides qu'elle fut la première à industrialiser. Son premier afficheur LCD, monochrome, riquiqui, équipait une calculatrice de poche, en 1973. Puis vinrent les écrans de TV couleur, de 10 pouces, 14 pouces, 20 pouces, 32 pouces. On croyait la limite atteinte, les dimensions plus élevées réservées aux téléviseurs à technologie plasma initialement conçue par son compatriote Fujitsu. Que nenni, 40 pouces, 65 pouces et même un prototype de 108 pouces (2,75 mètres de diagonale). Et encore, ne sont-ce là que les dimensions des écrans de TV, mais cela suppose qu'en amont l'entreprise est capable de fabriquer des dalles-mères de surface nettement supérieure dans lesquelles sont découpés quatre, six ou huit écrans pour autant de téléviseurs. Rentabilité et productivité obligent !
Avec sa nouvelle usine dont la construction débutera en fin d'année pour une mise en route aux alentours de mars 2010, Sharp passera directement de la huitième génération de dalles-mères (2,2 mètres sur 2,5 m) à la dixième (3,05 m sur 2,85 m), de surface 60% supérieure, enjambant allègrement la neuvième, de taille intermédiaire (+30% par rapport à la huitième).
Sharp prévoit de tailler dans une même dalle quinze écrans de 45 pouces ou huit écrans de 57 pouces ou six écrans de 65 pouces (1,6 m de diagonale). Quel intérêt direz-vous ? Réponse : plus les dalles-mères sont grandes, plus la rentabilité est élevée... à condition toutefois de minimiser les défauts et pertes, d'où les limites techniques. Les franchir exige des procédés ultra-complexes et très onéreux que seuls un petit nombre de géants de l'électronique, en l'occurrence Sharp, S-LCD (co-entreprise nippo-coréenne Sony/Samsung), LG/Philips ou encore Matsushita pour les plasmas, savent concevoir et maîtriser en production de masse.
Pour le moment, Sharp surpasse tout le monde. Il fut en effet le premier à mettre en service mi-2006 une usine archi-moderne de dalles-mères de huitième génération, son actuel joyau, à Kameyama, au centre du Japon, un an avant S-LCD à Séoul (Corée du Sud). De cette deuxième usine Kameyama, sortent déjà chaque mois 60.000 dalles-mères de huitième génération uniquement destinées aux téléviseurs haute-définition LCD de la gamme Aquos de Sharp. La capacité initiale, en août dernier, n'était que de 30.000 dalles par mois. Elle passera à 90.000 en 2008 et peut-être davantage d'ici la mise en service du nouveau complexe d'Osaka en 2010. Ce dernier, qui sera quatre fois plus important en surface que le déjà géant site de Kameyama, façonnera mensuellement dans un premier temps 36.000 dalles-mères de dixième génération puis 72.000 quelques mois plus tard.
Ce que deviennent les dalles
Les dalles géantes produites au Japon sont en grande partie expédiées par avion dans les différentes usines d'assemblage de TV du groupe à travers le monde (Pologne, Mexique, Chine, Malaysie), où elles sont taillées en écrans. Ces derniers sont ensuite associés aux autres composants pour constituer des modules, lesquels sont enfin habillés pour devenir les téléviseurs vendus sur les marchés proches des sites d'assemblage (Europe, Amériques, Chine, Asie), en fonction des spécificités locales. Les TV disponibles dans les boutiques nippones sont assemblées directement à Kameyama.Sharp ne fabrique les dalles-mères pour ses propres TV et PC/TV de grande taille qu'au Japon, même si les coûts salariaux y sont plus élevés qu'ailleurs. Pourquoi ? « D'abord parce que les fournisseurs des matières premières, de composants et de systèmes de production requis sont japonais, ensuite par souci de qualité et enfin pour éviter toute fuite technologique », répond le numéro deux de cette activité chez Sharp.
En outre, en dépit de la guerre des prix qui fait rage entre fabricants de téléviseurs à écran LCD ou plasma, il ne serait pas rentable de délocaliser une telle infrastructure high-tech dans un pays à main d'œuvre bon marché, selon Sharp. « 60% du coût des dalles provient des matériaux et non de la main d'œuvre. Plutôt que de chercher à faire des économies en délocalisant, il est plus judicieux d'augmenter la productivité des machines par des moyens optimisés et de chercher à réduire les prix des matières premières », affirment les dirigeants de Sharp.
