En novembre dernier, lors du salon Milipol destiné aux professionnels de la sûreté, la police nationale a fait étalage de ses nouvelles acquisitions technologiques. Pièce maîtresse l'attirail : le « kiosque ». Un boîtier doté d'un logiciel permettant d'aspirer littéralement toutes les données d'un téléphone portable en moins de 10 minutes.
Ce boîtier — en réalité un appareil de la gamme Ufed (Universal Forensic Extraction Device) conçu par l'Israélien Cellebrite — est déjà présent dans quelques commissariats du nord de la France. Mais cette année, ce sont pas moins de 100 nouveaux « kiosques » qui trouveront leur place dans les postes de police d'Île-de-France et, d'ici 2024, plus de 500 dispositifs au total couvriront le territoire.
Un aspirateur à données... même chiffrées
Si le nom de Cellebrite vous est familier, c'est probablement parce que l'entreprise israélienne a reçu un sacré coup de projecteur en 2016 en aidant le FBI à déverrouiller l'iPhone du principal suspect dans la tuerie de San Bernardino. À ce jour, le constructeur se félicite de pouvoir déverrouiller n'importe quel iPhone, et revendique sa présence dans plus de 100 pays grâce à quelque 35 000 Ufed utilisés par des entreprises, les armées, les organisations gouvernementales ou, bien entendu, les forces de police.Et si la solution de Cellebrite est tant plébiscitée, c'est parce qu'elle fonctionne. D'après Street Press, qui a enquêté sur le sujet, le boîtier est capable d'aspirer absolument toutes les données (même chiffrées) de plus de 17 000 modèles de téléphones et smartphones... en moins de 10 minutes. Il suffit pour cela de brancher le boîtier à l'appareil, et d'aller prendre sa pause le temps que la « magie » opère.
On comprend bien, dès lors, pourquoi la Police nationale fait de l'œil à Cellebrite. En réalité, la solution israélienne est déjà utilisée en France depuis plus de 10 ans. Les brigades « N-TECH » (cybergendarmes) en ont fait un usage extensif tout au long de la décennie précédente, notamment pour refaire jaillir des images pédopornographiques préalablement effacées par des suspects, ou pour « les histoires de viol pour récupérer des preuves a posteriori », explique Olivier Tesquet, journaliste spécialisé pour Télérama à Street Press.
Un dispositif clé en main
Jusqu'alors, seuls 35 Ufed étaient disponibles dans l'Hexagone au sein des commissariats. Par conséquent, pour chaque enquête, il était nécessaire d'acheminer le ou les téléphones aux postes de police équipés, et d'attendre parfois trois à quatre semaines que l'appareil revienne aux enquêteurs dépouillé de ses secrets.Ainsi, la commande de centaines de nouveaux exemplaires par la Police nationale va « changer beaucoup de choses en termes de rapidité et d'exploitation des données », explique un policier anonyme interrogé par Street Press. « On a juste à brancher le téléphone dans cet ordinateur pour en obtenir toutes les informations. Désormais, n'importe quel fonctionnaire de police peut utiliser le logiciel. D'une part, il n'y a plus besoin de technicité, cela va permettre de désengorger les services qui s'occupent de ces questions-là. Et en plus, cela permet aux collègues d'avoir un accès immédiat à l'information », précise-t-il encore.
La police utilise massivement la localisation GPS de Google pour rechercher des suspects
Rien de nouveau sous le soleil, donc. La technologie préexistait, et la police en fait déjà usage. Mais ils sont nombreux à craindre des dérives sécuritaires et un piétinement des libertés individuelles induits par cette rationalisation du processus. Il faut dire que les mesures entreprises par le gouvernement dans le cadre de l'État d'urgence (2015-2017) ne laissent pas entrevoir une utilisation pleinement rationnelle de ce type de dispositif.
« Il y a très certainement des questions de vie privée qui vont se poser »
Le logiciel développé par Cellebrite permet de sélectionner précisément les données qu'on veut extraire d'un téléphone, notamment via un système de mots-clés. Mais « même si le logiciel le permet, ça ne veut pas dire que les collègues sur le terrain vont forcément l'utiliser de cette façon-là » admet le policier anonyme interrogé par Street Press. « Le plus facile reste de tout extraire et de faire le tri après ». Et d'ajouter qu' « il y a très certainement des questions de vie privée qui vont se poser ».Un avis partagé, et de façon bien plus alarmiste encore, par l'association de défense des libertés en ligne la Quadrature du net. « Ce qu'on peut craindre, c'est qu'une personne soit placée en garde à vue pour quelque chose d'un peu loufoque pour accéder à ses messages et contacts pour que la police identifie d'autres personnes à arrêter. On prend un gars dans la rue qui a une tête de gauchiste, on se dit qu'il est peut-être dans des discussions privées sur son téléphone avec des gars un peu plus radicaux et on remonte le fil ». L'association soulève également que, en vertu de la directive européenne 2016-680, l'extraction de données personnelles dites sensibles (biométriques, politiques, religieuses, orientation sexuelle) est conditionnée à des cas de « nécessité absolue ».
Or, le contexte social actuel ne donne pas matière à se rassurer sur ce point. Le journaliste Olivier Tesquet ajoute : « Une fois qu'on a combiné cet aspect-là avec le fait, qu'aujourd'hui, en France, il peut y avoir une judiciarisation des mouvements comme les manifestations, et ce pour pas-grand-chose, ça fait un cocktail potentiellement explosif ». Le journaliste craint aussi que la police ne soit plus guidée que par la sérendipité lors des enquêtes : « On peut se retrouver avec un gars dans une manif qui a été arrêté, la police n'a rien mais ils vont tout extraire dans le doute en se disant qu'ils trouveront bien un truc ».
Des dérives ont déjà eu lieu en dehors de l'Hexagone. Comme le rapporte The Intercept, la technologie de Cellebrite a déjà permis, à Bahreïn, la poursuite du dissident politique Mohammed Al-Singace, lequel a par la suite été torturé par les autorités.
Source : Street Press