Mais que sont devenus nos jeux vidéo linéaires d'antan ? Où sont passés nos shooters/FPS, survival horror ou point & click à la progression hyper-guidée, aux niveaux en couloirs, ces aventures où l'on se contentait d'aller au point suivant, bien sagement, pour découvrir ensuite, à travers une cinématique, l'impact de nos actions sur la narration ?
Cette approche semble désormais appartenir au passé, à l'antiquité du jeu vidéo. Une vision à la papa, complètement has-been. Et à cet égard, 2015 aura marqué une césure très nette, elle aura tourné une page durable de l'histoire du média.
C'est bien simple, de tous les blockbusters (ou AAA) de l'année, il n'y en a qu'un seul qui s'inscrive sans hésiter dans l'ancienne tradition : The Order 1886, de Ready at Dawn. Et le verdict est sans appel, puisqu'il s'agit de l'une des grosses déceptions commerciales récentes, sanctionnant il est vrai un jeu assez mou, engoncé dans ses jalons immuables, terriblement old school dans sa conception.
Si les histoires de The Witcher 3 sont passionnantes, elles se racontent de manière déconstruite, en fonction de nos envies.
Avec l'échec de The Order, c'est un peu la fin de la formule qui a dominé les jeux vidéo pendant 20 ans, et s'était offert un ultime chef d'œuvre avec le cultissime The Last of Us. Ce dernier, au lieu d'inspirer pléthore d'imitateurs, n'a eu, depuis, aucun successeur de poids, si l'on excepte le futur Uncharted 4, aux trailers alléchants. Pour l'heure, le champ est libre pour une concurrence qui mise sur une toute autre forme de narration, diluée à l'intérieur d'un gameplay devenu le cœur de l'expérience.Le jeu le plus emblématique de la tendance dominante au sein des blockbusters récents est bien entendu Metal Gear Solid V : the Phantom Pain, tentative audacieuse de redéfinir la manière de raconter une histoire. Hideo Kojima, dont les premiers MGS étaient pourtant linéaires et dirigistes en diable, avait amorcé un tournant dans son MGS : Peace Walker sur PSP, épisode dans lequel il saucissonnait l'aventure en petites missions (console portable oblige) et nous incitait à les refaire en boucle pour accumuler des points d'expérience, du matériel et des recrues.
Si The Phantom Pain reprend l'idée générale de Peace Walker, il accentue certains partis pris, en supprimant presque totalement les combats de boss (qui ont, d'habitude, le mérite de marquer les articulations du scénario), en déconnectant les missions et les cinématiques, et surtout, en fragmentant plus que jamais la structure du jeu, réduite à une constellation de quêtes dont les objectifs sont interchangeables.
Sur le papier, MGS V s'annonce répétitif et lassant, mais il est transcendé par le gameplay, dont la richesse permet de recommencer inlassablement les mêmes tâches, sans vivre deux fois la même situation. Dès lors, on comprend que Hideo Kojima a mis de côté le scénario pour faire de l'interactivité son sujet principal : on module la structure à loisir et on expérimente avec le matériau fourni. Bref, l'open world n'a jamais autant mérité son surnom de « bac à sable ».
Dans MGS V, on recommence les mêmes missions sans se lasser, pour stocker véhicules et recrues.
Jouez comme vous aimez
On retrouve l'approche de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain presque à l'identique dans Mad Max, du studio Avalanche. Le mimétisme est même surprenant : entièrement axée autour de la reconstruction progressive du monde, l'aventure ne propose pour ainsi dire aucun scénario, et se présente comme un jeu en kit, un assemblage de phases de gameplay dont les possibilités s'enrichissent au fil des succès.Le jeu le plus proche de MGS V est, curieusement, Mad Max, par Avalanche Studios : presque expérimental !
Il y a quelques années, Mad Max aurait été un produit calibré, alternant action et infiltration en ligne droite ou bien, s'il fallait jouer la carte de l'open world, son axe scénaristique central aurait dominé tout le reste. En 2015, on est frappé par la proposition presque abstraite des développeurs, par le refus de prendre le public par la main.
Idem avec un Just Cause 3 qui ne se justifie que par son gameplay, lequel s'avère à double-fond : sans intérêt si l'on s'obstine à jouer conformément aux conventions d'un shooter classique (le héros ne court pas, il ne tire pas à couvert etc), il ne trouve son sens qu'en combinant grappin, parachute et wingsuit, et en poussant le moteur physique dans ses derniers retranchements. L'objectif avoué du studio Avalanche (encore lui !), c'est de fournir les outils propices à la créativité du joueur, laquelle se traduira en vidéos décoiffantes sur Youtube. Inutile de dire que la narration, là encore, est totalement sacrifiée.
Maîtriser le gameplay de Just Cause 3 est la condition sine qua non pour en découvrir le véritable intérêt.