C'est que l'entreprise a conçu des procédés uniques et savamment protégés. Les secrets de fabrication sont en effet le nerf de la guerre. Même si l'auteure de ces lignes a eu l'occasion de se rendre dans l'usine de Kameyama, perdue au creux de montagnes volcaniques boisées de la préfecture centrale de Mie, elle n'en a vu qu'une infime partie, laquelle était déjà bluffante. Sous une lumière jaunâtre, des impressionnants robots-chars aperçus derrière une baie vitrée manipulent seuls les fragiles dalles géantes, en se déplaçant sur des rails en U longs de 600 mètres avec une minutie extrême, le tout dans une pièce hermétique où nul humain ne met les pieds, hormis pour la maintenance. Impossible de s'approcher des machines, « dont les gestes précis et rationnels, sans mouvement inutile, s'inscrivent dans la logique des gestuelles enseignées par le bushido (le code des samouraïs) ou pour la cérémonie du thé (chado) », selon Sharp. Pas question d'autoriser le visiteur à fouler le sol des "salles blanches", où œuvrent des chercheurs vêtus de combinaisons intégrales immaculées. Exclu également de regarder de près les automates injecteurs de l'ultrafine couche de matériau transistorisés, selon un procédé issu des technologies d'impression à jet d'encre. « La clef du maintien de notre compétitivité réside dans la protection du savoir-faire maison développé dans cette usine », insiste une porte-parole du groupe, Miyuki Nakayama.
Comme les dalles détestent les vibrations et que la production ne doit pas s'arrêter, Sharp a également déployé des trésors d'ingéniosité pour annuler les effets sismiques, dans une zone régulièrement secouée. « Le site est bardé de près de 600 amortisseurs à huile, capables d'encaisser des secousses telluriques de niveau 7 (les plus violentes dans l'échelle sismique japonaise), car il ne faut pas que ça bouge du tout », précise le directeur des installations environnementales de Sharp, Itsuro Kato.
Les autres acteurs dans le dédale des dalles
Dirigée depuis l'an passé par le plus jeune PDG d'un grand groupe électronique nippon, Mikio Katayama (quadragénaire), fils spirituel du visionnaire Machida et spécialiste des technologies LCD, Sharp n'est pas la seule à concentrer ses technologies de pointe au Japon et à y investir des montants faramineux en recherche et production.
Le numéro un japonais des produits électroniques grand public, Matsushita (marque Panasonic) et le groupe chimique Toray Industries, spécialiste des matériaux composites, ont annoncé en janvier dernier qu'ils allaient investir 280 milliards de yens (1,8 milliard d'euros) pour construire la plus grande usine de dalles d'écran plasma du monde.
Ce futur bâtiment de six étages et 284.000 mètres carrés au sol, qui entrera en exploitation en mai 2009, produira l'équivalent d'un million de d'écrans plats TV chaque mois. Avec cette nouvelle unité, Matsushita PDP Company (une coentreprise formée par Matsushita et Toray) possèdera au total quatre usines de dalles plasma au Japon. Le futur site sera édifié à Amagasaki (près d'Osaka aussi), à côté d'une autre installation Matsushita PDP du même type, flambant neuve! C'est d'ailleurs pour le moment la plus importante du monde!
Tous les géants du secteur justifient leur incroyable fuite en avant par les prévisions du marché, de plus en plus orienté vers les TV de grandes tailles (40 pouces et plus). Selon Matsushita et Toray, sur les quelque 200 millions de téléviseurs qui devraient être vendus dans le monde au cours de l'année 2010, 65% seront équipés d'un écran plat plasma ou LCD dont près de la moitié auront une taille supérieure à 37 pouces de diagonale. Hors la TVHD sur grand écran, point de salut !
Le rêve de Sharp ? « Fabriquer des téléviseurs à écran plat LCD couvrant un mur de trois mètres sur trois », confie un dirigeant. Ce qui signifie peut-être être en mesure de sortir des dalles-mères d'une surface au moins double. Echéance ? « cinq ans , qu'en pensez-vous ? », répond-il.
L'ambition de Sony, Matsushita, Samsung ou LG ne doit guère être différente. Que le meilleur gagne. Pour le moment, même si les TV LCD sont sa vache à lait, Sharp ne détient que 11,5% du marché mondial de ce type de produits. Il en espère 20% grâce à ses futures installations.