La navette soviétique Bourane après son premier vol © N.A.
La navette soviétique Bourane après son premier vol © N.A.

Développé sur plus d'une décennie pour disposer des mêmes capacités que les navettes américaines, l'avion spatial Bourane n'a pas bénéficié d'une carrière aussi riche. Projet étendard d'une URSS à bout de souffle et de finances, il n'a volé qu'une seule fois. C'était il y a 35 ans, et il n'en reste presque rien.

Les astronautes américains foulaient encore la surface lunaire quand leur administration décidait de se détourner de notre satellite naturel. La « course à la Lune » était terminée, emballée, réussie. Trop chère aussi pour un programme public dont le public, justement, voyait désormais ces aventures comme une réussite technique acquise. Et chacun des deux grands blocs a une vision différente de l'avenir en orbite basse.

L'URSS choisit la voie des missions longues et des habitats, avec la mise en place de stations orbitales, et les États-Unis tablent sur un projet de navettes réutilisables capables d'emporter d'importantes et massives charges utiles en orbite. Chacun, aussi, réagit aux projets de l'autre. Aussi en 1972, lorsque l'Amérique dévoile son nouveau concept, il inquiète beaucoup les responsables soviétiques.

Les bureaux de design soviétiques étaient plutôt en faveur d'une petite navette habitée descendante du projet BOR. ©URSS/N.A.
Les bureaux de design soviétiques étaient plutôt en faveur d'une petite navette habitée descendante du projet BOR. ©URSS/N.A.

Des projets militarisés ?

Ce qui marque, en URSS, c'est la forte implication des militaires américains au sein du projet de navette. En réalité, ce rapprochement entre défense et NASA est dicté par le budget grandissant que va gober le développement de l'avion spatial, ainsi que pour une question de dimensions de la soute : les militaires veulent s'en servir pour leurs satellites-espion, mais aussi pour tester différents matériels, envoyer et récupérer des plateformes orbitales…

Des objectifs qui sont mal déchiffrés par les responsables soviétiques, qui voient les possibilités de changer des orbites, d'aller capturer leurs satellites et même leurs modules de stations orbitales, ou d'en faire un véhicule d'assaut. Pire, les militaires américains souhaitent voir des décollages de navettes depuis Vandenberg en Californie. Une option qui peut les emmener à passer en quelques poignées de minutes au-dessus de sites russes avec une trajectoire polaire.

Bref, les décideurs, malgré l'avis souvent éclairé de plusieurs responsables de programmes spatiaux soviétiques, sont persuadés que l'URSS doit se doter d'un véhicule aux performances comparables à celles des navettes américaines.

Vue d'artiste de la navette soviétique avec différents profils. © Wikimedia/Leebrandoncremer CC-BY-SA 4.0

Une copie, mais de loin et sans lunettes

Ainsi naitra Bourane, qui ressemble fortement à sa cousine des USA. On l'a dit, ce n'est pas un hasard, mais au-delà de quelques choix similaires, ce n'est pas à proprement parler une copie. D'abord, il y a bien eu un projet qui, lui, reprenait quasiment tous les éléments du design américain, c'est l'OS-120, mais il n'a finalement jamais vu le jour. La différence principale entre les deux véhicules, c'est que les navettes STS sont en même temps le lanceur et la charge utile : elles embarquent au décollage leurs trois moteurs RS-25, sont aidées par un énorme réservoir extérieur et deux boosters auxiliaires.

Pour Bourane, c'est différent, la navette est la charge utile tout entière d'un gigantesque lanceur indépendant, Energia. Et ce dernier possède un corps central absolument gargantuesque (capable sur le papier de voler seul), et de deux ou quatre boosters auxiliaires, qui sont des étages de fusée si performants qu'ils seront plus tard utilisés seuls avec deux étages supérieurs, pour former le lanceur Zenit-2.

Une navette qui s'affirme

Bourane fait grosso modo la même taille que sa cousine, mais elle est plus capable, en pouvant embarquer 30 tonnes de charge utile en soute, tout en ramenant 15 tonnes. Elle peut aussi emmener 10 cosmonautes, voler de façon entièrement autonome sans personne à bord, et s'éjecter de son lanceur si ce dernier a un problème majeur lors de la montée vers l'orbite. Son arrangement de tuiles thermiques est un peu différent, elle dispose aussi de plus de carburant pour manœuvrer en orbite, ce qui lui ouvre en théorie plus de profils de mission. Bourane possède aussi deux bras manipulateurs robotisés (contre un seul pour STS), qui peuvent être manipulés depuis le centre de contrôle au sol.

