Des signes assez inquiétants laissent à penser que l'industrie du jeu vidéo pourrait bientôt se heurter à une crise.
Durant la pandémie, le marché du jeu vidéo a connu un essor presque sans précédent, si l'on en croit un rapport de l'International Data Corporation publié fin 2020. Ce loisir s'est en effet alors établi comme une véritable planche de salut pour de nombreuses personnes confinées, qu'elles s'y soient déjà adonnées auparavant ou non.
Les studios ayant travaillé durant cette période de crise ont toutefois vu leur production sévèrement ralentie. Une véritable pluie de jeux s'est donc abattue sur une année 2023 proprement folle, et dans une certaine mesure cette année.
Avec le recul, nous constatons toutefois que l'une des industries de divertissement les plus profitables au monde montre maintenant des signes de mauvaise santé. Nous allons ici tâcher de faire état de la situation, et des mesures prises par ses acteurs pour éviter une crise économique du jeu vidéo qui s'annonce, en l'état, presque inéluctable.
Une pandémie mondiale à double tranchant pour le jeu vidéo
Les symptômes de la crise vidéoludique qui semble se profiler à l'horizon remontent à 2020, alors que le monde entier était au point mort en raison de la pandémie de coronavirus. De nombreux états ont mis en place des mesures d'urgence pour endiguer l'infection, avec notamment de longues périodes de confinement.
Bloqués chez eux, beaucoup ont trouvé refuge dans le jeu vidéo, même s'ils n'étaient jusqu'à présent pas pratiquants de ce loisir. Une manne inespérée pour les éditeurs et studios, comme notamment Nintendo qui, avec sa Switch, a enregistré des chiffres de vente record : 27,4 millions de consoles vendues en 2020, et 31,18 millions de copies d'Animal Crossing: New Horizons écoulées au 31 décembre 2020, d'après l'expert analyste Oscar Lemaire.
Le revers de la médaille, c'est que les créateurs des jeux de demain ont eux aussi été affectés par les mesures de confinement. Leur production a donc été sévèrement impactée, avec des myriades de reports entre 2020 et 2022. Selon deux études de la Game Developers Conference conduites en 2020 et 2021, respectivement un tiers et 44 % des studios sondés ces années-là ont déploré des reports. Résultat : les titres retardés ont littéralement déferlé, d'abord dans une certaine mesure sur 2022, mais surtout sur 2023, avec un calendrier vidéoludique proprement implacable.
Le constat est simple : nous n'avions pas vu une année aussi riche en jeux exceptionnels depuis plus de deux décennies. Et encore, il ne s'agissait que de la face visible, largement aidée par d'importantes dépenses en marketing, d'un iceberg absolument gargantuesque, qui semble maintenant se déliter sous son propre poids.
Une offre des studios beaucoup plus importante que la demande
Comme l'a souligné récemment Benoit Clerc, directeur de Nacon, dans une interview chez nos confrères Gamesindustry.biz : « Il y a beaucoup trop de jeux actuellement sur le marché ». Rien que sur Steam, l'on peut parfois voir sortir dans la même journée plus d'une cinquantaine de jeux… et l'on ne parle ici que d'une seule plateforme isolée.
Dans ce proverbial océan vidéoludique, seuls quelques rares élus sortent la tête de l'eau. Qu'il s'agisse d'excellents jeux indépendants qui se sont faits connaître via le bouche-à-oreille, ou des productions AAA qui profitent de moyens colossaux en marketing en passant par des éditeurs. Pour le commun des autres jeux, ne reste malheureusement que l'anonymat, et donc des bénéfices risibles pour leurs créateurs.
L'inflation qui a suivi la pandémie a par ailleurs sévèrement impacté le pouvoir d'achat des joueuses et joueurs. Ceux-ci doivent donc se serrer la ceinture et privilégier d'autres dépenses autrement plus vitales. Un constat d'autant plus parlant quand on regarde les prix des consoles PlayStation 5 ou Xbox Series X|S, des jeux et du matériel pour jouer, qui ont globalement connu une forte hausse. Pour justifier notamment la hausse du prix de la Series X, des représentants de Microsoft avaient ainsi déclaré en juin dernier : « Nous avons essayé de maintenir les prix de nos consoles pendant des années et les ajustons en réaction aux conditions de la concurrence dans chaque marché ».
Pour autant, étant donné que l'argent a coulé à flots durant la pandémie, les plus gros poissons de l'industrie se sont sentis pousser des ailes et ont donc redoublé d'efforts pour continuer de surfer sur la vague du succès. Avec l'évolution des technologies et une demande exponentielle pour des jeux toujours plus beaux, plus grands, plus forts, des sommes colossales ont été investies dans la course à l'innovation… pour le meilleur comme pour le pire.
