La NASA n'a pas les moyens techniques, pour son premier projet d'envergure, Mercury, d'envoyer des astronautes faire le tour de la Terre. Mais grâce à une fusée presque dépassée au début des années 60, elle pourra sauver la face après le nouvel exploit des Soviétiques !
Sa remplaçante se fit longtemps attendre !
Atlas n'est (encore) pas prête
La NASA n'était pas encore officiellement une agence que le programme Mercury battait déjà son plein. Autour du pays, les équipes américaines planchaient sur un objectif « simple » : envoyer le premier Américain dans l'espace. Mais il y a d'ores et déjà un problème majeur : malgré sa taille et sa masse réduites au minimum (1,5 tonne environ, sans le système d'éjection d'urgence), Mercury ne peut être envoyée en orbite que grâce à la fusée la plus puissante de l'arsenal américain d'alors, Atlas. Mais le développement est trop lent, et le lanceur n'est pas fiable. En mai 1959, lorsque les astronautes de Mercury observent le lancement d'une Atlas-D, la fusée explose après une minute de vol. Autant dire qu'il est inenvisageable d'embarquer un humain dans cette affaire. Mais il y a une solution intermédiaire, un lanceur qui peut viser l'espace sans les envoyer jusqu'en orbite : Redstone.
Qui veut s'asseoir sur un missile ?
Redstone, qui sera connu dans sa version pour le projet Mercury sous l'appellation Mercury-Redstone, est avant tout un missile balistique. Et comme sa lointaine cousine soviétique la fusée R-7 Semiorka, on peut facilement remonter son arbre généalogique jusqu'à la terrible fusée développée sous le régime nazi, le V2. Et même insister un peu, car le missile PGM-11 est directement issu des travaux des équipes allemandes rapatriées à la fin de la guerre lors de l'opération Paperclip. Il prendra le nom de Redstone, qui est la base de l'US Army (Arsenal de Redstone) au sein de laquelle les premiers essais de missiles ont lieu. Et figurez-vous que si le nom ne vous dit rien, on y fabrique toujours, plus de 70 ans plus tard, des moteurs et des fusées. Car l'ancienne base de Redstone est située à côté de Huntsville-Decatur en Alabama, berceau de l'entreprise ULA produisant Atlas V, Delta IV, mais aussi de l'usine ultra-moderne de moteurs fusées BE-4…
Un missile aux petites ambitions
Mais revenons au début des années 50. Le moteur fusée du V-2 est amélioré, poussé dans ses retranchements par Rocketdyne sous l'impulsion du gouvernement américain. La première version prototype du PGM-11 « Redstone » vole le 20 août 1953, avec un moteur 75-110 A, que l'on surnomme rapidement A-1. Par la suite, le moteur en question sera amélioré en différentes versions (y compris certains changements d'ergols liquides) jusqu'à la version A-7. Redstone est un missile balistique de 21 m de haut et 1,78 m de large capable de se guider avec une précision militaire jusqu'à 282 km, tout en emportant une charge nucléaire de plus de 3 tonnes. C'est bien loin des performances des générations soviétiques qui voient le jour au même moment, mais l'accent est mis sur le transport (3 pièces, démontable) et la fiabilité. Et alors que Redstone arrive chez les militaires, ses versions de développement Jupiter, même si elles sont destinées aux armées, donnent des idées aux chercheurs pour en faire un lanceur spatial.
Redstone a déjà sauvé le programme de satellites
Les travaux des versions Jupiter servent de précurseurs, car Redstone est avant tout un missile à un seul étage : un double réservoir et un unique moteur, surmonté par son système de guidage et son ogive. Bien entendu, il serait encore plus performant avec un deuxième étage, même si cela induit une complexité supplémentaire. Mais c'est aussi pertinent pour étudier la rentrée atmosphérique des ogives, qui vont mener au développement futur des boucliers de protection pour les capsules. Jupiter-A comme Jupiter-C volent en 1956 pour la première fois, et donnent des résultats prometteurs. D'ailleurs c'est Jupiter-C (aussi appelé Juno-1 pour l'occasion) qui sauvera la face des Etats-Unis en envoyant le premier satellite national, Explorer-1, en orbite.
