The Occupation : autant en emporte le temps

Kevin Gainche
Par Kevin Gainche, Spécialiste gaming.
Publié le 12 avril 2019 à 14h42
The Occupation

Indiescovery, c'est votre rendez-vous avec le jeu vidéo indépendant. Une chronique libre rédigée avec passion après 2h12 de jeu exactement. Si on vous en parle, c'est qu'on a aimé. Bonne découverte !

Avant-propos

Où l'on évoque la relation au temps...

Si j'étais un peu taquin (ou fainéant), je commencerais le texte de cette chronique par la pire introduction possible pour un papier. Quelque chose du genre : « Depuis ses débuts, le jeu vidéo... ». Ou alors : « En tout temps, les jeux vidéo... ». Des introductions qui font froid dans le dos simplement en les lisant, et qui font montre d'un profond mépris pour les lecteurs. Pourquoi je vous parle de ça ? Pour rien, si ce n'est qu'il faut bien commencer son papier quelque part, et que pour se faire, j'ai besoin de revenir au début de l'histoire du jeu vidéo afin d'être en mesure d'évoquer la relation que ce dernier entretien avec le temps.

« derrière l'arcade, un impératif bassement pécuniaire qui consistait, et consiste toujours à vous faire cracher le plus de piécettes possibles»


Avant l'apparition des consoles, qui ont fait entrer le jeu vidéo dans les foyers du monde entier, l'arcade régnait en maîtresse (oui). Et derrière l'arcade, un impératif bassement pécuniaire qui consistait, et consiste toujours à vous faire cracher le plus de piécettes possibles dès lors que vous vous placez aux commandes. C'est pour cette raison que de nombreux jeux ont adopté une difficulté importante, mais aussi que de nombreux autres vous font jouer en temps limité. Les jeux de courses en sont un exemple flagrant. Que vous soyez au volant d'une bagnole de course, sur une paire de skis ou sur un jet ski (que des bornes formidables), les circuits que vous traverserez seront immanquablement divisés en tronçons que vous devrez parcourir en un temps imparti pour grappiller quelques secondes de jeu supplémentaires.

The Occupation
Les ordinateurs, issus des années 80-90, ne sont pas des bêtes de courses. Préparez-vous à attendre...

Et si vous lambinez trop, à vous le game over, et toute la frustration qu'il peut engendrer. C'est aussi pour cette raison que les jeux de baston sur arcade disposent d'un chrono pour chaque round. Afin d'éviter que les joueurs ne traînent trop derrière les joysticks, et les pousser à enchaîner les matchs les uns après les autres, et par conséquent, à dépenser leurs économies sans même y penser. Avec l'arrivée des consoles de jeux toutefois, la relation entre jeux vidéo et temps a évolué vers quelque chose de plus ludique. Ce qui était une contrainte est devenu un élément de gameplay à part entière pour certains jeux. Pour reprendre l'exemple des jeux de courses, cette évolution s'est traduite par l'arrivée des modes time attack par exemple.

« À partir du moment où le temps n'était plus une contrainte, il est devenu élément à part entière du jeu vidéo »


À partir du moment où le temps n'était plus une contrainte, il est devenu élément à part entière du jeu vidéo, devenant même une mécanique centrale dans certains titres. The Legend of Zelda : Majora's Mask me vient immédiatement en tête évidemment. Dans cet épisode des aventures de Link, la gestion du temps est primordiale, car chaque PNJ suit sa petite routine toute au long des trois jours que dure l'aventure. Grâce à une mécanique de retour dans le temps, vous pourrez explorer le monde plusieurs fois pour découvrir l'emploi du temps de chacun, et les petites histoires qu'ils vivent. Il faudra ensuite jongler avec toutes ces informations pour accomplir l'intégralité des tâches nécessaires à la complétion de l'aventure et ce, sous la menace constante d'une lune prête à s'écraser sur le monde (en plus d'être atrocement flippante).

Bien évidemment, le temps en jeu (diégétique pour causer comme un dictionnaire), est différent du temps réel, celui que dont nous faisons l'expérience en jeu. Les 72 heures jouées dans Majora's Mask ne sont pas 72 véritables heures de jeu. Surtout qu'il est possible de ralentir ou d'accélérer le temps en jeu. Et c'est là que l'on touche à une autre des relations qu'il existe entre temps et jeu vidéo. La temporalité est quelque chose d'extrêmement dur à gérer, surtout si l'on souhaite laisser au joueur un minimum de liberté. Prenez un Skyrim par exemple. Combien de fois avez-vous débuté une quête au cours de laquelle un PNJ vous donne rendez-vous quelque part ? Et combien de fois avez-vous pris votre temps pour vadrouiller dans la pampa environnante, nettoyant quelques donjons, devenant maître d'une guilde ou autre avant d'aller le rejoindre ?

