Imaginez que vous débarquiez dans un pays où vous n'avez jamais auparavant posé un orteil, le Japon, dont la langue vous est totalement inconnue et où la plupart des habitants, bien que fort hospitaliers et bien disposés, ne parlent ni français, ni anglais. Vous allumez votre téléphone portable, et, « Oh ! Miracle ! », toutes les informations pratiques dont vous avez besoin pour vous repérer, vous sustenter, vous déplacer, arrivent instantanément, automatiquement, sans rien demander, comme par enchantement, gratuitement, sous forme sonore, textuelle et visuelle, dans votre langue maternelle, même là où les réseaux cellulaires sont saturés ou font défaut.
Miracle ? Science-fiction ? Ni l'un, ni l'autre : projet déjà bien avancé. Car un tel univers (qui peut faire rêver ou effrayer) est techniquement possible et existe d'ailleurs déjà en partie, sous forme plus ou moins expérimentale, dans quelques lieux touristiques et quartiers de villes du pays du Soleil Levant.
Un guide numérique dans le Tokyo Midtown
Cette « suite servicielle » est par exemple proposée par le grand promoteur immobilier nippon Mitsui Fudosan et le laboratoire UID Center du « maître » japonais des nouvelles technologies, Ken Sakamura, pour promener intelligemment les visiteurs dans le complexe ultra-moderne « Tokyo Midtown », haut-lieu récent des affaires, de l'art, du design et du commerce au coeur de Tokyo. Une sorte d'assistant numérique personnel multimédia baptisé « Communicator », prototype du téléphone mobile de demain, conduit les passants à la découverte de vingt-neuf sculptures, tableaux et installations disséminées dans les tours et alentour.Le terminal, prêté aux visiteurs, lit des textes, affiche des vidéos, des photos ou des plans, pour délivrer automatiquement des informations sur les lieux et les œuvres qui y trônent. Le flâneur est accompagné individuellement oralement et visuellement de l'une à l'autre, très précisément, à son rythme et en temps réel. Le tout est disponible en cinq langues (japonais, anglais, chinois, coréen et français).
Le « Communicator » se repère au fil des déplacements grâce à des marqueurs électroniques, des « Ucode » discrètement implantés sur le site. Ces petites étiquettes intelligentes prennent la forme de puce à identification par radiofréquences passives ou actives (auto-alimentées), d'émetteurs à infrarouge ou encore de code à barres en deux dimensions (QR Code). Elles comportent un numéro unique que le terminal lit à distance ou à proximité (selon le type d'ucode) pour interroger sa mémoire interne ou une base de données via un réseau local et délivrer les informations correspondantes, actualisées si besoin.
Quelque 500 marqueurs électroniques sont implantés dans les lieux (aux portes, près des oeuvres, au pied des ascenseurs, devant les escaliers, aux abords des toilettes...) pour quadriller le secteur et indiquer le chemin pertinent pour se rendre d'un point A à un point B. Le dispositif mis en oeuvre est pensé pour tous les publics, personnes âgées, handicapés et étrangers compris. Cette visite guidée semi-artistique n'est qu'un premier pas. Des informations sur les commerces et autres services disponibles dans le complexe sont progressivement ajoutées.
Le rêve du professeur Sakamura, qui enseigne aussi à l'Université de Tokyo, est d'envahir progressivement toute la capitale, puis les autres villes du Japon, de puces et autres infrastructures "ucode" pour que chacun puisse obtenir à tout moment et où qu'il soit les informations souhaitées en fonction de ses choix et préférences.
