Leurs revenus et profits encaissés en devises à l'étranger sont dopés par la hausse de l'euro et du dollar face à la monnaie japonaise, autrement dit par la baisse du yen qui est elle-même la conséquence d'une politique surnommée « abenomics », à qui les Japonais ont un peu tendance à attribuer tous les changements de tous ordres perçus ces derniers temps.
« Abenomics » est le mot en vogue actuellement au Japon. Ce néologisme est le nom donné à la politique économique anticonformiste orchestrée par le Premier ministre Shinzo Abe, revenu au pouvoir le 26 décembre dernier. Le terme « abenomics », forgé sur le modèle des « reganomics » ou « clintonomics », avait été créé par on ne sait qui lors du premier mandat (raté) de Shinzo Abe entre septembre 2006 et septembre 2007.
Mais bien qu'ayant été employé par des parlementaires il n'avait pas été repris par les médias et était donc passé quasiment inaperçu. Il est revenu en force ces trois derniers mois tant s'est distinguée la politique économique de M. Abe, à l'opposé de la rigueur et de l'austérité prônées ailleurs. Si l'on en parle ici, de cette politique, c'est qu'elle est censée être un moteur de l'innovation technologique, une source de dynamisme des PME et un appui aux grandes entreprises exportatrices des secteurs les plus puissants au Japon (automobile, électronique) pour reconquérir compétitivité et parts de marché à l'étranger.
Cette politique, quelle est-elle ? Il s'agit, selon M. Abe lui-même, de tirer « trois flèches » en même temps. La première est monétaire : débarrasser le Japon de la déflation lancinante qui freine son activité économique depuis une quinzaine d'années. Concrètement, faisant fi de l'indépendance de la banque centrale (BoJ), M. Abe l'a forcée à fixer un objectif de 2% d'inflation (ce qui économiquement correspond à la stabilité des prix), juste avant de nommer un nouveau gouverneur à sa botte pour ouvrir grandes les vannes monétaires et faire couler à flot des liquidités dans les circuits financiers. Le but : permettre aux banques de prêter à taux très bas et pousser ainsi les entreprises à investir et les particuliers à dépenser, grâce à l'augmentation également attendue des salaires. Pour vaincre la baisse continue des prix (qui incite à reporter à plus tard des achats et dévalorise les biens déjà acquis), la première chose à faire est de dynamiser une demande notoirement insuffisante face à une offre surabondante, pour réduire l'écart entre les deux responsable d'une guerre tarifaire permanente.
La deuxième flèche est budgétaire : il s'agit de puiser dans les caisses (déjà vides) de l'Etat pour passer des commandes publiques, par exemple des travaux d'infrastructures et pour la reconstruction du nord-est dévasté par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011. Alors que depuis des années d'aucuns mettent en garde le Japon contre un endettement deux fois supérieur au produit intérieur brut (PIB) annuel du pays et un déficit budgétaire de l'ordre de 10% du PIB, le gouvernement de Shinzo Abe a choisi de continuer à augmenter le fardeau pour la même cause que celle énoncée plus tôt: réamorcer la pompe économique qui tourne au ralenti. Et d'expliquer qu'il ne peut de toute façon pas y avoir d'assainissement financier tant que la santé économique n'est pas rétablie. Ce n'est pas, selon lui, en privant l'Etat de dépenses que la situation du pays va s'améliorer. Si M. Abe peut se permettre cette politique dispendieuse, c'est aussi parce qu'il a poussé la banque du Japon à faire cause commune et à racheter en permanence et grande quantité des obligations d'Etat.
La troisième flèche, c'est la stratégie de croissance, autrement dit les réformes et mesures diverses que le gouvernement prévoit pour donner un coup de pouce aux entreprises en les aidant à innover et exporter, en libéralisant (secteur de l'électricité), en allégeant les procédures administratives. Ce sont aussi les dispositions qu'il envisage de prendre pour augmenter le taux d'activité des femmes, améliorer la formation des jeunes, inciter les étrangers à investir au Japon et les sociétés nippones à continuer de produire dans leur pays, etc.
Cette politique est vertement critiquée par les pays rivaux qu'elle menace, comme la Corée du Sud ou l'Allemagne dont les industriels risquent de souffrir du regain de compétitivité des Japonais. En revanche, elle a été saluée il y a quelques jours par le ministre français du Redressement productif, Arnaud Montebourg. Plus important encore, elle a reçu le soutien de deux récipiendaires américains du prix Nobel d'économie, Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Le premier écrit ainsi sur son blog que M. Abe n'est certes sans doute pas un grand clerc de l'économie, sujet qui ne l'intéresse probablement guère, « mais ce n'est pas grave ». « En ignorant la sagesse conventionnelle sur les dépenses, sans doute par mépris général pour les leçons des bien-pensants, il ose prendre des mesures budgétaires et monétaires de relance à un moment où tous les gouvernements des autres pays avancés sont trop sous l'emprise des gens très sérieux qui les conduisent de facto à mener des politiques d'austérité par crainte des déficits ».
