Les défenseurs de la liberté de la presse le redoutaient, la justice française l'a fait. L'application d'une directive européenne sur le secret des affaires a fait sa première victime.
Reflets.info, site d'information indépendant financé par les abonnements de ses lecteurs, a été la première victime en France de l'application de cette loi. Dans un communiqué en accès libre rendant compte de la décision, le média explique ainsi qu'une décision lui interdit à partir de maintenant de diffuser la moindre information sur le groupe Altice, la holding de Patrick Drahi notamment propriétaire de plusieurs groupes de presse.
Quel était le sujet du procès ?
Les demandes des avocats d'Altice lors de ce procès peuvent sembler démesurées : Altice souhaitait que Reflets efface les données obtenues par Hive, un collectif de hackers ayant obtenu de nombreuses informations sur la fortune personnelle de Patrick Drahi et le fonctionnement de son entreprise. Par ailleurs, l'entreprise souhaitait que Reflets ne puisse plus publier d'article à son sujet, et que ce média s'acquitte d'une amende. Plus choquant encore, les avocats de la holding ont exigé que les articles déjà écrits sur le sujet soient supprimés.
Pour rappel, la source de ces articles est un groupe de hackers ayant révélé des informations sur Altice suite au refus de l'entreprise de payer un ransomware. Les informations confidentielles sont indéniablement graves pour la confidentialité de l'entreprise, mais elles lui portent surtout un coup très dur en termes d'image, puisque sa filiale SFR promouvait quelques jours avant sa nouvelle solution de cybersécurité…
Mais les articles de Reflets se concentrent sur un autre aspect des révélations : le train de vie de Patrick Drahi. Le milliardaire, généralement discret dans les médias, collectionne les peintures de maître, les voitures de sport, les résidences, et bien sûr les voyages en jet privé. Dans un autre article, c'est la véritable armée de sécurité privée aux moyens considérables qui est exposée, quand un troisième revient sur les mécanismes dont il a profité pour se construire une fortune colossale.
Un dangereux précédent pour la liberté de la presse
Dans les grandes lignes, c'est à Altice que le tribunal de commerce a donné raison. Si la décision ne revient pas sur les articles déjà en ligne, qui devraient donc le rester, Reflets a en revanche interdiction de publier à nouveau sur la holding. Du moins, c'est ce qu'en ont compris les auteurs du communiqué du média, car pour eux, ce verdict est brouillon et mal rédigé : il leur ordonne en effet « de ne pas publier […] de nouvelles informations ». Pris littéralement, ce verdict signifierait donc tout bonnement la fin du site. Aucune sanction en cas de non respect de la demande n'est par ailleurs mentionnée. Enfin, Reflets doit payer 4 500 euros d'amende en plus de ses frais de justice.
Cependant, moins que le verdict, c'est la méthode utilisée qu'ils dénoncent : appelée « procès-bâillon », elle consiste, pour les grandes entreprises ou les milliardaires, à attaquer les médias ou les journalistes indépendants en diffamation dès qu'ils publient une information qui ne leur plaît pas. L'objectif de cette méthode n'a jamais été de gagner le procès, leurs victimes ayant généralement de solides sources pour se défendre, mais d'obliger ces dernières à engager de considérables frais de justice, jusqu'à être pris à la gorge et jeter l'éponge. La grande nouveauté dans cette affaire, c'est donc que la justice ait donné raison à Altice.
Cette nouveauté est la première application en France de la traduction dans la loi d'une directive européenne dite sur le secret des affaires. Adoptée par la Commission européenne en 2016, elle fait son apparition dans le droit français en 2018. Elle consacre la protection des informations revêtant une valeur commerciale effective ou potentielle, ce dernier point étant largement laissé à l'appréciation des entreprises concernées. Il devient donc illégal d'obtenir, d'utiliser ou de diffuser ces informations. Pourtant, la loi précise qu'elle n'est pas opposable dans le cas de la liberté d'information et de la presse en général.
Ce que beaucoup craignaient est donc arrivé, et ce jugement constitue pour les organes de presse un inquiétant précédent.
Sources : Reflets, Village Justice