Avec 500 millions d'euros sur la table, le programme Proqcima du ministère des Armées vise à développer deux prototypes français d'ordinateurs quantiques universels de 128 qubits logiques. Un minimum, pour les acteurs du projet.
Financé par le plan France 2030, Proqcima est le programme via lequel le ministère des Armées finance des start-up du quantique, à hauteur d'un demi-milliard d'euros, pour les aider à développer un calculateur quantique, dit universel, dans le but d'un passage à l'échelle d'ici 2032. Les calculateurs quantiques actuels, dont les unités de calcul sont des qubits, sont encore extrêmement bruités et ne permettent pas de répondre à toutes les promesses de l'informatique quantique.
Pour y arriver, il y a besoin d'améliorer le dispositif de calcul. Et pour ça, il y a besoin d'ingénierie, de beaucoup d'ingénierie, et de talents. Il existe, certes, plusieurs technologies permettant d'encoder une information quantique et un qubit. Mais personne au monde ne sait quelle sera celle qui permettra de passer à l'échelle. Pour en savoir plus et essayer de vulgariser ce vaste sujet, nous avons rencontré, à VivaTech à Paris, Éva1, ingénieure et docteur en mathématiques appliquées, et Franck, physicien et expert technique pour les technologies quantiques, tous deux rattachés à la Direction générale de l'Armement (DGA).
Pour un calculateur quantique digne de ce nom, par le prisme d'une compétition entre champions nationaux
Pour mener à bien cette ambitieuse et stratégique mission, l'Agence du numérique de défense (AND), qui la pilote en étant rattachée à la Direction générale de l'armement (DGA), a choisi d'engager cinq fleurons tricolores prometteurs dans une compétition sur huit ans. « La France a la chance d'avoir ces cinq sociétés extrêmement crédibles à l'échelle mondiale », souligne Eva. Non, IBM ou Google, ou encore le Californien PsiQuantum ne sont pas les seuls à avoir démontré de belles choses en la matière.
Alice&Bob, C12, Pasqal, Quandela et Quobly ont donc été sélectionnées et se sont vues notifier des accords-cadres sur plusieurs années. Chacune mise sur une technologie différente pour encoder l'information quantique, qu'il s'agisse d'atomes neutres, de photons, de nanotubes de carbone ou de supraconducteurs.
Dans le détail, Alice&Bob travaille à la construction d'un ordinateur quantique universel à correction d'erreurs, C12 développe des processeurs quantiques utilisant des nanotubes de carbone, Pasqal bâtit un ordinateur quantique à atomes neutres, Quandela développe des ordinateurs quantiques optiques « full-stack », et Quobly travaille sur des processeurs de calcul quantique tolérants aux erreurs.
Les détails d'un calendrier dessiné sur 8 ans et les défis à relever
Si l'on peut « s'amuser avec un petit code Python à envoyer des calculs sur un calculateur quantique », comme le dit Éva, personne au monde ne sait aujourd'hui quelle sera la solution permettant de passer à l'échelle industrielle. D'où le choix d'une compétition par étapes, avec des points d'évaluation à 4 ans et 8 ans qui élimineront progressivement les pistes les moins performantes. « Dans quatre ans normalement, deux acteurs devront quitter le programme. Les restants auront encore quatre ans pour continuer à développer leur technologie. Et dans huit ans, il y en aura un ou deux qui passeront en industrialisation », complète l'ingénieure.
La mission du ministère des Armées est de soutenir et accompagner les start-up, avec un contrat de R&D qui va aller jusqu'à la fourniture des machines, lorsqu'elles existeront. Mais où en est-on concrètement aujourd'hui dans le programme ? « Relativement au début », nous répond Éva. « On est en train de finaliser le contrat avec les sociétés. L'idée, c'est de commencer les travaux dans les semaines qui viennent ».
Ce qu'il faut retenir, c'est qu'il y aura deux grandes étapes : la première doit consister à faire un ordinateur dit tolérant aux défauts, avec l'ambition d'obtenir des qubits logiques. « En fait, ce sont des qubits qui vont se comporter comme la théorie de la mécanique quantique le prédit », nous dit Franck. « Or, il y a un gros travail de correction de l'ordinateur pour qu'il fonctionne correctement. Il est énormément bruité, il y a donc cette phase de montée en maturité à avoir pour aller vers le calcul quantique dit tolérant aux fautes et aux défauts ».
