Historiquement plus à l’aise sur PC, le First Person Shooter - autrefois appelé Doom-like - a tout de même écrit quelques-unes de ses plus belles pages sur consoles. Medal of Honor, TimeSplitters, Killzone et surtout Halo, figurent notamment parmi les licences ayant marqué leurs plateformes respectives. Mais c’est surtout avec GoldenEye 007 que le genre a atteint son plein potentiel à la manette. Retour sur la création et le succès du meilleur FPS console de tous les temps.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Les prémices d’un succès surprise
En 1995, Rare a le vent en poupe. Le studio britannique, créé dix ans plus tôt, s’est servi de sa licence Battletoads comme d’une rampe de lancement et a tapé dans l'œil de Nintendo, qui a fait l’acquisition de 49 % de ses parts. Big N cherche alors des titres poids lourds pour la fin de vie de sa Super Nintendo, mais personne n’imagine que le salut puisse venir d’un studio occidental. Avec l’immense Donkey Kong Country et le remuant Killer Instinct, sortis coup sur coup en 1994 et 1995, Rare offre au constructeur japonais de quoi temporiser avant l’arrivée de sa nouvelle console, qui viendra concurrencer la PlayStation de Sony dont le succès est déjà retentissant. Par la même, Rare s’adjuge par KO une réputation de maître absolu de la technique.
En parallèle, le nouveau film James Bond fait long feu. Amorcé en 1990, le projet s’empêtre dans des problèmes juridiques qui ont raison de l’engagement contractuel de Timothy Dalton, remplacé par Pierce Brosnan. Nintendo est choisi pour l’adaptation vidéoludique, et le constructeur consulte ses différents studios second party, pour opter logiquement pour Rare. Le développement de GoldenEye commence au début de l’année 1995. Une dizaine de développeurs, pas les plus expérimentés du studio, commencent à plancher tous azimuts sur ce que beaucoup d’observateurs voient comme un simple jeu à licence de plus.
Un rail shooter à la Virtua Cop, un jeu d’aventure 2D en side scrolling : la jeune équipe explore de nombreuses pistes, à l’aveugle puisque les spécificités de la future machine de Nintendo ne sont pas encore connues. Le studio itère sur un superordinateur Challenge XL de Silicon Graphics, modifie une manette Saturn et n’a pas réellement de direction bien définie pour le projet.
Avec l’envie de bien faire chevillée au corps, ces 10 vingtenaires inexpérimentés travaillent jusqu’à 100 heures par semaine (on ne parlait pas encore de crunch…) jusqu’à trouver le bon concept, qui s’impose de lui-même au bout de quelques semaines : ce sera un jeu solo à la première personne, reprenant le scénario du film auquel l’équipe a rapidement accès.
Plus qu’un jeu à licence ?
Trois personnes de Rare se rendent même sur le tournage pour mitrailler les décors à l'appareil photo, tandis que les plans détaillés des lieux de l’action leur permettent de calquer la topologie des niveaux sur les différents environnements arpentés par Bond dans le long métrage.
Il devient rapidement évident que le jeu ne sera pas terminé à temps pour la sortie du film, projeté dans les salles obscures fin 95 avec un succès public et critique certain. De son côté, la Nintendo 64 a vu le jour l’été précédent au Japon, offrant à Rare toutes les informations dont le studio a besoin pour avancer sereinement.
Le film est sorti, et la console est disponible : la pression diminue sur l’équipe, qui peut désormais prendre son temps pour peaufiner son futur chef d'œuvre. Mais le succès relativement inattendu de la machine aux Etats-Unis (les ventes US surpassent même les résultats japonais) augmentent dans le même temps les attentes de Nintendo, qui a besoin d’occuper le marché avec de gros jeux occidentaux pour satisfaire ses joueurs. Big N ne s’y est pas trompé : GoldenEye 007 deviendra le troisième jeu le plus vendu de la Nintendo 64, rentabilisant largement les 33 mois de développement et les 2 millions de dollars de budget avec ses 8 millions d’unités écoulées.
Mais revenons-en au développement : GoldenEye est pour le moment un FPS uniquement solo, et les développeurs se perdent un peu dans leurs expérimentations malgré une base saine de FPS. L’équipe considère par exemple la possibilité de recharger son arme en enlevant et remettant le rumble pack sous la manette ; une mauvaise idée heureusement rapidement abandonnée. La sortie de Mario 64 est une source d’inspiration assumée : l’ouverture des niveaux et de la progression générale incite l’équipe à ajouter des objectifs secondaires, qui contribuent grandement à la qualité du jeu.
Malgré l'absence du thème principal interprété par Tina Turner, la bande originale de GoldenEye est largement à la hauteur de celle du film
Une adaptation fidèle, et plus encore
Mais si GoldenEye a marqué son époque, c’est avant tout grâce à sa réalisation hors pair. La Nintendo 64 est la console la plus puissante à sa sortie, et Rare en tire pleinement parti avec une 3D fine et détaillée, couplée à une très grande variété des décors. C’est un réel bonheur d’arpenter le barrage, le complexe souterrain, la bibliothèque ou encore le train qui comptent parmi les séquences fortes du film, même si le jeu se démarque souvent du métrage pour offrir une variété de situations plus grande encore, en plus de deux niveaux bonus inspirés d’autres films de l’espion britannique à débloquer à la sueur de son front.