Un Communicator pour assister
Outre l'utilisation réelle à « Tokyo Midtown », une dizaine d'expérimentations de plus ou moins grande ampleur ont cours actuellement au Japon, à Nara, Kobe ou Aomori. La municipalité de Shizuoka (au sud-ouest de Tokyo) expérimente par exemple un fauteuil roulant électrique high-tech « intelligent » pour guider précisément un handicapé dans les lieux publics, en lui indiquant la présence d'équipements pour personnes à mobilité réduite. Au côté du « joystick » de commandes est fixé un « Communicator ». En fonction de ses pérégrinations, la personne paralysée entend et voit s'afficher automatiquement sur l'écran des informations sur le point précis où elle se trouve, le chemin à suivre et les services situés à proximité.Elle peut ainsi demander au terminal où se trouvent les toilettes pour handicapés. Le système va non seulement les lui indiquer (visuellement et oralement), mais aussi lui montrer une vidéo sur le mode d'emploi des WC et autres aménagements spéciaux, lesquels ne sont pas toujours d'une grande simplicité. Pour indiquer le chemin optimal et proposer les bonnes informations au moment opportun, le terminal capte là encore des signaux émis par des étiquettes électroniques, émetteurs infrarouges et autres marqueurs « ucode » judicieusement dispersés dans les espaces publics.
Dans un registre voisin, le laboratoire du professeur Sakamura a également développé avec des industriels des sortes de carrelages intégrant des puces électroniques à radiofréquences (RFID) destinées à être lues par la canne d'un aveugle reliée au "Communicator". Les trottoirs, couloirs de métro et autres sites publics des grandes villes nippones sont déjà, et depuis des années, balisés de plaques jaunes à différents motifs en relief pour permettre aux personnes souffrant de déficience visuelle sévère de déambuler dans les rues et d'emprunter les transports de façon autonome. L'ajout d'étiquettes électroniques permettra de renforcer le dispositif, encore jugé insuffisant par les autorités.
Ce nouveau mode de guidage est déjà déployé sur le campus de l'Université de Tokyo. Il permet d'indiquer précisément à un non-voyant où il est, vers quoi il se dirige, si un feu de signalisation pour piéton est vert et pour quelle durée, ou encore combien l'escalier qu'il s'apprête à emprunter compte de marches, ce que les actuelles plaques jaunes sont bien incapables de dire.
Un autre test grandeur nature aura lieu dans le quartier huppé de Ginza au coeur de Tokyo à partir du 20 janvier. Ce sera la deuxième fois qu'un tel système est expérimenté dans les rues, sous-sols, magasins et couloirs de métro de Ginza, très fréquentés par une diversité de personnes. Plus de 10.000 "ucodes" y sont déjà installés. Le dispositif est capable de servir de guide touristique en plusieurs langues ou de donner des consignes de sécurité en cas de séisme en fonction du lieu où chacun se trouve.
Le groupe d'électronique et d'informatique nippon NEC prévoit pour sa part de commercialiser d'ici quelques mois un téléphone mobile susceptible de dialoguer avec des emetteurs/détecteurs à infrarouges pour capter des informations de localisation ou autres, même si le réseau cellulaire est hors service. « Nous discutons avec les pouvoirs publics pour qu'ils prennent en charge le coût d'installation d'une telle infrastructure qui peut s'avérer essentielle en cas de séisme », a précisé à l'auteur de ces lignes un ingénieur de NEC.
Le projet « mobilité libre »
Toutes ces initiatives s'inscrivent en effet dans le cadre d'un ambitieux projet national « Mobilité libre », initié et en grande partie financé par l'Etat, pour étudier comment diverses techniques de pointe peuvent simplifier et sécuriser la mobilité des personnes, quels que soient leur degré de validité, leur âge ou leur origine, y compris dans les situations d'urgence. « Nous voulons faire du Japon la nation la plus avancée dans l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication, pour la rendre plus sûre, plus accueillante et plus facile à vivre », plaide M. Sakamura, soutenu par plusieurs hommes politiques enthousiastes, à commencer par le gouverneur de Tokyo, Shintaro Ishihara.L'ambition de M. Sakamura ? « Que les "ucodes", balises de guidage polyglottes, multimédia et reproductibles à l'infini, deviennent un standard universel, et Tokyo un modèle ».
