Figurez-vous que, depuis plusieurs semaines, les médias japonais (agence Kyodo, quotidien à grand tirage Yomiuri) répandent la rumeur selon laquelle le groupe taïwanais Hon Hai serait prêt à racheter l'intégralité de Sharp, une firme nippone centenaire qui détient des pépites technologiques mais se trouve dans une situation financière quasi désespérée.
Dans un premier temps, Hon Hai aurait mis sur la table 500 milliards de yens (3,8 milliards d'euros) pour prendre le contrôle de cette société sise à Osaka (ouest) et pionnière dans le domaine de l'affichage à cristaux liquides (LCD). Mais, comme cela n'aurait pas suffi à susciter l'attention de la direction de Sharp, Hon Hai serait revenu à la charge avec cette fois 700 milliards de yens (5,4 milliards d'euros).
Or le Hon Hai en question n'est pas n'importe qui. Cette société, dirigée par un homme d'affaires ambitieux, Terry Gou, n'est autre que la firme plus connue sous l'appellation commerciale Foxconn qui assemble (en autres) les produits d'Apple. Et le géant américain à la pomme est UN sinon LE plus gros client de Sharp pour les écrans de ses smartphones iPhone et tablettes iPad. Si bien que si Sharp devenait une filiale de Hon Hai/Foxconn, Apple aurait peut-être encore de meilleurs prix sur les écrans LCD et Foxconn serait encore plus incontournable.
En outre, Hon Hai prendrait du même coup le contrôle intégral de l'usine Sharp de dalles mères LCD de TV à Sakai (près d'Osaka), un site que le groupe taïwanais co-dirige déjà mais que convoiterait aussi, selon la presse, le sud-coréen Samsung qui se trouve être le plus important acheteur des écrans de TV produits sur place.
Puis, dans l'hypothèse où il parviendrait à ses fins, Hon Hai mettrait aussi la main sur les technologies de copieurs, d'appareils électroménagers à ions négatifs et d'autres brevets que détient Sharp dans divers domaines.
C'est déjà passablement compliqué ainsi mais ce n'est pas fini.
Le gouvernement japonais, qui a toujours été interventionniste quand il s'agit de technologies de pointe et de sociétés de grande renommée, n'est, on s'en doute, pas follement heureux d'entendre qu'un groupe comme Sharp pourrait tomber dans l'escarcelle d'une société asiatique comme Hon Hai.
Evidemment, le ministre de l'Industrie ne va pas clamer en conférence de presse qu'il s'oppose à un tel rachat (les sociétés privées sont en théorie libres), mais en coulisses ça s'agite forcément.
La preuve, le deuxième lot de rumeurs qui parcourent la presse depuis des semaines parle d'un démantèlement de Sharp, avec la création d'une société à part reprenant l'activité des écrans LCD, laquelle serait à 90% détenue par... un fonds d'investissement créé par les pouvoirs public.
Cet organisme, appelé INCJ, est déjà à l'origine de la création de Japan Display en 2012 qui n'est autre que le plus important rival japonais de Sharp. On imagine donc que l'INCJ reprendrait les activités LCD de Sharp pour les fusionner ensuite avec Japan Display et ainsi la boucle serait bouclée.
Japan Display deviendrait comme on dit souvent ici le « hinomaru des LCD » (autrement dit le drapeau national dans ce domaine). Rappelons que Japan Display est né il y a bientôt quatre ans du regroupement des activités alors mal en point de petits et moyens écrans LCD de Sony, Toshiba et Hitachi. Il ne manquait que Sharp à l'appel (il avait refusé à l'époque), il serait cette fois récupéré. Il se pourrait même, toujours selon les spéculations des médias, que Japan Display offre carrément de racheter toutes les activités d'écrans de Sharp.
Quel que soit le schéma, le rapprochement des deux ferait sens, car Japan Display est le premier fournisseur mondial d'écrans de smartphones et tablettes et Sharp le deuxième. Ensemble, ils contrôlent plus de 30% de ce marché.
Mais si Sharp est en si grandes difficultés financières, c'est que ce secteur exige en permanence des investissements colossaux pour produire en masse des écrans toujours plus performants. Or, les prix de vente, eux, ont tendance à baisser, de sorte qu'il n'est pas facile de dégager des marges. Les banques ont renfloué Sharp à maintes reprises et, même si elles sont encore prêtes à puiser dans leurs coffres, elles ne veulent pas que ce soit en pure perte comme les fois précédentes, elles exigent donc des garanties.
La direction de Sharp, dont l'action ne vaut plus grand chose à la Bourse de Tokyo, est donc dans la position difficile de devoir choisir entre Hon Hai (qui serait même prêt à lancer une offre publique d'achat (OPA) hostile à son encontre) ou un consortium de sauveteurs 100% japonais mais sans conserver là non plus son autonomie.
Bref, dans les deux cas, d'ici quelques mois, Sharp, qui a déjà grandement réduit la voilure, risque de n'être plus que l'ombre de lui-même. Et le patron actuellement en place, Kozo Takahashi, lui, n'a à peu près aucune chance de rester à sa place mais doit quand même faire tourner la maison d'ici là. Des milliers de salariés de Sharp ont déjà quitté le navire. Ce qui rend encore plus respectable l'attitude enthousiaste et passionnée de chercheurs du groupe cette semaine, au salon Wearable Expo de Tokyo, où ils se démenaient pour trouver des partenaires industriels afin que leur technologies (dont un minuscule projecteur) puissent trouver des applications concrètes.
Cette histoire de Sharp est d'autant plus triste que, contrairement à Toshiba, la société n'est pas ébranlée par un scandale comptable de malversations de la direction, mais par de mauvais choix stratégiques liés à un déficit de compréhension de l'environnement commercial et concurrentiel international.