Jusqu'à présent, selon M. Krugman, « les résultats de l'abenomics ont été tout à fait positifs: pas de hausse des taux d'intérêt, mais une forte baisse du yen, ce qui est une très bonne chose pour le Japon », particulièrement pour ses entreprises d'électronique, pourrait-on ajouter, même si, revers de la médaille, les importations de ressources énergétiques et matières premières sont plus chères. Et de conclure: « ce serait une ironie amère si un mec plutôt médiocre, avec toutes les mauvaises raisons du monde (selon les bien pensants), finit par faire la bonne chose économiquement, alors que tous les bons échouent parce qu'ils sont trop déterminés à faire bien, à être de bons petits gars ».
Et c'est ainsi que l'on perçoit déjà les premiers résultats sur les entreprises exportatrices de cette politique qui a fait plonger le yen de près de 25% face au dollar et d'environ 30% vis-à-vis de l'euro en l'espace de quatre mois, tout en faisant grimper l'indice Nikkei de la Bourse de Tokyo de plus de 50% dans le même laps de temps.
Le géant japonais de l'électronique Sony a ainsi fait part de nouvelles estimations de résultats financiers pour l'exercice 2012/2013 achevé le 31 mars dernier, évaluant désormais son gain net à 40 milliards de yens (380 millions d'euros), au lieu de 20 milliards auparavant. Sony a en outre calculé que son profit d'exploitation devrait se monter à 230 milliards de yens, au lieu de 130 précédemment attendus, sur un chiffre d'affaires de 6.800 milliards de yens au lieu de 6 600 milliards.
Le tout est dû à la remontée de l'euro et du dollar face au yen et à l'enregistrement des diverses récentes ventes d'actifs. Sony a effectué ces nouvelles évaluations sur la base d'un euro à 121,9 yens et d'un dollar à 92,4 yens pour le 4e trimestre (janvier à mars 2013), au lieu de respectivement 115 et 88 yens dans les prévisions antérieures, ce qui se traduit par un montant supérieur pour les recettes encaissées en devises à l'étranger et converties en yens au bout du compte. De surcroît, le groupe, qui englobe aussi une banque et une société d'assurance, a davantage gagné sur le marché japonais grâce à la spectaculaire remontée des valeurs à la Bourse de Tokyo, elle aussi due à l'abenomics. Ces derniers temps, Sony a en plus procédé à plusieurs ventes d'actifs.
Il a notamment cédé 6% de la société M3, une filiale qui gère un site internet d'informations réservées au corps médical. Cette opération devait entraîner l'enregistrement d'un profit exceptionnel de 115 milliards de yens (940 millions d'euros). Il a aussi fait part de la vente de 13,14% qu'il détenait dans la société nippone de services ludiques pour mobiles DeNA pour un montant de 43,5 milliards de yens (357 millions d'euros).
Sony s'est en outre défait d'un immeuble de bureaux à Tokyo pour 111,1 milliards de yens, une transaction qui devait également lui rapporter un gain de 41 milliards de yens sur son bénéfice d'exploitation au quatrième trimestre de l'exercice passé. Le fleuron nippon de l'électronique avait en outre déjà décidé en janvier la vente de son siège américain à New York pour 1,1 milliard de dollars.
Le tout ne se traduit pas nécessairement par des gains nets puisque, parallèlement, Sony a aussi procédé à des investissements (augmentation de sa participation dans Olympus, reprise intégrale de la filiale Sony-Ericsson, etc.). Sony annoncera le 9 mai ses résultats définitifs pour 2012/2013 ainsi que les prévisions pour le suivant entamé le 1er avril dernier et qui s'achèvera le 31 mars 2014. En 2011/2012, Sony avait déploré une perte nette historique de 457 milliards de yens (4,5 milliards d'euros au cours du moment), à cause de méventes, d'un yen très cher et de mesures de restructuration liées à la très mauvaise santé de sa division de téléviseurs.
C'est grâce aussi aux effets de l'abenomics qu'après quatre ans exécrables, le géant japonais du jeu vidéo, Nintendo, voit venir la fin du tunnel. Il peut se réjouir de la baisse du yen, puiqu'il n'avait cessé depuis 2009 de souffrir de l'ascension infernale de la devise nippone, au point que son chiffre d'affaires a été divisé par près de trois en l'espace de quatre ans, pour tomber à 635 milliards de yens l'exercice passé, tout juste supérieur au bénéfice d'exploitation mirifique qu'il avait engrangé au plus fort de sa splendeur en 2008.
Nintendo a en outre aussi pâti ces derniers temps de la concurrence des smartphones. Il a certes lutté avec de nouvelles consoles, la 3DS lancée en mars 2011 et la Wii U fin 2012, mais ni l'une ni l'autre, ni les jeux afférents n'ont rempli leur mission en 2012-2013, au point de laminer toutes les marges du groupe.
C'est uniquement la baisse du yen au cours du dernier trimestre qui a permis de sauver le résultat net annuel grâce à un gain exceptionnel lié aux changes de 39,5 milliards de yens. Et c'est le yen encore, dévalorisé par les mesures monétaires de la banque centrale du Japon, qui devrait aider le groupe à se refaire une santé. Outre le hasard monétaire bienvenu pour ce groupe qui réalise quelque 70% de ses ventes hors de l'archipel, Nintendo est sûr que ses consoles et jeux vont recouvrer les faveurs des joueurs. Pari risqué.