2009: Ariane 5 ECA se prépare au lancement du plus gros satellite commercial de télécommunications au monde, TerreStar1. © ESA
2009: Ariane 5 ECA se prépare au lancement du plus gros satellite commercial de télécommunications au monde, TerreStar1. © ESA

Avec Ariane 4, l’Europe avait fini par s’imposer comme le leader incontesté de l’accès à l’orbite géostationnaire. Mais avant même le premier vol de ce lanceur mythique, son successeur Ariane 5 était déjà dans les tuyaux. Le but ? Transporter encore plus de charges pour moins cher, et permettre à l’Europe de disposer de sa propre navette et de sa propre station spatiale.

Ni la navette Hermès ni la station Colombus ne verront le jour. Mais les exigences liées au vol habité feront d’Ariane 5 la fusée commerciale la plus fiable de son époque.

Un lanceur lourd pour la navette spatiale européenne

A la fin des années 1970, la fusée Ariane 1 n’a pas encore effectué son premier vol. Pourtant, les fusées Ariane 2, 3 et 4 sont déjà en cours de développement, selon une approche incrémentale qui permet d’améliorer continuellement le concept de la fusée Ariane. A la même période, les ingénieurs du CNES anticipent le fait que les satellites de télécommunication vont prendre de la masse au fil du temps. Pour pouvoir maintenir le concept de lancements doubles, qui fera le succès des Ariane 3 et 4, il va falloir développer une Ariane 5 considérablement plus lourde, capable de lancer 8 tonnes en orbite de transfert géosynchrone (contre 4,5 tonnes pour Ariane 4).

Représentation d'Ariane 5 en configuration double satellites et Hermès. Le projet de navette européenne est abandonné au début des années 1990. © Capcomespace / Aerospatiale
Représentation d'Ariane 5 en configuration double satellites et Hermès. Le projet de navette européenne est abandonné au début des années 1990. © Capcomespace / Aerospatiale

Parallèlement, la France commence à rêver d’une navette spatiale européenne : Hermès. Si la navette spatiale américaine est un véhicule lourd capable d’embarquer simultanément une grosse charge utile et un équipage, le CNES envisage plutôt une navette légère conçue pour les vols scientifiques et la liaison avec une éventuelle future station spatiale européenne. Après tout, les fusées Ariane sont tout à fait capables de lancers de grosses charges utiles de manière autonome. Dans un premier temps, il est envisagé de jucher Hermès au sommet d’une Ariane 4. Mais dès 1979, le CNES envisage plutôt de l’embarquer à bord d’une nouvelle fusée dont le design reste à définir : Ariane 5.

Une rupture dans le design

A partir de là, les développements d’Hermès et d’Ariane 5 sont intimement liés. La petite navette est dimensionnée pour pouvoir être embarquée sur la nouvelle fusée, et cette dernière est optimisée pour pouvoir embarquer la navette. Ce qui implique de mettre l’accent sur la fiabilité et la sécurité, sans pour autant négliger les coûts d’exploitation de la future fusée. En effet, outre Hermès lancée en orbite basse, Ariane 5 devra pouvoir reprendre les missions d’Ariane 4 de lancements doubles vers l’orbite géostationnaire, si possible avec une réduction des coûts de 10 à 20%. Il faudra donc un design fiable, mais économique.

Au début des années 1980, les études du CNES portent sur trois designs. Le premier, Ariane 5R (Référence), reprend le concept d’Ariane 4 mais ajoute un cinquième moteur Viking sur le premier étage, toujours épaulé par quatre boosters dotés chacun d’un Viking, et élargit les deuxième et troisième étages. Ariane 5C (Cryogénique) est une fusée à trois étages sans boosters, dont le premier étage est doté de pas moins de quatre moteurs Vulcain, conçu pour succéder aux quatre Viking présents jusqu’ici sur toutes les fusées Ariane.

Avec sa silhouette trapue, Ariane 5 diffère largement des précédentes fusées européennes. Sur cette image, on distingue nettement la puissance des deux EAP, qui développent près de 90% de la poussée au décollage. © ESA/CNES/Arianespace

Enfin, Ariane 5P (Poudre) propose un design en rupture avec la famille Ariane de l’époque et évoque plutôt le système propulsif de la navette spatiale américaine. Par rapport à Ariane 5C, Ariane 5P est dépourvue de deuxième étage et ne dispose que d’un seul moteur Vulcain sur son premier étage. Elle est cependant flanquée de deux énormes boosters à poudre, qui agissent véritablement comme un premier étage en délivrant jusqu’à 90% de la poussée au décollage. Ils sont d’ailleurs nommés Etages d’Accélération à Poudre (EAP), et non plus Propulseurs d’Appoint à Poudre, comme sur les précédentes Ariane.

Une fois larguée, Ariane 5P s’avère donc être une fusée monomoteur qui est, par définition, plus fiable que les versions dotées de quatre ou cinq Viking ou Vulcain. Mais une multiplication des moteurs entraîne une multiplication des risques de pannes, et donc de destructions plus ou moins catastrophiques. Un risque bien trop grand dès lors qu’Hermès entre en jeu, et qui permettra au design d’Ariane 5P de s’imposer.

