C'est l'histoire d'un méchant gorille, détesté par tous les gosses des années 80, qu'un studio de développement anglais réhabilita pour en faire un héros iconique de la grande famille des personnages Nintendo. Une chouette histoire que nous vous proposons de redécouvrir cette semaine.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10ème art...
Donkey Kong VS Aladdin
Comme nous vous le racontions dans un précédent Neo•Classics, l'année
1993 fut en grande partie marquée par la sortie de l'illustre Aladdin sur Megadrive. Le titre fit en effet un tel carton qu'il permit à SEGA de prendre une longueur d'avance sur son rival Nintendo en termes de parts de marché.
Un comble pour la firme de Kyoto dont la console 16-bits surpassait
techniquement celle de son concurrent. Il était donc hors de question pour le géant japonais de se laisser marcher sur les pieds, qui plus est dans un registre qu'il a grandement contribué à définir à savoir celui de la plateforme.
La réponse de Nintendo à ce camouflet viendra ainsi un an plus tard, il s'agira de Donkey Kong Country. Un titre dont absolument rien ne filtra tout au long de son développement de 18 mois et qui fut révélé au CES d'août 1994 à Chicago.
Mais avant d'en venir au vif du sujet, il convient d'en raconter un peu la
genèse car, à l'image de celle d'un Starfox sorti l'année précédente, l'histoire de Donkey Kong Country est un petit miracle, presque une anomalie dans la matrice si bien réglée de la tradition Nintendo.
«Shigeru Miyamoto, gardien du temple de l'esprit et des traditions de
Nintendo, n'est quasiment pas intervenu sur le développement de Donkey Kong Country. Nintendo n'a d'ailleurs que très peu mis son nez dans les affaires de Rare durant le développement du jeu, un cas inédit dans l'histoire de la firme.»
Une occasion Rare
Nintendo a toujours été une entreprise très conservatrice, soucieuse de
conserver la maîtrise de ses propriétés intellectuelles. Les différents partenaires qui ont eu l'occasion de s'y frotter s'accordent à dire qu'il peut être difficile de proposer de nouvelles approches ou de transiger avec les directives des têtes pensantes de la firme, Miyamoto en tête. Pour revenir à l'exemple de Starfox, les équipes d'Argonaut parties rejoindre celle de
Nintendo à Kyoto pour développer conjointement le fameux shooter de la Super Nintendo en ont gardé quelques souvenirs amers.
Pourtant Tony Harman, de Nintendo of America, est convaincu que le succès de la Super Nintendo passe aussi par de nouveaux partenariats avec des studios de développement occidentaux. En 1993, Harman rend visite à Rare Software et le studio anglais lui présente un prototype de jeu
pré-rendu en 3D qui le convainc de suggérer un partenariat à la
maison mère.
À l'époque, les ressources de Nintendo Japon sont déjà mobilisées par la future Nintendo 64, mais aussi par le développement de titres majeurs, comme Starfox ou Yoshi's Island. Nintendo accepte de collaborer avec Rare et, plus inespéré encore, de lui confier l'utilisation de l'une de ses franchises les plus célèbres, Donkey Kong.
Un demi millions de dollars plus tard….
Les ambitions de Rare et Nintendo pour ce "retour sur le devant de la scène" du fameux gorille sont énormes et pour parvenir au niveau de qualité attendu, Rare investit dans plusieurs stations Silicon Graphics d'une valeur de 80 000 livres sterlings chacune. Un investissement rendu possible par la récente acquisition de 49% des parts de l'entreprise par Nintendo. Ces calculateurs de pointe sont, à l'époque, utilisés que par des super productions hollywoodiennes, telles Abyss, Terminator 2 ou Jurassic Park.
«Killer Instinct, l'autre titre de Rare développé sur station Silicon Graphics et sorti à la même époque que Donkey Kong, promettait à qui voulait l'entendre un portage fidèle en tout point sur la future Ultra 64 pour l'année suivante. Et comme Donkey Kong il ne sortit finalement que sur Super Nintendo ! Que nous étions naïfs à cet âge….»
Rare travaille d'arrache-pied durant les 18 mois de développement du jeu ; les temps de calcul nécessaires aux rendus des images de synthèse étant à l'époque particulièrement longs, même sur un matériel aussi avancé. Et lorsque le titre est finalement dévoilé lors du CES de 1994, tout le monde s'attend à ce que celui-ci soit annoncé sur Nintendo 64. À la surprise générale, c'est bien la Super Nintendo qui accueillera le titre, prouvant par la même que la petite 16-bits en a encore sous le capot et n'a pas dit son dernier mot malgré l'arrivée imminente des consoles de nouvelle génération.
À sa sortie, Donkey Kong Country a laissé pantois les joueurs du monde
entier.