Repérer les lieux, mais aussi les objets
Marqueurs de lieux, les « ucodes » sont aussi pensés pour étiqueter les objets, tous, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, de façon unique et unitaire. Collé sur une boîte de médicaments, un « ucode » permettra au consommateur de consulter, sous forme visuelle et sonore, les instructions d'usage ou la date de péremption. Le tout grâce à un téléphone mobile, un assistant numérique ou même une montre.Ken Sakamura, sommité admirée de tous les ingénieurs et techniciens nippons du secteur de l'électronique, rêve donc d'un monde où chaque chose et chaque lieu serait électroniquement étiqueté, afin de faciliter le quotidien des homo-sapiens. Si on logeait un « ucode » dans chaque objet, on pourrait instantanément connaître son pedigree : qui l'a produit, quand, où comment, quels composants il intègre, quel parcours il a suivi, argumente-t-il.
L'un des sujets qui suscite le plus son attention en ce moment, ce sont les étiquettes électroniques actives, celles qui, alimentées des années durant par une pile, peuvent être lues à plusieurs mètres de distance par un terminal portable, indique M. Sakamura. « Grâce à ces marqueurs, un téléphone mobile serait capable d'indiquer précisément à une personne où sont posées ses lunettes ou ses clefs dans son appartement, puisqu'il détecterait le signal émis par la puce, et lui montrerait même l'emplacement sur l'écran », s'enthousiasme l'expert, démonstration à l'appui.
Des entrepôts de stockage expérimentent d'ailleurs ce principe, ce qui permet de savoir à tout instant où se trouve telle mangue, telle carotte, telle pomme, et de voir en temps réel que la cagette qui contient tel fruit est posée sur tel chariot en cours de manutention, la position de chaque étiquette active étant repérable avec une précision de 30 centimètres au sol.
Autre exemple : au Japon, où les cyclistes doivent rouler sur les trottoirs au milieu des piétons, si chaque vélo était muni d'une étiquette électronique active (auto-alimentée), les passants seraient automatiquement alertés de l'arrivée d'un bolide par un « bip bip » jaillissant de leur téléphone portable transformé pour l'occasion en détecteur de bicyclette. Dans la société japonaise vieillissante, « il faut penser à de nouveaux moyens pour faciliter la vie des personnes âgées ou des handicapés », insiste le professeur, impliqué dans de nombreux projets et chantre du « design universel », c' est-à-dire, de l'ergonomie et de l'architecture adaptées à tous. Et le scientifique d'appeler de ses voeux l'adoption de la nomenclature d'étiquetage universelle « ucode » qu'il a créée, laquelle constitue à ses yeux un nouveau type d'infrastructure publique mondiale, qui se doit d'être ouverte à tous, et non soumise aux lois impitoyables du marché concurrentiel.
L'ucode est multifacettes..
D'un point de vue technique, « l'ucode » est un métacode, c'est-à-dire qu'il peut englober tous les autres (code à barres traditionnels, JAN, UPC, EAN, JAN, ISBN, adresses IP, numéros de téléphone...). Il existe quatre catégories « d'ucodes » (label imprimés, étiquettes électroniques passives, étiquettes électroniques actives et détecteurs/émetteurs à infrarouges actifs). Ce système permet d'assigner à chaque objet et à chaque composant de ce dernier, existant ou à venir, un numéro d'identité absolument unique au monde pendant des milliers d'années, grâce à un codage sur 128 bits et dont la construction permet de l'étendre sur 256 bits, 384 bits ou tout autre multiple de 128.« Si un "ucode" était apposé sur tous les objets que l'on possède ou utilise, parfois pendant des années sans les avoir soi-même achetés, on les gèrerait mieux et cela réduirait les risques », souligne M. Sakamura. En effet, même si aujourd'hui tous les produits du commerce comportent des codes à barres, pour le commun des mortels, ces pictogrammes n'ont aucune signification. Sans compter qu'ils sont parfois similaires pour deux objets jumeaux et qu'une fois le produit acheté, on s'empresse souvent de décoller l'étiquette ou de jeter l'emballage. Il n'existe pas en outre sur internet de service où il suffirait d'entrer les chiffres associés à une boîte de conserve ou à un appareil pour en connaître l'histoire, savoir qui l'a fabriqué, où, quand et comment, ou bien s'il fait l'objet d'un quelconque avertissement (rappel pour vice de fabrication par exemple).