En plus d’un énorme travail sur l’ambiance, avec des menus sous forme de vieux dossiers d’espion, des musiques dans le ton et des bruitages too much comme on aime, GoldenEye 007 jouit d’un game design et d’un équilibre implacables. Infiltration, fuite en tank dans les rues de Saint Petersbourg, passage en temps limité, séquence narrative qui tourne au pugilat, niveaux fermés labyrinthiques et extérieurs aérés animent ce périple mouvementé aux quatre coins du globe, le tout accompagné d'un panel d’armes et de gadgets divers et variés, typiques de 007.
GoldenEye coche toutes les cases de l’adaptation réussie, en plus d’offrir un défi relevé avec ses trois niveaux de difficulté, sans parler des nombreux objectifs qui s’ajoutent dans les modes supérieurs ou les temps référence à battre pour débloquer les modes de triche. Tout est fait pour que l’on refasse chaque stage jusqu’à la performance parfaite ; 24 ans plus tard, le jeu est d’ailleurs encore largement speedrunné.
L’absence de second stick analogique, qui rend le jeu difficilement praticable aujourd’hui, est, côté gameplay, parfaitement contrebalancée par une assistance à la visée efficace. Le système de visée manuelle, s’il contraint le joueur à rester statique, se révèle suffisamment précis et confortable sur la durée pour faire face aux diverses situations du jeu.
Longue et passionnante, l’aventure s’adosse qui plus est à un mode multijoueurs légendaire, qui contribue assurément à la postérité du jeu. Il n’était pas prévu à l’origine, quand Rare pensait encore pouvoir sortir son jeu à temps pour le film, mais la sortie de la Nintendo 64 et de ses quatre ports manette de série poussera le studio, alors en pleine expérimentation, à faire des essais en écran partagé. Encore une excellente inspiration d’une équipe que le manque d’expérience semble pousser à explorer le plus de pistes possibles.
La consécration en multijoueurs
Développée dans le dos de Nintendo, sans trop savoir où cela mènera, la composante multijoueurs de GoldenEye a rapidement fait la réputation du jeu. Les 11 cartes, tirées de la campagne solo, offrent un panaché de situations différentes pour mettre une nouvelle fois en valeur la variété des armes : mines de proximité, pistolet d'or et ses munitions létales, lance-grenades, corps à corps uniquement… les possibilités offertes par les cinq modes différents, les cheat codes (grosse tête, peinture…) et le casting pléthorique du film auquel s’ajoutent quelques têtes connues de la licence Bond, comme Oddjob ou Jaws, sont immenses. Presque infinies même, en tout cas pour les adolescents fiévreux qui se massent chez leurs amis pour de longues après-midi d’automne, d’hiver, de printemps et même d’été.
Sans aucun temps de chargement grâce au support cartouche conservé par Nintendo contre vents et marées, les parties s’enchaînent aussi vite que les fous rires ; la mauvaise foi est plus que jamais de mise et les alliances très rapidement trahies. Rare n’est malheureusement pas parvenu, comme il le souhaitait, à intégrer d’anciens acteurs de James Bond, faute de droits pour Dalton, Connery ou Moore, qui ont précédé Brosnan en tant que 007.
Pareil pour les armes et pour la plupart des PNJ, sur lesquels les développeurs ont collé leurs propres têtes modélisées. En hommage à Ken Lobb, un exécutif de Nintendo qui a visiblement apporté son soutien à l’équipe pendant le développement, « Klobb » devient la pire arme du jeu car jugée est « bruyante et imprécise ». Un clin d'œil potache qui résume bien l’ambiance qui règne chez Rare à cette époque.
À quelques semaines de la sortie, un retour surprenant de Shigeru Miyamoto lui-même vient cueillir la jeune équipe : un peu gêné par la violence exacerbée du jeu, le papa de Mario suggère d’ajouter une séquence de fin dans laquelle Bond, beau joueur, vient visiter à l’hôpital les ennemis sur lesquels il a tiré pendant le jeu. Rare refusera poliment, mais ajoutera tout de même un générique de fin très cinématographique à son titre, pour souligner l’aspect fictionnel de leur œuvre.
Rare ne meurt jamais ?
Après le carton mondial du jeu, Nintendo se tournera naturellement vers Rare pour développer un nouveau titre basé sur la licence James Bond. Refus poli du studio, qui sortira le sympathique platformer 3D Banjo-Kazooie l’année suivante, avant de mettre dans l’excellent FPS sci-fi Perfect Dark de nombreuses idées effleurées avec GoldenEye.
Vendu à Microsoft pour 377 millions de dollars en 2002 et dépeuplé de la plupart de ses forces vives originelles, le studio écrira des pages moins glorieuses de son histoire chez le constructeur américain, avec quelques jeux Kinect sans saveur, avant de retrouver un peu d’allant grâce à Sea of Thieves.
De son côté, GoldenEye a connu un hommage en forme de faux remake, en 2010 sur Wii (et l’année suivante sur PS3 et Xbox 360), dans lequel Daniel Craig incarne Bond, au cœur d'une aventure largement inspirée du jeu mythique de la Nintendo 64. Un titre suffisant pour apaiser les fans historiques du jeu original, que les fuites d’un remake annulé sur Xbox 360 avaient quelque peu échaudés en 2009. Les grands jeux, comme les diamants, sont définitivement éternels.