Rare est parvenu à un style visuel résolument nouveau et le jeu fourmille de détails inédits. Il s'agit par exemple du premier jeu du genre à proposer des changements météorologiques au fil d'un même niveau. Pluie, neige, cycle jour/nuit, l'univers du jeu prend vie sous nos yeux.
Le recours à la modélisation 3D, à la texturisation et aux effets de lumières pour les personnages peuplant les niveaux mais aussi pour éléments de décors confère à l'ensemble une matérialité elle aussi inédite sur console.
Des bonnes idées en veux-tu en en voilà !
Au-delà de sa plastique époustouflante, Donkey Kong Country se révèle être un incroyable jeu de plateforme. Rare a religieusement étudié les
classiques de Nintendo. Super Mario Bros. 3 en tête, et l'ADN de Donkey Kong Country est bel et bien celui d'un jeu de Big N, alors même qu'il a été entièrement pensé et réalisé par un studio anglais. Une petite prouesse.
Parmi les innombrables idées de gameplay posées sur la table des
négociations, Rare et Nintendo n'en retiennent évidemment que les plus essentielles et les plus structurantes pour l'expérience de jeu. En premier lieu, Donkey Kong ne partira pas seul à la chasse aux bananes et sera accompagné de Diddy Kong. En plus de proposer deux gameplay sensiblement différents – l'un plus costaud, l'autre plus agile – cela permet permet surtout à Rare de se passer de jauge de vie et, à la manière du champignon de Super Mario, de symboliser une possibilités supplémentaire d'être touché.
Rare a même obtenu gain de cause sur un grand nombre de ses suggestions, comme par exemple l'introduction d'alliés pour Donkey et Diddy en la présence d'animaux. Rhinocéros, autruche, espadon et grenouille viennent ainsi prêter main forte au duo et leur permettent bien
souvent d'accéder à des zones de jeu cachées.
«Je me souviens avoir parfois tellement joué a Donkey Kong Country que mon sommeil était régulièrement contrarié par les déflagrations des barils canons ou les exclamations émises par Donkey et Diddy en se passant le relais !»
Un challenge parfaitement bien calibré
Le foisonnement d'aires de jeu bonus est d'ailleurs l'une des grandes
forces de Donkey Kong Country. Le jeu propose en effet une quarantaine de niveaux particulièrement inventifs dans lesquels il faudra fouiner pour découvrir une soixantaine de recoins cachés recelant leur lot de récompenses et ainsi parvenir à terminer le jeu à 101%.
C'est sur ce point que Rare et Nintendo ont d'ailleurs trouvé un terrain
d'entente quant à la difficulté du jeu. Le studio anglais avait pour habitude de corser le challenge de ses productions et le premier jet de cette nouvelle aventure de Donkey Kong était un peu trop relevé pour Nintendo qui lui préféra un défi à la portée de la majorité des joueurs, considérant que les nombreux secrets à découvrir constitueraient un menu suffisamment conséquent pour contenter les amateurs de difficulté.
Une concession bienvenue puisque l'équilibrage du challenge proposé par
le jeu est absolument parfait. La difficulté va crescendo et évite soigneusement de frustrer le joueur tout en mettant ses réflexes à l'épreuve. Surtout, le titre parvient sans cesse à se renouveler et à nous surprendre avec de nouveaux obstacles à surmonter.
On gardera en mémoire les enchaînements effrénés de barils-canons, les parcours d'obstacles haletants à bord d'un wagonet de fortune (lancé à toute allure sur un chemin de fer accidenté) ou encore les périlleuses déambulations dans les niveaux aquatiques ; une gageure tant l'exercice a le plus souvent donné lieu à de douloureux souvenirs sur l'immense majorité des jeux du genre.
Une bande-son qui donne la banane !
Enfin, comment parler de Donkey Kong Country sans rendre hommage à la formidable bande-son composée par l'immense David Wise. Une OST de légende aux sonorités sans équivalent dans toute la ludothèque Super Nintendo (et qui a participé à asseoir la réputation du compositeur).
Il s'agissait d'ailleurs une petite prouesse technique pour l'époque puisque celle-ci occupait pas moins de 8 Mo des 32 Mo de mémoire de la cartouche.
Contrat totalement rempli pour Rare donc qui a répondu aux attentes de
Nintendo en délivrant un jeu à la fois visuellement à l'avant-garde - répondant ainsi au camouflet reçu par SEGA et son Aladdin – mais aussi un jeu de plateforme inoubliable, tout en relançant la carrière éteinte d'un des personnages les plus emblématiques de Nintendo.
C'est ce qu'on appelle un carton plein et 16 ans après sa sortie Donkey Kong Country n'a d'ailleurs pas pris une ride. Un monument du jeu vidéo et l'un des plus grands coups d'éclat de l'histoire de Rare, tout simplement.