« Avec la nomenclature « ucode », chaque oeuf pondu, chaque fruit du commerce, chaque bol de nouilles instantanées, chaque tuile d'un toit, chaque appareil audiovisuel, chaque pièce de voiture, chaque lieu du monde peut se voir allouer un numéro unique auquel sont rattachées des informations sur son origine et son histoire », assure le professeur.
Pour consulter ces données et connaître ainsi la provenance et la vie d'un produit quelconque, pour peu que l'information soit ouverte, il suffit soit de saisir le numéro de code dans une base de données en ligne générale, soit, dans le cas d'un pictogramme ou d'un marqueur électronique, de le lire avec un terminal tel qu'un téléphone portable.
Le type « d'ucode » employé (nombre imprimé, pictogramme, puce...) dépend de la chose à étiqueter, de sa taille, de son type d'usage ou de son cycle de vie. On arrête là pour la partie technique, histoire de ne pas perdre trop de lecteurs en route. Et pour répondre par avance aux sceptiques concernent la fiabilité technique du modèle de nomenclature, signalons que « l'ucode » a déjà convaincu tous les grands spécialistes de systèmes de gestion logistique et d'identifiants électroniques japonais (NEC, Hitachi, Fujitsu, Renesas Technology, Toppan Printing, Dai Nippon Printing) et qu'il est déjà employé in situ dans des entreprises du Japon.
Des producteurs numérotent unitairement chacun des œufs pondus par leurs poules pour la traçabilité. Des distributeurs de produits pharmaceutiques, qui livrent quotidiennement aux hôpitaux, gère les commandes boîte par boîte, avec un dispositif logistique reposant sur un repérage et un suivi en temps réel par « ucode », beaucoup plus performants et pointus que les systèmes par simples codes à barres.
Ken Sakamura : un inventeur invétéré
De surcroît, bien qu'il soit convaincu que des robots se promèneront dans les rues de Tokyo en 2015, Ken Sakamura n'est pas un doux illuminé charlatanesque, son expérience le prouve. Même si son nom ne vous dit sans doute rien, vous avez sans nul doute déjà, sans le savoir, utilisé ses inventions. Figurez-vous en effet que ses logiciels font tourner des milliards d'objets électroniques dans le monde, surtout ceux de marque japonaises, qu'il s'agisse d'autoradios, de distributeurs de billets, de téléphones mobiles, d'enregistreurs de DVD, de fours à micro-ondes, de télécopieurs, de téléviseurs, de lave-linge, ou de voitures (Toyota notamment).
Ken Sakamura est l'inventeur dans les années 1980 du premier système d'exploitation (OS) "open source"(c'est-à-dire gratuit et modifiable par qui le souhaite). Baptisé TRON (décliné en versions eTRON pour gérer les "ucode") ce système était initialement destiné à des ordinateurs, bien avant Windows de Microsoft et Linux. Mais les autorités américaines, qui ont vite perçu le potentiel de TRON, lui ont immédiatement barré la route pour protéger leur industrie informatique, Microsoft en tête.
C'est le géant automobile Toyota qui a ressuscité TRON à la fin des années 1990 en décidant de l'utiliser pour gérer les fonctions motrices de ses véhicules, convaincu par la fiabilité, la malléabilité, la puissance et la rapidité de ce programme maître. Rassurés, les autres grands groupes japonais ont également adopté TRON, qu'ils avaient un temps été forcés de délaisser pour ne pas subir les foudres des Américains. TRON est désormais l'OS le plus employé du monde, non pas dans les PC, mais dans une grande partie de l'immense variété d'objets électronique intégrant un micro-processeur (des milliards d'unités). Ken Sakamura serait bien plus riche que Bill GATES s'il avait choisi de commercialiser TRON au lieu d'en faire cadeau.
L'emploi de la nomenclature et de l'architecture « ucode », basée sur TRON, est également ouverte et gratuite. Signalons aussi à toute fin utile, que M. Sakamura s'interdit de travailler sur des projets qui viseraient à étiqueter des humains « Yarimasen, on ne le fera pas! », jure-t-il.