Live Japon: manque d'ingrédients, de composants, de courant, de clients

Karyn Poupée
Publié le 01 mai 2011 à 10h22
Rétrogradé l'an passé au rang de troisième puissance économique mondiale, le Japon a depuis le 11 mars l'impression d'être encore plus bas dans ce classement, tant les conditions de vie d'une partie de sa population, celle du nord-est, se sont brutalement dégradées.

"Fusoku" (manque, insuffisance, pénurie, défaut) est un des mots qui reviennent désormais le plus à la une des journaux et dans les conversations, y compris dans les couples, en manque de... (lisez le manga de JP Nishi). De pénurie souffrent aussi les entreprises, notamment celles du secteur des technologies qui compte nombre d'usines dan la région du Tohoku (nord-est), meurtrie et dévastée. Dans les couples, on arrange la sauce comme on peut, mais quand tout un pays manque d'ingrédients pour réussir la recette économique, les étrangers aussi ont du mal à digérer.

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Depuis le 11 mars, depuis le séisme et le tsunami qui ont ravagé le flanc nord-est de l'archipel, depuis le début de l'accident nucléaire à la centrale Fukushima Daiichi (N°1), la plupart des annonces et conférences de presse des entreprises portent sur les conséquences de ce double drame sur leurs activités.

Les mastodontes et artisans de l'électronique, de l'informatique ou des télécommunications ne sont pas épargnés, tant s'en faut, comme aucun secteur d'ailleurs, les conséquences étant de cinq natures qui se cumulent.

Souffrent d'abord les sociétés qui ont subi des dommages directs: destruction d'usines, de centres de recherche ou autres installations. Le géant de l'électronique Sony fait partie des plus affectés dans son domaine. Sony a momentanément dû stopper la production dans dix sites de la région sinistrée, endommagés. Les activités ont désormais repris en tout ou partie dans neuf d'entre-eux, mais le groupe est encore loin d'avoir recouvré un fonctionnement normal. L'usine la plus touchée, qui fabrique notamment des disques optiques Blu-Ray et de la bande magnétique, reste stoppée. Elle ne redémarrera progressivement qu'à compter de fin mai, et une partie importante ne sera pas rétablie avant juillet. Sony va transférer en d'autres endroits un pan de la production qui s'y trouvait afin d'accélérer la restauration.

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Les acteurs des télécommunications (NTT, KDDI, Softbank) ont aussi payé un lourd tribut matériel. Le géant NTT estime que les pertes occasionnées par la catastrophe ainsi que les investissements pour remettre vite en état ses installations fixes et mobiles devraient totaliser un milliard d'euros, au bas mot. Les infrastructures terrestres de différentes filiales de NTT ont été durement endommagées dans les préfectures dévastées, mettant hors service les réseaux cellulaires et rendant impossibles les appels téléphoniques ou l'accès à internet dans de nombreuses localités. Concernant les seules infrastructures de NTT East, principale filiale de services fixes de NTT, quelque 65.000 poteaux portant des câbles ont été abattus par les secousses telluriques ou le raz de marée meurtrier, une quarantaine de bâtiments ont été emportés ou inondés, et des équipements électroniques ainsi que des gaines souterraines saccagés. Sur le volet mobile, la filiale NTT Docomo a recensé des dégâts sur 375 stations de base (antennes-relais) cellulaires.

Handicapées sont ensuite les firmes dont les sous-traitants sinistrés sont incapables de fournir les matériaux et composants. A l'instar de nombre d'autres groupes de l'univers de l'électronique, Sony (pour garder le même exemple) a été forcé de réduire la cadence dans d'autres sites que ceux du nord-est, pourtant éloignés de la zone ravagée, à cause de difficultés d'approvisionnement en matériaux et composants en provenance de ses propres usines ou de la part de fournisseurs dont les installations ont été saccagées.

Le cas de la société Renesas Electronics, née récemment de la fusion de Renesas Technologies et NEC Electronics, est aussi à cet égard l'un des plus parlants. Outre le fait qu'elle fabrique des composants-maîtres de téléphones portables, et la quasi totalité des puces USB 3.0 pour nos chers ordinateurs, cette société contrôle environ 40% du marché mondial des microprocesseurs pour les automobiles (gestion du moteur ou des systèmes de transmission par exemple). La destruction partielle et la mise hors services d'une de ses usines façonnant ces types de puces dans la préfecture d'Ibaraki a ralenti la production de véhicules dans le monde entier. Au Japon, tous les constructeurs nippons n'assemblent plus que la moitié ou moins des automobiles prévues. Ils ne recouvreront une cadence parfaitement normale qu'en fin d'année. Certes, Renesas n'est pas le seul responsable, mais il suffit qu'une pièce manque pour stopper les chaînes.

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S'ajoute à la difficulté de produire celle de livrer, puisque tous les circuits logistiques, détraqués par les dégâts matériels et une pénurie de carburant, restent aujourd'hui encore fortement perturbés. La pénurie a des répercussions mondiales, chez des fabricants de téléphones portables par exemple (Nokia, Sony-Ericsson). Attendez-vous en outre à des augmentations de prix de certains appareils (ou du moins à un ralentissement des baisses) du fait de la rareté de certains composants qui se traduit par une hausse des tarifs unitaires.