Des productions aux coûts faramineux, sans forcément être rentables
« Je pense personnellement que le prix des jeux est trop bas. Les coûts de développement sont environ 100 fois plus élevés que durant l'ère Famicom, mais le prix des logiciels n'a que peu augmenté », a indiqué en septembre dernier Haruhiro Tsujimoto, Président de Capcom, dans une interview auprès du journal japonais Nikkei. La faute notamment à l'évolution des capacités techniques des machines et les nombreuses années que requiert maintenant la production d'un jeu ambitieux. Face à de telles contraintes budgétaires, les studios et éditeurs doivent se poser la question suivante : le jeu en vaut-il la chandelle ?
Cette situation explique notamment la multiplication des remakes/remasters, des projets peu coûteux, mais dont le succès commercial est quasiment garanti. Même constat pour le développement de licences bien établies, qui disposent déjà d'un socle solide de fans. Plus que jamais, la création de nouvelles licences est un risque qui peut autant relancer un studio que le mener tout droit à sa perte.
Un exemple particulièrement parlant en la matière est Marvel's Spider-Man 2, sorti exclusivement sur PS5 en octobre dernier. Le jeu a coûté à PlayStation la somme colossale de 300 millions de dollars. Soit nettement plus que certains films blockbusters. Et l'on ne parle même pas ici des sommes astronomiques dépensées dans le marketing, qui peuvent aller jusqu'à dépasser le budget de développement du jeu lui-même. Heureusement pour Insomniac Games, le succès était au rendez-vous et Spider-Man 2 a été largement rentable. À tel point que PlayStation à commandé au studio d'autres projets Spider-Man, comme nous l'avons découvert suite à l'attaque par ransomware à son encontre. Tel n'est malheureusement pas le cas pour tous les projets vidéoludiques aussi coûteux.
Le jeu qui détient la palme du plus gros investissement jamais engagé dans l'industrie est aujourd'hui Star Citizen. Largement financé par des donations, le titre de Cloud Imperium Games pesait déjà plus de 500 millions de dollars en 2022, pour arriver aujourd'hui aux alentours de 650 millions… et son développement est encore loin d'être terminé. Dans la tendance actuelle, certains analystes estiment que des sommes aussi faramineuses pourraient, avec la prochaine génération de consoles, représenter le coût de développement moyen d'un jeu AAA (qui a parlé de AAAA ?).
Pour la petite histoire, le coût de développement de Shenmue II, sorti en 2001 et l'un des jeux les plus acclamés de tous les temps, serait estimé à 132 millions de dollars. Du quasiment jamais vu à l'époque. Toutefois, aussi ambitieux et génial qu'il était, SEGA n'est avec lui pas rentré dans ses frais, ce qui a précipité la mort de la Dreamcast, une console pourtant iconique à plus d'un titre.
Des milliers d'emplois sacrifiés sur l'autel de l'austérité
23 ans plus tard, l'histoire semble malheureusement se répéter. L'année 2023, outre un calendrier de sorties proprement fou, a surtout été marquée pour plus de 10 000 personnes au sein de l'industrie par la perte de leur emploi. De même, de nombreux studios ont malheureusement dû fermer, soit par manque de moyens, soit à l'initiative de leurs éditeurs afin de réduire les « coûts superflus ». Parmi les exemples récents les plus marquants, signalons notamment les licenciements opérés chez Naughty Dog, pourtant l'un des studios les plus estimés de l'industrie.
Il ne s'agit toutefois, là encore, que de la face visible d'un gigantesque iceberg. Dans l'ombre, de nombreux studios bien plus modestes disparaissent régulièrement, et des développeurs seuls ont bien du mal à vivre de leur passion, par manque de visibilité, et donc de fonds. 2024 risque malheureusement d'être également sombre pour les personnes qui travaillent à la création de ce média que l'on adore. Qui dit effectifs réduits afin d'endiguer la maladie dit donc logiquement productions moins coûteuses.
En 2020, le patron de Take-Two estimait que : « les jeux pourraient être photoréalistes d'ici dix ans ». Alors que nous étions jusqu'à présent habitués aux jeux faisant la part belle à des terrains de jeu gigantesques et aux claques graphiques toujours plus impressionnantes, il faut peut-être plutôt se préparer à une certaine forme de régression. Pour ne pas exploser en vol, l'industrie dans son ensemble devrait reposer les pieds sur terre et revenir à des projets certes moins ambitieux, mais dont l'échec ne risque pas au moins de détruire des centaines, voire des milliers d'emplois.
Shawn Layden, patron de PlayStation entre 2014 et 2019, sous la direction duquel la firme a connu un certain succès, estime que « le développement de jeux AAA n'est pas durable ». Selon lui, les acteurs de l'industrie vidéoludique pourraient, en poursuivant sur la voie qui marque la tendance actuelle, se heurter de plein fouet à un mur, à moins de revoir leurs ambitions à la baisse. La balle est donc désormais dans leur camp, mais sont-ils prêts à consentir aux sacrifices nécessaires pour éviter de plonger le jeu vidéo dans son ensemble dans la menaçante crise économique qui s'annonce ?
Et vous, que pensez-vous de la situation actuelle au sein de l'industrie du jeu vidéo ? N'hésitez pas à alimenter le débat dans les commentaires, nous aurons grand plaisir à lire votre opinion.