L'histoire du jeu vidéo est émaillée de nombreux sujets de discorde entre joueurs qui, pour certains, sont aussi vivaces aujourd'hui qu'ils l'étaient il y a vingt ou trente ans. Le débat opposant les versions Megadrive et Super Nintendo de l'adaptation d'Aladdin fait partie de ces vieilles disputes sans issue. Et peu importe la mauvaise foi des arguments tant qu'on a l'ivresse de la bagarre.
Cette semaine, nous nous proposons de vous raconter l'histoire de ces deux adaptations aux styles diamétralement opposés et de vous expliquer pourquoi, près de trente ans après leurs sorties, le désaccord persiste lorsqu'il s'agit d'élire la meilleure d'entre elles... Et perdurera probablement ad vitam aeternam.
Il était une fois...
Virgin VS Capcom : Battle for Agrabah
Les adaptations d'œuvres cinématographiques en jeux vidéo sont aujourd'hui plus rares qu'elles ne l'étaient au début des années 1990. Le jeu vidéo s'est en effet progressivement émancipé de la tutelle du septième art et les éditeurs n'ont plus besoin de s'appuyer sur un carton en salles obscures pour s'assurer les faveurs des joueurs.D'ailleurs la tendance s'est nettement inversée ces dix dernières années et c'est désormais au tour du cinéma de capitaliser sur le succès des licences de jeux vidéo pour remplir les salles. Mais à l'époque obtenir les droits d'adaptation d'une pellicule à succès était, pour un éditeur, l'assurance d'écouler un nombre confortable de cartouches, que l'adaptation soit bonne ou, le plus souvent, médiocre.
Les partenariats signés entre les tout-puissants studios hollywoodiens et les éditeurs étaient également très différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Pour un géant du cinéma, le jeu vidéo n'était alors qu'un produit dérivé parmi d'autres et ne comptait d'ailleurs pas parmi les mieux considérés. Tout du moins pour la plupart des acteurs majeurs de l'industrie cinématographique.
Disney, de son côté, prend la chose beaucoup plus au sérieux. Cela se traduit par une approche plus ambitieuse et le souci de délivrer des expériences vidéo-ludiques de qualité. Et ce, aussi bien pour les adaptations de ses films que pour des aventures inédites mettant en vedette ses personnages emblématiques. Pour cela, la firme fait appel à divers éditeurs, parmi lesquels Capcom et Virgin Interactive.
Le premier a déjà fait ses preuves auprès de Disney en réalisant plusieurs titres dont l'excellent Duck Tales sur NES en 1989 ou le très coloré The Magical Quest Starring Mickey Mouse en 1992 sur Super Nintendo, parmi les plus notables.
Virgin, de son côté, signe son tout premier partenariat avec Disney pour les adaptations du Livre de la Jungle et, surtout, de Aladdin sur Megadrive. Capcom se verra alors confier la version Super Nintendo, et pour cause : l'éditeur a obtenu, quelques années plus tôt de la part de Disney, un accord lui réservant l'exclusivité des adaptations sur consoles Nintendo. Les deux versions du titre sont attendues pour le mois de novembre 1993, afin de coïncider avec la sortie du dessin animé en VHS. La course à la meilleure adaptation peut alors commencer.
David contre Shinji
On sait finalement assez peu de choses du développement d'Aladdin sur Super Nintendo, si ce n'est que le titre n'a pas bénéficié du même soutien de la part de Disney que celui de la version Megadrive. Il faut dire que le Aladdin de Capcom a été développé par une petite équipe, au Japon, parce qu'un accord préexistant à la sortie du film obligeait Disney à y consentir, tandis que Virgin Interactive travaillait aux Etats-Unis, en bénéficiant des faveurs originelles de Disney. Dès le début, le jeu de Capcom n'a donc pas la même filiation au matériau d'origine que celui de Virgin.Shinji Mikami, designer du titre à qui l'on devra quelques années plus tard un certain Resident Evil, part donc avec un désavantage certain face à David Perry, programmeur à la tête de la version Megadrive.
Perry et son équipe se voient d'ailleurs confier le projet par Disney alors qu'ils sont à l'oeuvre sur l'adaptation du Livre de la Jungle. Impressionné par le travail réalisé sur les animations de ce dernier (que l'on doit pour une grande part au génial Mike Dietz), Disney invite Virgin à travailler sur un prototype d'adaptation d'Aladdin, dont le développement est jusqu'ici entre les mains de Blue Sky Software, qui ne parvient pas à convaincre. Le studio est en effet parallèlement à l'oeuvre sur l'adaptation de Jurassic Park et priorité a été donnée à ce dernier dont la sortie est prévue pour l'été.
Virgin sollicite donc tout naturellement Perry, Dietz et le reste de l'équipe star, qui se met rapidement à l'oeuvre et présente une preuve de concept en deux temps trois mouvements. Convaincu, Disney leur confie donc le projet et un accord tripartite est trouvé avec SEGA. Ce dernier prendra en charge la promotion et la distribution du jeu et les trois acteurs du projet se partageront les recettes dégagées, à parts égales. C'est le début d'une brève union sacrée dont il était écrit qu'elle était vouée à cartonner au-delà de toutes espérances.
Un favoritisme certain
Une étroite collaboration se met alors en place entre la petite équipe d'une vingtaine de développeurs de Virgin Interactive, et Disney. Le géant de l'animation ouvre ses portes à David Perry et ses collaborateurs, leur donnant ainsi accès à de précieuses ressources issues du développement du film. Des matériaux de références qui permettront aux graphistes et animateurs de coller au plus près à l'identité visuelle du long-métrage.Mieux encore, Disney a enfin trouvé le studio capable de travailler en étroite collaboration avec ses animateurs jusqu'ici récalcitrants et implique donc Disney Feature Animation dans le processus de développement. Sous la supervision de Mike Dietz, responsable de l'animation chez Virgin, les équipes de Disney ayant œuvré sur le film produisent les esquisses d'animation du jeu qui sont ensuite numérisées puis adaptées en tenant compte des contraintes imposées par la Megadrive.