Ironie suprême pour les équipes russes, c'est finalement la navette américaine qui viendra s'amarrer à la station Mir dans les années 90... © NASA/Roscosmos

Les coûts s'envolent avant Bourane

Tout cela est très beau, mais le 12 avril 1981, la navette Columbia américaine décolle et Bourane est bien loin d'un pas de tir. Les hésitations des dirigeants du programme entre 1972 et 1976 ont coûté cher, et la navette soviétique est très en retard… Même les modèles d'essai, qui doivent voler pour prouver l'aérodynamique et la capacité à voler et se poser de façon autonome, sont bien loin du décollage. Pire, alors que l'URSS dispose pour sa réputation publique d'une excellente publicité avec ses stations Saliout-6, puis Saliout-7, le programme Bourane est de plus en plus une impasse pharaonique. Ce sont désormais les militaires qui réclament avant tout la complétion du projet.

Or certains choix concernant Bourane se révèlent extrêmement coûteux, tandis que la NASA a plutôt intelligemment joué ses cartes budgétaires. L'URSS érige par exemple de nouveaux hangars, des installations de vol et des sites de lancement qui ont des dimensions extraordinaires et nécessitent beaucoup de budget, quand la NASA réutilise le bâtiment d'intégration de ses fusées Saturn V, puis le véhicule à chenilles, et même les sites de lancement.

Certes, les États-Unis ont dû faire de nombreuses modifications, mais ils ne se sont pas astreints à autant de travaux, et cette situation se répète sur plusieurs éléments du programme. Pour le transport aussi, les États-Unis ont un mix entre barge navale, du fret ferroviaire pour les éléments de boosters et le fameux 747 modifié qui transporte les navettes. L'URSS, elle, fait dessiner et construire à grands frais le plus impressionnant avion-cargo au monde, l'Antonov An-225 Mriya. Ce dernier ne sera prêt qu'après l'unique vol orbital de Bourane.

Le modèle d'essai aérodynamique de Bourane, OK-GLI, est le joyau du musée Speyer (Allemagne). Notez les 4 réacteurs d'avion autour de sa queue. © Wikimedia/Patrick Beck

De nouvelles perspectives, ou un dernier sursaut ?

La période de trois ans qui s'étend entre fin 1985 et fin 1988 fut le très court « âge d'or » pour la navette russe. En effet, le 10 novembre 1985, un modèle de vol aérodynamique de Bourane, OK-GLI, s'envole pour la première fois avec ses propres moyens, équipée de quatre réacteurs d'avion et de quelques modifications. Les essais seront très concluants, et ils redonnent un coup de fouet au programme, d'autant plus que les Américains subissent de plein fouet un coup d'arrêt en janvier 1986 avec la catastrophe et la perte de leur navette Challenger.

Autre chance pour Bourane, 1986 c'est l'avènement de la première station orbitale modulaire, Mir, qui donne de nouvelles perspectives à la navette, capable d'emmener du cargo, une dizaine d'astronautes ou de nouveaux modules et de s'y amarrer de façon automatisée. Finalement, cette navette, il ne lui reste plus qu'à voler… mais le premier véritable exemplaire de vol, baptisé un temps Baïkal ou OK 1.01, n'entre en assemblage final à Baïkonour qu'en 1986 et le lanceur Energia n'a pas encore fait ses preuves.

L'Union soviétique, à l'image de ce qu'ont engagé les Américains, se lance dans la construction de cinq navettes orbitales réutilisables. Un programme colossal, qui n'a d'égal que celui de son lanceur, Energia. Ce dernier décolle pour la première fois de Baïkonour le 15 mai 1987, avec le satellite militaire Polious, sorte de mix entre un bloc de station spatiale, une arme orbitale et un prototype de véhicule manœuvrant (tout dépend des sources).