« Réintroduire la notion du temps qui passe dans le jeu vidéo est pourtant quelque chose d'extrêmement intéressant »


En jeu, puisqu'il existe un cycle temporel, de nombreux jours ont pu passer, et le PNJ vous a attendu sagement, sans bouger, sans même vous faire la moindre remarque lorsque vous daignez le rejoindre. Avec ce genre de titres, on touche aux limites de la temporalité réaliste. Et le jeu vidéo fait régulièrement des concessions sur le sujet pour ne pas frustrer les joueurs, et créer des situations désertées par le côté ludique de la pratique. Réintroduire la notion du temps qui passe dans le jeu vidéo est pourtant quelque chose d'extrêmement intéressant.

The Occupation
En découvrant des badges de sécurité, vous gagnerez l'accès à de nombreuses zones protégées, essentielles à votre investigation

Si Kingdom Come Deliverance est un titre qui ne manque pas de défauts, il s'avère néanmoins intéressant sur bien des points, dont celui de la temporalité. S'il n'échappe pas à certaines facilitées que l'on a pu croiser dans un Skyrim et autres titres du même acabit, notamment entre les missions (il est possible de visiter la carte et faire des centaines de choses entre deux d'entre elles), c'est une autre limonade une fois certaine missions lancées. Dans l'une d'entre elle, votre personnage doit accompagner un peloton de gardes sur les lieux d'une attaque toute récente, afin de mener l'enquête. Lors de ma première session de jeu, j'ai fait un détour pour vider mon inventaire, et qu'elle ne fut pas ma surprise une fois arrivé sur les lieux. Durant mon absence, les gardes avaient fait leur travail, et réussi à coincer l'un des malfrats. J'ai même eu le droit de me faire copieusement tancer par le capitaine de la garde pour mon retard.

En refaisant cette même mission, et en suivant les gardes, j'ai eu le loisir de mener l'enquête moi-même, découvrant les tenants et aboutissants de l'attaque, et m'aidant grandement pour les missions suivantes. Une gestion du temps plaisante, agréable, mais aussi très surprenante lorsque l'on a été habitué à des années de je-m'en-foutisme temporel. Ce qui nous amène tout naturellement à notre jeu du jour, où le temps revêt une importance capitale. Car dans The Occupation, notre Indiescovery du moment, le temps diégétique est calqué sur le temps réel.

The Occupation

par White Paper Games (2019)

The Occupation est un titre qui nous ramène une trentaine d'année dans le passé, dans une Angleterre fantasmée fleurant bon la dystopie. Sur fond de crise migratoire profonde, d'union nationale et de politique nauséabonde, le titre de White Paper Games nous conte une histoire éminemment politique, et surtout très actuelle, que vous vivrez dans sa grande majorité à travers les yeux d'Harvey Miller, journaliste et écrivain bien décidé à faire toute la lumière sur l'incident qui a ébranlé les locaux de Bowman Carson, laissant tout de même près de 23 personnes sur le carreau.

The Occupation
L'observation est essentielle pour devenir un bon enquêteur, et vous ne savez jamais ce que vous pourrez apprendre en écoutant une conversation

Bowman Carson est en effet une institution qui tente par tous les moyens de mettre en place l'Union Act, un texte de loi qui a pour but de fermer les frontières du pays à toute forme d'immigration. Un texte extrêmement polémique, violent, qui déchire déjà le pays entre ses partisans et ceux qui y voient une démarche fascisante. C'est dans ce climat particulièrement délétère qu'intervient l'incident, explosion mortelle qui serait selon les premières informations, due à un employé de la firme : Alex Dubois. Immigré lui-même, dont la famille a déjà été déportée, il semble être le coupable idéal, que tout désigne. Mais est-ce la vérité ? Ou n'est-il rien d'autre qu'un bouc émissaire ? C'est ce que vous allez devoir découvrir au cours de votre enquête.

Et c'est là que l'originalité de The Occupation nous frappe de plein fouet. Car comme je l'ai évoqué plus haut, le temps est ici un élément central à la fois de l'histoire, mais aussi du gameplay. Dans le jeu de White Paper Games, une heure vaut une heure, et vous devrez vous débrouiller avec ça dès les premiers instants. Enfin presque. Car vous devrez auparavant traverser une première séquence plus « libre », qui fait office de tutoriel, vous permettant de découvrir les commandes et interactions possibles sans aucune contrainte. En revanche, une fois arrivé dans les locaux de Bowman et Carson, dans les baskets d'Harvey, fini la rigolade.