Open world généralisé
Les blockbusters de 2015 ne sont pas forcément aussi radicaux que les trois jeux que nous venons d'évoquer, mais ils ont tous un point commun, celui d'être en open world, à des degrés divers. D'un côté, on trouve les sandbox purs et durs, comme The Witcher 3, Batman Arkham Knight, Dying Light, Fallout 4, Assassin's Creed Syndicate. De l'autre, des titres mi-linéaires, mi-ouverts, dont Rise of the Tomb Raider est le meilleur représentant.Dans tous les cas, l'histoire y tient une place importante, mais leurs créateurs n'ont pas voulu prendre le risque de ne s'appuyer que sur le story-telling, et multiplient les quêtes annexes et autres objets à collectionner. Il est significatif, à ce titre, que deux de ces licences (Batman et Tomb Raider) aient commencé comme des aventures linéaires avant de muter progressivement en bac à sable.
A ses débuts, Lara Croft remontait des couloirs : désormais, ses aventures s'astreignent aux règles de l'open world.
Désormais, l'open world n'est plus un sous-genre à part, autrefois surnommé GTA-like, il s'est banalisé au point de servir de structure de base à tous les univers, à tous les sujets, à tous les gameplay. La progression guidée a vécu, elle a été avalée par la liberté totale dont Rockstar fut longtemps le porte-étendard. Bien sûr, certains studios sont plus attachés que d'autres à la narration et The Witcher 3 ou Batman Arkham Knight, notamment, ont même démontré qu'on pouvait laisser la bride sur le cou du joueur sans pour autant pénaliser les personnages.
Mais il n'en demeure pas moins que les jeux vidéo, dans leur ensemble, ont changé : moins directifs, ils font davantage confiance à la capacité d'adaptation, à la curiosité et à l'inventivité du joueur. Ils craignent moins de le perdre, de le frustrer, ou de le confronter à une difficulté hors-norme, comme c'est le cas de Bloodborne qui cumule tous les choix anti-mainstream : une histoire volontairement cryptique, aucune carte ni objectif annoncé, un level design labyrinthique, une expérience basée sur la répétition ad nauseam. Et pourtant, le titre de From Software a rencontré un succès parfaitement inattendu.
Difficile, déroutant, répétitif, Bloodborne avait tout pour déplaire mais en 2015, cette formule cartonne !
Casser la structure du jeu, faire du gameplay le point d'équilibre de l'expérience en lieu et place du scénario : cette nouvelle approche répond sans doute à l'attente du public, reste à savoir laquelle... L'hypothèse vraisemblable est celle-ci : le gamer a pris l'habitude de jouer à son rythme, au diapason de ses envies, à petites doses mais régulièrement, et ne craint plus ni la déconstruction de l'aventure, ni la répétitivité des situations. Il préfère revenir sur son jeu des semaines ou des mois durant, et ainsi en avoir pour son argent.En 2014, le triomphe (plus aux USA qu'en Europe) d'un produit aussi abstrait et redondant que Destiny marquait le déplacement du curseur. L'étape d'après, c'est la suppression du mode solo (actée dans Star Wars Battlefront, Destiny et Titanfall) pour lui substituer un multi dont la logique est finalement assez proche des MGSV et autres Just Cause 3 : des missions en boucle, toujours identiques, mais dont l'accumulation fait évoluer le personnage, et donc la partie.
On trouve aussi une obsession pour le scoring, le pendant logique du hardcore gaming, autre césure nette avec l'ère, désormais révolue, du jeu vidéo casual dont la Wii était le symbole définitif. Ce n'est pas un hasard si en 2015, Nintendo a livré son tout premier shooter en ligne : Splatoon.
Alors bien sûr, quelques jeux à succès de 2015 étaient narratifs et linéaires, mais ils essayaient de compenser ce « défaut » par un découpage en chapitres, en petites sections, misant sur la répétition et une expérience de jeu étalée dans le temps. On pense aux titres épisodiques comme Life is Strange, Resident Evil Revelations 2, ou à Until Dawn, artificiellement sectionné en épisodes, comme une série télé. S'inscrire dans une narration classique impliquera désormais de passer par ce genre de subterfuge.
Linéaire, voire non-interactif, Life is Strange s'est étalé sur presque un an, camouflant ainsi son antique formule.
2016 enfoncera-t-il le clou ?
Le cru 2015 est-il un indicateur des années à suivre, ou bien 2016 amorcera-t-il déjà un changement d'orientation ? Il est certain que Doom, Uncharted 4, Hellblade ou The Last Guardian seront essentiellement linéaires, mais les titres ayant fait le choix de l'open world font pencher la balance de leur côté : Deus Ex Mankind Divided (plusieurs zones ouvertes qui se suivent), Mirror's Edge Catalyst, Final Fantasy XV, Mass Effect 4, Crackdown 3, Homefront : The Revolution, Ghost Recon Wildlands, The Division, Mafia III, No Man's Sky...Là encore, tous les univers et tous les gameplays se conformeront à l'impératif de liberté absolue, et il sera très intéressant de voir sir les développeurs s'inscriront plutôt dans la vieille école à la GTA (une quête principale/colonne vertébrale qui une direction claire à l'ensemble), ou plutôt dans celle d'un MGS V, véritable caméléon se conformant aux attentes de chacun.
Mirror's Edge, autre exemple de jeu d'action autrefois guidé qui fait le pari d'un open world au service du gameplay.