Ce qui est certain, c'est qu'en fait le décollage a réussi, mais que Polious a terminé sa vie à sa première orbite à cause d'une grossière erreur de son ordinateur de bord. Mais l'essentiel n'est pas là : Energia fonctionne ! Le programme de lanceur géant soviétique est enfin prêt, et il va pouvoir accueillir sa première navette. Or il faut du temps, pour assembler le deuxième exemplaire de la fusée comme pour tester les interfaces entre Bourane et son site de lancement. Le premier vol a donc lieu le 15 novembre 1988, il y a 35 ans.

Décollage ! Mais à vide

Il n'y a pas d'équipage à bord, et la navette allume une première fois ses moteurs pour se mettre en orbite, puis manœuvrer pour atteindre 250 km d'altitude. Tout se passe bien, les tests sont concluants, elle freine donc lors de sa troisième orbite (plus de 3 h de vol) et revient se poser. L'ordinateur de bord se démarquera plusieurs fois dans cette dernière partie du vol, d'abord en sélectionnant la piste de Baïkonour (il semble qu'une autre destination était initialement prévue) puis en réalisant plusieurs virages assez inattendus, en prenant avec succès en compte la vitesse des vents au sol. Finalement, Bourane se pose comme une fleur, et les commentaires sur ce succès sont dithyrambiques. Ajoutons que la navette soviétique n'a perdu que 8 tuiles de protection thermique lors de son premier vol, beaucoup moins que prévu. Elle est immédiatement montrée comme étant infiniment mieux construite et plus sure que sa cousine américaine.

En réalité, on ne le saura jamais. Le programme Bourane et son lanceur Energia ont été des clous importants pour fermer le cercueil de l'URSS. Fin 1988, l'Union soviétique est déjà exsangue, et ne peut supporter la mise en place d'un programme de navettes. Un programme ambitieux était pourtant envisagé, avec le vol inaugural d'une deuxième navette peu après 1990, puis la démonstration de la réutilisation, avant d'utiliser Bourane en « service régulier » avec Mir, et au service de la construction de Mir 2, la station modulaire qui devait lui succéder. Rien de tout cela ne verra le jour, car Bourane ne revolera pas, et Energia non plus. Ces deux éléments qui ont coûté si cher ne font d'ailleurs pas partie des priorités nationales à sauver lorsque le bloc soviétique s'effondre : la Russie gardera coute que coute les lanceurs Soyouz (et les capsules du même nom) et Proton.

La navette Bourane se pose à Baïkonour après son unique vol spatial. © URSS/N.A.

35 ans d'espoirs perdus

Dès lors, Bourane est condamnée. Le deuxième vol est vite repoussé à 1993, puis indéfiniment. Les exemplaires non terminés sont d'abord précieusement conservés, tandis que le premier fait le tour du monde à l'occasion de plusieurs salons aéronautiques, comme celui du Bourget à Paris en 1989. Cet exemplaire sera détruit ensuite lors d'un dramatique accident au sein du bâtiment où il attendait depuis déjà plusieurs années, avec son lanceur Energia. Accident lié à une mauvaise conception et surtout un très mauvais entretien, et qui coûte la vie à 7 employés. D'autres exemplaires ont fait la joie de quelques explorateurs Urbex au fil du temps, avant d'être dégradés début 2022 puis déplacés.

Bourane aurait-elle pu devenir « meilleure » que les navettes STS ? Internet pullule de ces comparaisons. La réalité est plus cruelle, avec un seul vol non habité en 35 ans, fut-il parfaitement réussi, cela ne peut suffire. Les navettes américaines ont coûté la vie à 14 astronautes et coûtaient à la fin de leur vie environ un milliard de dollars (tout compris) par vol.

Un bilan catastrophique que l'on peut tout de même contrebalancer avec un total de 135 vols, plusieurs centaines d'astronautes qui ont passé plusieurs milliers de jours cumulés en mission, avec un système qui a largement permis à Mir de prolonger sa vie, et à l'ISS tout simplement d'exister. Bourane en aurait-elle fait autant ? Une des raisons qui a mené à la laisser au hangar au début des années 90 était justement son inutilité face aux alternatives déjà disponibles. Et qui sait, elle aurait pu, elle aussi, coûter la vie à ses passagers. 35 ans sont passés et il s'agit toujours de l'un des programmes les plus représentatifs des ruines spatiales de l'URSS.