Ariane 5 s’envolera… sans Hermès

En 1985, le programme préparatoire d’Ariane 5 est adopté par l’ESA et permet les premiers appels d’offre pour le développement de la nouvelle fusée. Les programmes Ariane 5, Hermès et Colombus seront définitivement lancés en 1988. La France s’engage alors à hauteur de 46% sur Ariane 5 et à 45% sur Hermès, après avoir longuement bataillé pour embarquer l’Allemagne à bord du programme de navette spatiale. Malheureusement, cette entente ne tiendra pas longtemps.

Suite à la réunification des deux Allemagnes, Berlin ne peut supporter les surcoûts d’Hermès et quitte le programme en 1992, signant son arrêt définitif. Du côté de la station spatiale européenne, même son de cloche : la fin de la Guerre froide conduit Américains, Russes et Européens à rapprocher leurs projets de stations indépendantes, ce qui donnera in fine naissance à l’ISS que nous connaissons aujourd’hui, avec le laboratoire européen Colombus.

Reste donc Ariane 5, qui n’emportera jamais de navette ou même de capsule habitée. Mais au moment de l’abandon d’Hermès, la conception de la fusée est déjà bien avancée, avec un premier vol prévu vers 1995. Si bien que cette dernière continuera, tout le long de sa carrière opérationnelle, de bénéficier de l’extraordinaire fiabilité de conception inhérente à sa fonction initiale de lanceur de missions habitées.

Anatomie d’Ariane 5

Mise en service en 1996, Ariane 5G (Générique) est capable de déployer environ 6t vers l’orbite géostationnaire (GTO). Pour cela, le lanceur s’appuie sur les deux boosters EAP et sur un étage principal cryotechnique (EPC) équipé du nouveau moteur Vulcain. Le positionnement du ou des satellites sur leur orbite est assuré par le petit étage supérieur EPS (Etage à Propergols Stockables) doté du moteur Aestus ré-allumable.

Dotée d’une coiffe courte, Ariane 5 mesure 46 m de haut. Elle est cependant équipée le plus souvent d’une coiffe longue embarquant l’adaptateur SYLDA pour lancements doubles. La fusée mesure alors 52 m, ce qui reste nettement inférieur à Ariane 4. Cependant, Ariane 5G pèse 746 t sur la balance, contre 480 t pour Ariane 44L. Mieux encore : là où la coiffe d’Ariane 4 pouvait mesurer jusqu’à 9,6 m de haut pour 4 m de diamètre, celle d’Ariane 5 présente un diamètre de 5,4 m et une hauteur de 17 m en version longue !

Très vite, cependant, il est prévu d’améliorer considérablement les performances d’Ariane 5 afin de pouvoir continuer les lancements doubles malgré la prise de poids des satellites. Ariane 5 ECA effectue son premier vol dès 2002, avec des EAP légèrement plus puissants, un EPC équipé d’un Vulcain 2 développant 20% de poussée supplémentaire, et surtout un étage supérieur complètement revu. L’ESC-A (Etage Supérieur Cryogénique) reprend en effet le moteur HM7B déjà présent sur Ariane 4. S’il n’est pas ré-allumable, il est bien plus puissant que l’Aestus, permettant à Ariane ECA de lancer jusqu’à 10,8 t vers l’orbite géostationnaire ! L’ensemble pèse 780 t.

D’autres versions sont apparues entre Ariane 5G et Ariane 5 ECA. On peut citer les Ariane 5G+ et Ariane 5GS, améliorations d’Ariane 5 Générique ayant connu une dizaine de lancements, ou encore Ariane 5 ES. Basée sur une Ariane 5 ECA, mais conservant l’étage supérieur ré-allumable des modèles précédents, Ariane 5 ES peut embarquer 21 t en orbite basse, permettant le déploiement du cargo ATV vers l’ISS, ou bien quatre petits satellites Galileo sur une orbite particulièrement haute de 23 522 km.

Lancement d'une Ariane 5 G en 2003. Un petit nombre de G+ et de GS ont permis par la suite d'assurer la transition, le temps de résoudre les problèmes ayant causés la perte de la première Ariane 5 ECA. © ESA / CNES / Arianespace

Des débuts particulièrement difficiles…

Les premiers vols d’une nouvelle fusée ne sont pas toujours de tout repos, comme a pu le rappeler l'échec d’Ariane 2 lors de son premier vol, ou le décalage de près de deux ans du premier vol d'Ariane 4. Le premier vol d'Ariane 5 était encore plus sensible, puisqu'il s'agissait d'un tout nouveau lanceur, et non pas d'une évolution du concept initial d'Ariane. Quasiment tous les éléments de la fusée étaient nouveaux, avec une grande part d'inconnu.

