Troupes et équipements russes déployés à Koursk © Wired, Maxar Technologies
Troupes et équipements russes déployés à Koursk © Wired, Maxar Technologies

Alors que des troupes russes sont massées à la frontière ukrainienne, le réseau social TikTok en est un témoin privilégié.

Application mobile de partage de vidéos développée par une société chinoise, TikTok est bien plus qu'un simple outil utilisé par les adolescents pour s'échanger des clips humoristiques ou grotesques.

Croiser les vidéos TikTok et les images satellites

Comme l'explique Wired, la plateforme est d'ores et déjà considérée comme une véritable source d'informations par de nombreuses agences gouvernementales… et pas seulement chinoises.

Les très nombreuses vidéos partagées sur la plateforme offrent ce que certains appellent de l'« open source intelligence » (OSINT), autrement dit des informations stratégiques clés reprises et exploitées pour se tenir au courant de la situation du monde. Dans le cas présent, on parle ainsi beaucoup des mouvements de troupes russes à la frontière ukrainienne.

Benjamin Strick, directeur d'enquête au Center of Information Resilience (CIR), une organisation à but non lucratif qui se focalise sur la lutte contre les opérations d'influence, déclare qu'il existe « de nombreuses données » sur TikTok. L'équipe du CIR a été en mesure de vérifier et cartographier les mouvements de troupes en Russie et en Biélorussie.

Pour ce faire, le CIR a analysé de nombreuses vidéos émanant de TikTok et en a comparé le contenu avec des images satellites et des données officielles. De fait, l'organisation a été en mesure d'établir de véritables cartes des mouvements de troupes et matériel militaire tout autour de l'Ukraine.

De la nécessaire prudence face à ces vidéos

L'utilisation de TikTok dans ce but ne date pas d'hier et depuis le mois d'avril 2021, la mobilisation des troupes russes est suivie avec attention grâce à d'innombrables « preuves numériques ». Si les photos aériennes ou les images satellites apportent une vue d'ensemble, TikTok permet d'avoir des preuves concrètes « sur le terrain » pour mettre en évidence les mouvements de troupes.

Eliot Higgins, fondateur de l'unité d'enquête open source Bellingcat, dénonce l'espionnage russe depuis des années. Il indique que « TikTok est certainement l'une des principales plateformes utilisées pour documenter cela ». Ensuite, les images se retrouvent sur d'autres réseaux sociaux comme Twitter. C'est le cas avec des vidéos de chars russes observés dans Koursk, une ville russe à une cinquantaine de kilomètres de l'Ukraine.

Depuis début 2022, davantage de troupes russes se sont dirigées vers l'Ukraine et à en croire les services de renseignements américains et britanniques, une invasion du pays serait imminente. Bien sûr, une véritable guerre des nerfs / guerre de l'information est à l'œuvre, mais, sur le terrain, il est tout à fait probable que de nombreuses vidéos TikTok soient les premiers témoins de l'avancée ou du recul des troupes russes.

Bien sûr, l'application de partage peut aussi être manipulée afin d'amplifier des informations qui n'ont pas encore été vérifiées et Sandra Joyce, vice-présidente exécutive et responsable du renseignement mondial de la société Mandiant, l'explique très bien : « Nous devrons être des consommateurs prudents en matière d'information, prudents quant à la possibilité de mesures actives conçues pour nous tromper ». Au même titre que de nombreux autres médias, TikTok n'échappe pas à la manipulation.

Des preuves pour le futur ?

Il faut effectivement prendre en compte le fait qu'à côté d'images et de vidéos parfaitement légitimes illustrant de véritables scènes vues en Russie ou en Ukraine, d'importants efforts de désinformation peuvent être déployés par les uns et les autres. Ainsi, comme l'a montré Bellingcat, des images satellites militaires russes avaient été publiées suite à la destruction du vol 17 de Malaysia Airlines (MH17) : la preuve avait été faite que ces images avaient été modifiées.

Parmi les risques de manipulation possibles, Benjamin Strick évoque aussi la présentation d'images qualifiées de « moins fiables ». Il précise qu'il « peut s'agir d'anciennes images, d'images qui présentent bien les frontières de l'Ukraine, mais datant des années précédentes, ainsi que d'images d'autres conflits ». De fait, ce genre d'informations détournées peut être utilisé pour façonner les récits actuels.

Une chose est sûre, si la Russie envahit l'Ukraine, il y aura plus de vidéos. Comme le souligne Wired, environ 61 % des Ukrainiens possèdent un smartphone et, contrairement à la guerre en Syrie par exemple, il est plus facile d'avoir « accès aux sites de conflit ». Les enquêteurs internationaux risquent d'être submergés d'informations et, par voie de conséquence, les médias et le public également. Reste que dans le monde de l'investigation open source, vitesse et précision sont primordiales.

Eliot Higgins et les autres membres de la communauté OSINT se sont déjà fait fort de sauvegarder un maximum de preuves numériques de ce qui se passe à la frontière ukrainienne. Bellingcat utilise une chaîne Telegram pour enregistrer un maximum de liens vers des vidéos TikTok qui pourront ensuite être utilisées en vue de potentielles enquêtes. Bien sûr, ces mouvements de troupes peuvent n'aboutir sur rien d'illégal, mais si une guerre doit éclater, des informations clés pourraient bien se cacher dans les nombreuses vidéos TikTok diffusées aujourd'hui.

Sources : Korii, Wired