Affectées sont en troisième lieu toutes les entreprises qui se trouvent dans les zones dont l'électricité est fournie par les compagnies Tokyo Electric Power (Tepco, opérateur de la centrale de Fukushima) et Tohoku Electric Power, à savoir tout le nord et l'est, mégapole de Tokyo comprise. Ces deux compagnies, dont un total d'une douzaine de réacteurs nucléaires sont arrêtés et plusieurs sites thermiques endommagés, n'ont plus la capacité de fournir tout le courant nécessaire si les firmes et citoyens ne font pas des économies d'énergie (voir Live Japon précédent).

Les industriels, fournisseurs de prestations (y compris de services internet) et toutes les firmes sont de facto forcés de revoir leur mode de fonctionnement dans un sens restrictif. Cela signifie par exemple que ces entités vont faire fonctionner moins de machines (donc produire moins), réduire leurs horaires, diminuer l'étendue de leur offre, se passer de publicités sur des panneaux électriques, éteindre leurs enseignes lumineuses, etc. Le tout se traduit bien évidemment par un manque à gagner, qui se répercute d'un maillon à l'autre de la chaîne commerciale. Le pire est à venir cet été puisque l'Etat va exiger des entreprises et autres usagers qu'ils réduisent de 15% leur consommation électrique aux heures de pics. Les craintes de pénurie de courant sont surtout estivales (même si en ce printemps, l'offre suit encore la demande) car, comme on vous l'a expliqué la semaine dernière (au point de susciter un débat sans précédent entre lecteurs), les climatisations sont en juillet, août et septembre, les plus énergivores appareils employés au Japon (dur de s'en passer totalement).

Là encore, les répercussions dépassent les frontières puisque les cours des matières premières requises pour faire fonctionner des centrales thermiques ou des matériaux nécessaires à la fabrication de piles et batteries tendent à grimper.

Témoigne de ces trois facteurs cumulés (dégât, défaut d'approvisionnement, pénurie de courant) la chute historique de la production industrielle au Japon au mois de mars (-15,3% par rapport à celle de février), même si toutes les usines ne sont pas situées dans la région saccagée. Si la production a fondu de quelque 30% dans les zones touchées, elle est aussi tombée de 13,5% dans le reste du pays. Il s'agit de reculs mensuels jamais vus depuis la mise en place de cet indicateur en 1953, avant l'entrée dans la surnommée "période de haute croissance du Japon".

"Les dommages dans l'univers des semi-conducteurs et autres produits électroniques ont été plus importants qu'on ne le pensait initialement", ont reconnu des économistes.

En quatrième lieu, presque toutes les entreprises sont touchées par la terrible baisse de moral de la population, laquelle s'abstient de consommer et de sortir, en dépit des incantations du gouvernement. Cela aboutit à une dégringolade là encore historique des ventes dans les commerces (hormis pour l'alimentation de base et les produits de première nécessité), à cause notamment de la faiblesse des achats d'appareils électroniques.

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Pendant plus d'un mois, les publicités ont disparu dans le métro et toutes les sociétés ont reporté à des jours meilleurs les lancements de nouveaux produits, hormis ceux permettant de soigner les plaies du séisme, de se préparer pour les futures secousses ou de s'informer sur la radioactivité et se protéger contre les radiations. Apple n'a ainsi lancé son iPad 2 au Japon que jeudi 28 avril (un mois plus tard que prévu), et pas en fanfare, contrairement à l'accoutumée.

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Pénalisées sont enfin en cinquième ressort toutes les sociétés commerçant avec l'étranger et dont les exportations sont ralenties par le fait que les marchandises destinées à un grand nombre de pays doivent subir des contrôles de radioactivité. L'obligation n'est pas toujours très rationnelle, mais il faut bien rassurer, puisque l'Etat nippon a classé au même niveau que celui de Tchernobyl (7 sur l'échelle internationale des événements nucléaires - INES) l'accident atomique de Fukushima, tout en sachant que les deux n'ont rien à voir.

En cette période où les entreprises japonaises cotées sont tenues d'annoncer leurs résultats financiers pour la période de janvier à mars, aucune ne peut se permettre de ne pas évoquer le désastre qui a frappé leur pays. Toutes ou presque sont en outre forcées d'enregistrer des pertes financières afférentes, qu'elles sont souvent d'ailleurs bien incapables d'évaluer très précisément, ce qui les conduit à s'excuser de ne pas donner de prévisions de chiffre d'affaires et bénéfices pour l'année budgétaire entamée le 1er avril. Compréhensive, la Bourse de Tokyo, accorde cette fois le droit aux sociétés de déroger aux délais et à la règle sur ce point.

Sony, qui cumule les cinq types de dommages précédemment évoqués (sans compter l'affaire de piratage des données personnelles de millions de clients de ses services en ligne), ne publiera ses comptes trimestiels et annuels que le 26 mai, soit près d'un mois plus tard que d'habitude, tant sa situation est floue.

Soulignons néanmoins pour conclure sur une note optimiste, que, selon les propos du patron américain de cette société-fleuron, Howard Stringer, Sony n'a pas l'intention de déménager toutes ses usines hors de l'archipel sous prétexte qu'il serait intégralement menacé par le risque sismique. "Ailleurs aussi les dangers existent: les guerres, les grèves, etc", argue l'homme, sensé.

Et de conclure: "Ganbare Nippon!" (courage Japon).
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