La référence historique est forte : l'allemand Eyeo, qui édite le bloqueur de publicité Adblock Plus, a baptisé « Camp David » les discussions autour de son projet de « comité des publicités acceptables » indépendant. L'allusion au premier accord de paix signé entre Israël et un pays arabe à la fin des années 70 évoque l'ampleur du défi pour mettre autour d'une même table éditeurs de sites Internet, publicitaires et bloqueurs de pubs.
La première de ces rencontres a eu lieu en novembre à New York, la deuxième, le mardi 2 février à Londres. Elle réunit « les plus grands noms européens de l'édition, du marketing en ligne, de la publicité, des organisations numériques à but non lucratif et de la création de contenus », se réjouit Ben Williams, de chez Eyeo, sans pour autant dévoiler de noms. Développé il y a dix ans et installé plusieurs centaines de millions de fois, le logiciel gratuit Adblock Plus est l'un des plus populaires « adblockers », ces petits programmes empêchant l'apparition intempestive de publicités sur l'écran et l'utilisation de l'historique de navigation à des fins commerciales.
Son essor fait rager les éditeurs de sites Internet, libres d'accès uniquement grâce à l'argent de la publicité. Adobe et Pagefair, qui aide les sites Internet à contourner les bloqueurs de pubs, ont estimé à presque 22 milliards de dollars la perte globale de revenus publicitaires causée par les logiciels bloqueurs en 2015.
Liste blanche
L'utilisateur d'Adblock Plus peut dans une certaine mesure définir lui-même ce qui est bloqué ou pas, mais par défaut ne peuvent s'afficher que ce qu'Eyeo a mis dans sa liste des « pubs acceptables », ou « liste blanche ». Pour y figurer, il faut satisfaire les critères fixés pour l'heure par Eyeo seul, qui « stipulent ce que doit être une publicité n'importunant pas », en termes de taille, d'emplacement et de présentation, explique Ben Williams.Pour ne pas voir leur pub bloquée, les gros sites doivent passer à la caisse. C'est ainsi que se finance la société de Cologne, qui compte 49 employés. Google ou Amazon ont cédé, d'autres non. Axel Springer, éditeur du tabloïd allemand Bild, parle de racket. « À l'évidence, il s'agit pour Eyeo de mettre la main sur une partie de l'argent de la pub », explique-t-on, évoquant un péril pour « l'existence même du journalisme professionnel sur Internet ».
Eyeo préfère y voir « une chance d'innovation pour l'industrie de la publicité, de dépasser le blocage aveugle de toutes les pubs » et offrir « quelque chose de mieux » aux internautes. L'Association Mondiale des Journaux et des Éditeurs de Médias d'Information reconnaît qu'il y a un « besoin de principes directeurs » de la publicité sur Internet. Cependant, « ce sont aux éditeurs et non aux plateformes de mener cela. (...) Ils ont une opportunité unique de redéfinir comment la publicité en ligne fonctionne », assure Ben Shaw, l'un de ses responsables.
Devant les tribunaux
L'association, qui organise prochainement à Francfort un « Ad Blocking Action Day », a constitué son propre groupe de travail sur les bonnes pratiques en la matière... L'heure est donc loin d'être au dialogue apaisé et à l'accord de paix entre logiciels anti-publicité et sites Internet. Le seul échange que prévoit Axel Springer, lui, est devant les tribunaux : comme d'autres, il a attaqué Eyeo en justice. Débouté en première instance, il a fait appel.Le Bild tente depuis octobre une parade, en refusant l'accès aux internautes bloquant sa pub. Pour le consulter, ils doivent soit désactiver le logiciel, soit payer un abonnement sans pub. Le site allemand du magazine Geo a opté pour la même stratégie. Et qu'adviendrait-il d'Eyeo dans un monde idéal de publicités toutes acceptables ? « Nous aurons développé d'autres produits... ou nous serons de l'histoire ancienne », conclut Ben Williams.
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