Pas si simple
Redstone est donc en 1958-59 un étage performant, fiable, relativement souple d'emploi et construit en série. Il est un peu déclassé, mais au moins il est sûr. En théorie, lui adjoindre une capsule Mercury (elle aussi en développement) ne devrait pas poser de problème ! Au contraire, les autorités espèrent en faire une simple étape le temps qu'Atlas soit suffisamment fiable pour transporter des humains. Mais à la surprise de certains, pour pouvoir emmener des astronautes vers l'espace, Mercury-Redstone va devoir subir des modifications, car elle n'est pas assez puissante. Il faut utiliser un étage allongé (elle fait maintenant 25 m de haut), changer de carburant pour un composé moins toxique, et surtout gérer l'ensemble des échecs possibles pour activer les systèmes d'urgence. Si le lanceur dévie, s'il explose, si la capsule a un problème, si l'astronaute ou les équipes au sol décident de déclencher l'évacuation… Et le 21 novembre 1960, pour le premier vol d'une capsule Mercury sur sa fusée Mercury Redstone, les équipes au sol ne le savent pas, mais elles vont être servies, avec un décollage unique dans l'histoire.
Un spectacle pour 10 centimètres
Ce vol est désormais connu comme le « 4 inch flight » (ou le vol de 10 cm). Lorsque le compte à rebours arrive à zéro, le moteur s'allume et la fusée décolle… Mais une mauvaise référence (mise à la terre) causée par un câble débranché trop tard avec le sol entraîne l'arrêt immédiat du moteur. Mercury-Redstone fait un petit bond, puis retombe, sans dégâts sur le pas de tir. En s'arrêtant, le moteur envoie un signal « arrêt normal » aux autres systèmes, donc le système d'éjection d'urgence se décroche de la capsule… qui reste sur le booster, car elle n'est pas en impesanteur. Pendant ce temps-là, son baromètre détecte qu'elle est sous les 3000 m d'altitude, et déclenche donc l'ouverture des parachutes ! La situation est cocasse à observer, mais au centre de contrôle, les équipes n'en mènent pas large. Il leur faudra attendre le lendemain pour approcher le lanceur, purger les systèmes et comprendre l'échec, avant de modifier les systèmes concernés.
Enfin dans les temps (ou pas)
Moins d'un mois plus tard le 19 décembre, le vol est reproduit et cette fois tout fonctionne exactement comme prévu : Mercury peut grimper et dépasser la « frontière de l'espace », que ce soit celle des 80 ou des 100 kilomètres d'altitude. Il reste un vol de qualification de la capsule avec le singe Ham, un vol de qualification de la fusée (afin d'éliminer de fortes vibrations dans le profil de vol), puis Mercury-Redstone pourra embarquer un humain dans l'espace pour la première fois au monde. Au tournant de l'année 1961, les équipes savent que le calendrier sera difficile à tenir, mais les Américains sont optimistes : faire l'impasse sur Atlas et préparer le programme habité avec Mercury-Redstone était un bon choix, qui leur permet de progresser bien plus vite. Ce qu'ils ignorent, c'est qu'ils ont quand même quelques semaines de retard, qu'elles soient dues au « 4-inch flight » ou à quelques atermoiements initiaux du programme lors des phases initiales en 1959. Car le 12 avril au matin, c'est un Soviétique qui s'envole, et pour l'orbite, s'il vous plait !
Passé le choc produit par Youri Gagarine, le programme Mercury accélère encore. Et la version avec Mercury-Redstone est prête. Alan Shepard s'envolera avec elle le 5 mai, pour faire basculer les Etats-Unis dans l'ère des vols spatiaux habités. Néanmoins, plus besoin de faire voler tous les astronautes sur la « petite version ». Seul Virgin Grissom aura le droit de voler sur le dernier exemplaire de Mercury-Redstone, le 21 juillet. Le bloc de l'Est a une fois de plus dicté l'agenda : il faut viser l'orbite, et vite. Parce que la Maison Blanche, elle, a déjà le regard tourné vers la Lune…