« C'est la montre de votre avatar, qui égrène les secondes et les minutes comme le ferait n'importe quelle tocante que vous porteriez »


La première chose que vous présentera le jeu d'ailleurs, c'est la montre de votre avatar, qui égrène les secondes et les minutes comme le ferait n'importe quelle tocante que vous porteriez. Votre éditrice, Mina, vous informe d'ailleurs que vous disposez d'une heure pour préparer votre premier entretien, avec la responsable de la communication de l'institution, et une bien maigre piste évoquant de mystérieux registres téléphoniques. À partir de là, tout dépendra de vous. Durant cette heure, vous devrez explorer le bâtiment à la recherche d'éléments pouvant étayer votre enquête. Pour ce faire, vous pourrez lire de nombreux documents, espionner des conversations, aller fureter dans les ordinateurs du personnel à la recherche de documents incriminant, écouter des enregistrements, bref, enquêter en somme.

The Occupation
J'espère que vous aimez lire, parce que The Occupation regorge de documents en tout genre, dont certains d'une importance capitale...

Ne croyez toutefois pas que vous aurez la tâche facile, car découvrir un indice, cela se mérite. De nombreux obstacles se dresseront sur votre chemin, et mieux vaudra s'armer de patience. Entre les rondes de sécurité des gardes, les mots de passe qui verrouillent certains ordinateurs, les alarmes à désarmer avec le code ad hoc, et autres passes de sécurité, vous aurez fort à faire. D'autant plus que, ne l'oubliez pas, l'horloge tourne en permanence. Au fur et à mesure de votre investigation, vous découvrirez des indices à exploiter, de nouvelles pistes à suivre, et une ribambelle d'éléments qui viendront vous aider dans votre progression. Allez par exemple inspecter l'ordinateur du responsable du département informatique, et vous obtiendrez une liste des mots de passe des ordinateurs du personnel. Allez fureter dans les poubelles, et vous pourrez tomber sur des documents de première importance.

S'il est pratiquement impossible de tout découvrir lors de votre première session, chaque passage vous permettra d'en apprendre plus sur les habitudes de chaque PNJ, comme ce garde qui fait une pause pipi à 15h15 et 15h30 tous les jours. Ou ce coup de fil qui vous permettra de rejoindre un bureau vidé de son occupante. Puzzle géant aux multiples approches, The Occupation utilise merveilleusement le temps qui s'écoule, et son espace pensé avec minutie pour vous proposer une aventure narrative prenante, qui vous maintiendra régulièrement sous tension. D'autant plus que le jeu insiste sur la lourdeur des petites tâches.

The Occupation
Au fil de vos pérégrinations, vous pourrez découvrir de nombreux vinyles qui composent la bande-son du jeu, et que vous pourrez écouter dans l'appartement d'Harvey

Envie de récupérer un fichier sur un ordinateur ? Vous devrez auparavant récupérer une disquette, l'insérer dans le lecteur, ouvrir le fichier que vous souhaitez copier, cliquer sur l'icône de sauvegarde, choisir la destination, attendre la copie, valider la copie et éjecter la disquette. Une série d'actions réalistes, qui prennent toutes un certain temps. Ce qui peut s'avérer problématique lorsque vous vous trouvez dans un lieu où vous n'êtes pas censé être. Dès lors, vous devrez apprendre à composer avec le temps, et utiliser tous les moyens à votre disposition pour retarder l'inévitable. Baissez les stores pour éviter qu'un agent de sécurité ne vous repère. Coupez le son d'une radio pour ne pas attirer l'attention. Faites sauter les plombs à l'autre bout du complexe pour éloigner les gardes d'une zone donnée. Autant de petites choses que vous pourrez accomplir, et qui rendent The Occupation formidable.

« Si les mécaniques liées au déroulement du temps sont aussi originales que bien menées, elles ne se cantonnent pas à un simple gimmick »


Certes, le jeu n'est pas exempt de défaut, et l'intelligence artificielle pourra parfois vous jouer des tours en vous repérant à travers les murs. À de rares occasions, vous pourrez aussi être sujet à des problèmes liés à la physique du jeu, ou à ses contrôles (les panneaux couvrant les claviers des alarmes sont un calvaire à gérer), mais dans l'ensemble, The Occupation vaut très largement le coup d'œil. Si les mécaniques liées au déroulement du temps sont aussi originales que bien menées, elles ne se cantonnent pas à un simple gimmick. Elles viennent au contraire servir à merveille une histoire très intéressante, qui se déploiera plus ou moins en fonction de vos qualités d'enquêteur. En un mot comme en cent, tentez l'expérience, vous ne devriez pas le regrette.

On vous laisse avec ce trailer du jeu (déjà disponible sur Steam) :

Kevin Gainche
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