Les principes de la physique quantique sont ardus pour le commun des mortels. Mais que se passe-t-il si on les applique à l’un des jeux les plus populaires au monde ? Les « échecs quantiques » peuvent aider à mieux comprendre le monde quantique… ou pas.
« Si vous pensez comprendre la mécanique quantique, c’est que vous ne comprenez pas la mécanique quantique ». La boutade, souvent attribuée à Richard Feynman, prix Nobel de physique en 1965, en dit long sur la difficulté d’appréhender les principes quantiques. Et les tentatives de les vulgariser, en expliquant qu’un bit d’information quantique peut valoir à la fois 0 et 1, ou que le fameux chat de Schrödinger est « à la fois vivant et mort », n’aident pas tellement.
Il faut l’avouer, tout dans la physique quantique s’oppose à notre perception du monde, à notre entendement, à notre logique. Pourtant, à l’échelle des particules élémentaires, cette physique fait sens : elle n’est pas une vue de l’esprit mais décrit bel et bien, calculs irréfutables à l’appui, la réalité du monde qui nous entoure. Et c’est d’ailleurs sur cette réalité que IBM, Google, Baidu et d’autres entendent bâtir une « informatique quantique », possible évolution de l’informatique numérique que nous connaissons.
Informatique quantique : où en est-on ?
Gamifier le quantique ?
Mais alors, comment aider à mieux comprendre des concepts aussi peu intuitifs ? En 2015, Chris Cantwell, alors étudiant en informatique quantique à l’Université de Californie du Sud, pense avoir une solution : le jeu d’échecs. Il imagine une version modifiée du jeu, Quantum Chess (littéralement « jeu d’échecs quantique »), pour y incorporer des principes propres aux particules élémentaires.
« Durant mes études, il m’a semblé que la raison pour laquelle les phénomènes quantiques semblent aussi déroutants est que nous n'interagissons pas avec eux, du moins pas à un niveau tangible que nous pouvons comprendre consciemment », raconte-t-il, expliquant que sa variante du jeu vise à « donner aux joueurs la possibilité d'expérimenter des phénomènes quantiques ».
Cantwell n’est du reste pas le premier à s’intéresser au mélange du jeu d’échecs et de la mécanique quantique. En 2010, Selim G. Akl, professeur et chercheur en informatique à l’Université Queen's au Canada, fut le premier à proposer du Quantum Chess, mais avec une autre finalité : « rééquilibrer le jeu d’échecs pour mettre humains et ordinateurs sur un même niveau d’égalité ». L’idée était d’introduire des incertitudes quantiques dans le jeu, pour éviter l’avantage calculatoire massif des intelligences artificielles sur les joueurs humains. Akl proposera plusieurs variantes complexes du jeu, dont certaines seront implémentées dans un logiciel par une de ses étudiantes. Comme il le raconte lui-même, son échiquier quantique suscitera de l’intérêt (médiatique et échiquéen) au début des années 2010 mais demeurera essentiellement théorique.
Etre ou ne pas être... sur une case donnée
La version de Cantwell, plus « simple », suscite elle un intérêt croissant. En 2016 est organisée une partie d’échecs quantiques haute en couleur, entre le physicien Stephen Hawking et le comédien Paul Rudd (Ant-Man), sous la narration de Keanu Reeves. La vidéo deviendra virale, avec plus de huit millions de vues. En 2019, Cantwell quitte son poste d’assistant de recherche à l’université de Californie pour créer une start-up, Quantum Realm Games, entièrement dédiée au développement de jeux basés sur des principes quantiques. Et son Quantum Chess est désormais un jeu téléchargeable sur Steam.
Alors, concrètement, comment joue-t-on aux échecs quantiques ?
Parmi les spécificités de la mécanique quantique figurent plusieurs principes clés, comme la superposition (une particule existe sous divers états en même temps) ou l’appariement (deux particules distantes peuvent être intrinsèquement liées, toute modification de l’une impactant l’autre instantanément).