Ironiquement, c’est pourtant un système hérité d’Ariane 4 qui va causer la destruction en vol de la toute première Ariane 5 en juin 1996, et la perte des quatre satellites à son bord. Le système de guidage inertiel était repris d'Ariane 4, mais n’était pas en mesure de traiter les accélérations plus importantes à laquelle Ariane 5 était normalement soumise, entrainant sa déconnexion et l’échec total de la mission. Lors de la deuxième mission, en octobre 1997, la mise en rotation du lanceur causera un arrêt prématuré du moteur Vulcain, ne permettant pas de placer la charge utile sur la meilleure orbite. Dès le troisième vol, un an plus tard, Ariane 5 enchaîne les succès.

En 2001, cependant, un défaut sur l’étage supérieur entraîne un autre échec partiel avec la perte de l'un des deux satellites. La situation sera bien plus critique l’année suivante, lors du premier vol d’Ariane 5 ECA : une déformation sur la tuyère du nouveau moteur Vulcain 2 conduit à l’explosion de la fusée au décollage et la perte de ses deux satellites, d’une valeur de 640 millions d'euros. Un second vol inaugural qui se solde par un échec pour Ariane 5.

… pour une carrière exceptionnelle

Malgré les revers des débuts d’Ariane 5 G et d’Ariane 5 ECA, le lanceur européen connaîtra une incroyable carrière et une fiabilité remarquable. Après l’échec de 2002, la fusée enchaînera 82 vols parfaits. En 2018, une erreur de programmation entraînera un nouvel échec partiel, le placement sur une mauvaise orbite réduisant la durée de vie des deux satellites embarqués. Malgré cela, la fiabilité d’Ariane 5 dépasse les 98%, lui permettant de battre de nombreux records mondiaux jusqu’alors détenus… par Ariane 4.

Parmi les succès d’Ariane 5, on compte de nombreuses missions scientifiques majeures, avec notamment le lancement de la sonde Rosetta et de l’atterrisseur Philae, celui des télescopes spatiaux Planck et Herschel ou encore de la récente mission d’exploration mercurienne BepiColombo… en attendant le départ prochain du James Webb Space Telescope.

Depuis sa mise en service, le lanceur européen est spécialisé dans le lancement de satellites de télécommunication en orbite géostationnaire, généralement par paires, à raison de cinq à sept tirs par an. Ariane 5 ECA, la version la plus prolifique du lanceur, peut emporter 10 t en orbite GTO dans le cas d’un lancement double et 10,8 t pour un lancement simple.

Détail des lancements d'Ariane 5 en fonction de chaque version. © ESA

La fin annoncée d’Ariane 5

Comme avec chaque fusée Ariane, les ingénieurs européens ont continuellement amélioré leur lanceur afin de suivre l’augmentation de la masse des satellites de télécommunication. Après Ariane 5 G et Ariane 5 ECA, il est un temps prévu de réaliser une troisième évolution majeure du lanceur avec Ariane 5 ME (Midlife Evolution), initialement prévue pour 2017 ou 2018. Le but était d'améliorer encore une fois le système propulsif de la fusée, en remplaçant notamment le HM7B de l’étage supérieur par le nouveau moteur Vinci ré-allumable. Ariane 5 ME aurait alors pu entamer une nouvelle carrière avec une capacité d’emport GTO de plus de 12 t.

Comparatif entre l'Ariane 5 ECA actuelle et l'Adapted Ariane 5 ME proposée comme transition vers Ariane 6. La coiffe aurait pu atteindre 20m de haut à elle seule. © ESA

Cependant, au cours de la dernière décennie, le marché spatial a largement évolué. Si les satellites géostationnaires sont effectivement toujours plus gros, ils sont aussi bien moins nombreux, à tel point que la capacité de lancement double finit par devenir un inconvénient, puisqu’il n'est pas toujours possible de trouver un deuxième passager, indispensable pour permettre à Ariane 5 d’être très compétitive. De plus, une partie significative du marché s’est réorientée vers le déploiement de constellations en orbite basse, accessible avec des lanceurs plus abordables voire même réutilisables.

Dès 2014, la Falcon 9 de SpaceX va donc passer devant Ariane 5, à la fois en nombre de lancements et en nombre de satellites déployés. Pour pouvoir rester compétitives face aux acteurs du New Space, mais aussi face aux lanceurs russes et chinois, 'ESA et Arianespace se sont donc dirigées vers un lanceur plus modulable : Ariane 6. Initialement, il était prévu qu'Ariane 5 et Ariane 6 cohabitent quelques années. Mais les retards du nouveau lanceur et la fin de production d’Ariane 5 vont compliquer les choses. Ariane 5 a déjà effectué 110 lancements, et il ne reste a priori qu'une poignée de fusées disponibles d’ici 2023, ce qui pourrait lui permettre de dépasser d’une tête à peine les 116 lancements d’Ariane 4.

Après quoi Ariane 6, attendue en 2022, devra faire un sans-faute pour prendre la relève. Mais ceci est déjà une autre histoire.