Un travail de titan que David Perry et son équipe devront abattre en un temps record. En effet, comme nous l'évoquions plus haut, Virgin récupère le projet en cours de route et doit repartir de zéro. Le jeu doit alors sortir six mois plus tard, et le gros du développement s'étalera sur à peine 99 jours, une véritable prouesse. Une contrainte avec laquelle Capcom n'a, de son côté, pas à composer puisque le développement de son adaptation n'a pas connu un destin aussi mouvementé.
Disney privilégie donc très clairement la version Megadrive qui doit augurer selon lui de ce que seront les futures adaptations de ses films, à savoir de véritables dessins animés interactifs. L'enjeu n'est donc pas du tout le même et la pression sur les équipes de développement non plus. L'accent mis sur la qualité des animations et la fidélité au film aura d'ailleurs un impact considérable sur le game design du titre de Virgin. À l'abri des exigences de Disney, le développement du jeu de Capcom prendra tout naturellement une direction bien différente. En novembre 1993, à quelques jours d'intervalles, les deux titres sortent sur les 16-bits de SEGA et Nintendo et les possesseurs des deux consoles découvrent alors deux jeux aux styles radicalement différents.
Capcom dans l'ombre de Virgin
Il faut avoir en tête qu'à l'époque, les possesseurs de Super Nintendo étaient habitués à voir leur console accueillir des jeux visuellement bien plus réussis que leurs homologues sur Megadrive. Or cette fois, ils doivent se rendre à l'évidence : Aladdin a nettement plus d'allure sur la console rivale. Jamais un jeu vidéo n'avait proposé d'animation aussi fluide et soignée que cet Aladdin. Plus difficile encore à avaler pour les contempteurs de SEGA, le titre affiche une gamme de couleurs chatoyantes, riche de nuances, telle qu'on en avait encore jamais vues sur Megadrive.Même constat face à l'inventivité de certains niveaux, au premier rang desquels celui, inédit, se déroulant dans la lampe du génie. Même d'un point de vue musical, la Megadrive fait mieux que sa rivale grâce au travail acharné du compositeur Tommy Tallarico pour tirer le meilleur parti des possibilités offertes par la machine de SEGA et ce alors que la console de Nintendo dispose d'un chipset sonore qui lui est largement supérieur. La version Super Nintendo est alors tout naturellement éclipsée par la cartouche Megadrive aux yeux des gamins de l'époque.
Pourtant il faut reconnaître que la tiédeur de l'accueil réservé au titre de Capcom par rapport aux éloges dithyrambiques reçus par celui de Virgin est quelque peu injuste. Certes, pour les kids d'alors, c'est sur Megadrive que l'on peut s'émerveiller à nouveau devant les aventures d'Aladdin après les avoir vécues au cinéma, grâce au travail exceptionnel accompli par Virgin et la fidélité au matériau d'origine. Mais manette en mains, le titre de Capcom se révèle en fin de compte plus vif, précis et inventif dans ses mécaniques de jeu.
Quand le titre de Virgin fait le choix d'un gameplay hybride faisant la part belle à l'action en équipant Aladdin d'un cimeterre et en sanctionnant les collisions avec les personnages ennemis, le jeu de Capcom opte, lui, pour de la plateforme pur jus où notre héros ridiculise ses assaillants en leur sautant dessus, s'agrippe aux corniches, se balance, rebondit de la tête d'un ennemi à celle d'un autre. Bref, cet Aladdin là est un acrobate beaucoup plus proche du personnage original que ne l'est celui du jeu sur Megadrive.
Aussi époustouflant soit-il, le Aladdin de Virgin cumule pas mal de défauts de game design. On pense notamment au niveau de la « Caverne aux Merveilles », aux séquences sur le tapis volant, particulièrement crispantes, ou encore aux problème récurrents de la caméra qui, de l'aveu même de ses développeurs, aurait mérité d'être plus réactive. L'imprécision des hitbox est également responsable de fréquents problèmes de collisions et autres sauts ratés. Et nous ne parlons même pas du combat final face à Jaffar, raté dans les grandes largeurs sur Megadrive et bien plus palpitant sur Super Nintendo.
Bref, il y a beaucoup à redire sur le gameplay de la version Megadrive et un temps de développement plus confortable aurait probablement permis l'émergence de nouvelles idées et d'une réflexion plus aboutie que celle mise en œuvre.
And the winner is...
Nous ne vous promettions pas de refaire le match en vous livrant un verdict en fin d'article, mais si vous voulez connaître le fond de notre pensée le voici. D'un point de vue ludique, il ne fait aucun doute que la version Super Nintendo l'emporte sur celle de la Megadrive. Privé de la licence sur laquelle il s'appuie, le Aladdin de Capcom n'en resterait pas moins un bon jeu de plateforme. Pourrait-on en dire autant et avec la même assurance de celui de Virgin ? Pas sûr, et c'est pourtant un adorateur de la version Megadrive qui s'exprime ici.Toutefois on pourrait rétorquer que la question n'a pas à être posée : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'adaptations d'un film d'animation et le gameplay n'est pas le seul critère à entrer en ligne de compte. C'est pourquoi en dépit de ses imprécisions et de choix parfois discutables, votre serviteur considère la version Megadrive supérieure, au risque de m'attirer les foudres des éternels défenseurs du titre développé par Capcom.
Et vous, quel est votre avis ?