Le Quantum Chess utilise les règles habituelles du jeu d’échecs, mais en y ajoutant des principes inspirés de la physique quantique. Par exemple, à chaque coup, toute pièce peut se déplacer — ou non. Et si elle se déplace, elle peut le faire en deux endroits distincts — sans que l’on sache lequel. Si bien que, contrairement au jeu classique, un échiquier n’affiche jamais une situation pleinement connue (où toutes les pièces apparaissent sur des cases précises), mais une situation « incertaine ». La reine n’est ni sur une case, ni sur une autre, elle est sur les deux à la fois mais pas en même temps (ou, de façon plus mathématique : à chaque mouvement de la reine, il y a 50% de chance qu’elle soit sur une case donnée et 50% qu’elle soit sur une autre case). Dit autrement, les joueurs ne s’affrontent plus sur un échiquier unique, mais sur une « superposition » d’échiquiers, présentant chacun un état possible de la configuration des pièces. Vous suivez ?
De la même façon, le jeu implémente une forme d’appariement quantique : si une pièce veut se déplacer sur une trajectoire qui « pourrait » être bloquée par la présence d’une autre pièce (sur un échiquier donné), elles deviennent liées (rassurez-vous, les pièces « appariées », c’est-à-dire liées entre elles sur un même échiquier, sont signalées quand on clique dessus). Et d’autres principes quantiques sont testés dans le jeu, comme la « phase ». En physique, elle caractérise l’état de la matière et impacte la façon dont s’effectuent les transitions d’un état à l’autre. Dans le jeu, cela se traduit par le comportement des pièces que l’on fusionne entre elles : selon leur phases, la position de l’état « stable » résultant de la fusion sera différente...
The Quantum Gambit
On l’aura compris, les échecs quantiques ne sont pas simples.
Mais ils ont tout de même le mérite de tenter de démocratiser des choses complexes, et c’est bien en cela qu’ils intéressent aussi quelques grands acteurs du monde quantique, à commencer par Google.
Le jeu était ainsi en vedette l’année dernière lors du séminaire estival de l’entreprise dédié à l’informatique quantique. « L’informatique quantique peut être très difficile à comprendre et même très intimidante pour les néophytes. Plus que jamais, il est essentiel de rendre ce domaine et les opportunités qu’il apporte plus facilement accessibles à tous — et c’est là qu’interviennent les échecs quantiques », justifiait Megan Potoski, chef de produit Google. Expliquant que le jeu offre un moyen « amusant et accessible » de mieux comprendre les fondamentaux de la mécanique quantique, elle précisait qu’il est aussi un bon cas d’école pour les développeurs d’applications tirant parti du quantique.
Toujours est-il qu’en décembre 2020 s’est tenue la première compétition d’échecs quantiques, en marge d’une conférence professionnelle. La finale opposait des chercheurs de Google et d’Amazon et le tournoi a été remporté par Aleksander Kubica, chercheur en informatique quantique chez Amazon.
« Juste en créant ce jeu, j’ai l'impression moi-même de comprendre les phénomènes quantiques de manière plus intuitive », assure Chris Cantwell. Outre un partenariat avec Google qui pourrait déboucher sur une version de Quantum Chess fonctionnant sur un ordinateur quantique, il vient de se rapprocher du studio de création de jeux ArcanForge pour continuer à développer son jeu.
Trop ardu ou anecdotique pour les uns, véritable et utile innovation pour les autres, Quantum Chess interpelle. Et le jeu arrive à maturité au moment où, plus globalement, le jeu d’échecs connaît un fort regain d’intérêt, notamment attribué à la popularité de la série TV The Queen's Gambit (Le Jeu de la dame), sortie sur Netflix en 2020. Le jeu pourrait donc surfer sur la vague, tout en étant porté par la transition annoncée du numérique vers le quantique. Reste à savoir s’il sera vraiment utile à mieux comprendre le monde étrange de la physique quantique. A tout le moins, si vous n’avez rien compris à cet article, dites-vous que c’est normal — dans cet univers.