Les capacités folles des ordinateurs quantiques imaginées par le ministère des Armées
D'ici 2032 donc, si tout va bien, le ministère des Armées aura dans les mains des démonstrateurs. Démarrera ensuite la seconde phase, dite « LSQ » (pour Large Squale Quantum), qui consistera à passer à l'échelle ce petit volume de qubits logiques, « de le passer à 1 000, 10 000, 100 000 voire 1 million de qubits logiques pour faire des calculs hors de portée de ce qu'on peut imaginer aujourd'hui », ajoute le physicien.
Franck nous explique d'ailleurs que cet ordre de grandeur de la centaine de qubits logiques ne sort pas vraiment du chapeau. « C'est un ordre de grandeur qui permettrait d'avoir un avantage par rapport à un supercalculateur classique. Pour vous donner un ordre d'idée, on attend les 100 qubits logiques dans disons 10 ans. Et aujourd'hui, nous n'avons pas de qubits logiques, nous, mondialement j'entends. Pourtant, on arrive quand même à faire des petites choses ici et là, en accélérant des bouts d'algorithmes, des bouts de calculs ».
Ce que vont permettre ces ordinateurs quantiques
Franck l'évoque sans sourciller, ces ordinateurs quantiques ont « un potentiel de rupture immense », qui pourra inonder des secteurs ou des activités comme la cryptographie, en particulier pour déchiffrer des clés de chiffrement. « D'abord les clés asymétriques, mais pourquoi pas ensuite symétriques à l'occasion ». L'ordinateur quantique pourra, à certaines capacités, casser des clés de chiffrement, des clés de chiffrement qui permettent de sécuriser des transactions bancaires. « Ce sont des choses basées sur des problèmes mathématiques, comme la factorisation d'un très grand nombre », poursuit Franck.
Ces ordinateurs quantiques permettront notamment de régler ce que l'on appelle le « problème du voyageur du commerce », Éva le décrit bien : « c'est comment optimiser son trajet en passant dans toutes les villes sur un réseau ». Un autre exemple découlant de l'usage de l'ordinateur quantique : « beaucoup de problèmes pour lesquels, numériquement, la seule façon d'être sûr d'avoir la bonne solution, c'est de tester toutes les solutions et de choisir celle qui obtient le meilleur résultat, ce qui prend énormément de temps ».
Grâce à l'intrication et à la superposition, il y a une sorte de parallélisation massive possible avec le calculateur qui permet, en une seule étape, d'arriver à la solution. « Ça, c'est de la théorie, évidemment ».
Tous les secteurs montrent leur intérêt
Le ministère des Armées a prévu d'acheter des ordinateurs quantiques. Mais il est possible que des organismes nationaux pour la recherche soient intéressés. De nombreuses entreprises du secteur privé s'intéressent déjà au calcul quantique, « parce qu'elles voient bien ce que ça peut changer dans leurs activités à très court terme », commente Éva.
Divers secteurs montrent leur intérêt, comme le médical, pour trouver de nouveaux vaccins, par exemple. « Il y a l'intérêt de savoir, avant de fabriquer la protéine, comment elle va se comporter ». La recherche de nouveaux matériaux, la finance, et même la SNCF s'intéressent au quantique, dans l'optique de résoudre les nouveaux problèmes, trop importants pour des ordinateurs classiques.
Et si les talents ne manquent pas, le ministère mise sur la montée en compétences dans les universités et le financement de divers programmes pour gonfler les rangs du quantique français. « Il y a beaucoup de travail d'ingénierie, de conception et de construction, pour s'assurer que les processus sont répétables pour avoir des qubits suffisamment fiables », complète Éva, pour qui les talents sont déjà là.
Un impact comparable à l'invention du transistor
En ce qui concerne l'impact attendu de la technologie, notre ingénieure fait une analogie entre le quantique et… l'invention du transistor. « Quand on voit ce que le transistor a rendu possible, avec la miniaturisation et le reste, ça a pris 70 ans. Là, on espère aller plus vite. Mais on ne pourra pas sauter les étapes de bons processus ».
Il y a certes le dispositif de calcul, mais il y a aussi la pile logicielle par dessus. Comment programme-t-on ces machines ? « Il y a des algorithmes à inventer », répond Éva. « Il y a l'hybridation avec le calcul classique à inventer, parce que le calculateur quantique ne remplacera jamais l'informatique actuelle. Ils ont chacun leurs forces et leurs faiblesses, et il faut leur apprendre à les faire travailler ensemble. Il y a peut-être d'autres choses à inventer. À partir du moment où on maîtrise justement cette échelle quantique, cette échelle de ces tout petits objets, on peut mécaniser une forme de calcul ».
Des pistes technologiques qui ont leurs forces et leurs faiblesses
La technologie de qubits, dits supraconducteurs, est facile à fabriquer, parce que les ingénieurs s'appuient sur une industrie du semi-conducteur suffisamment éprouvée, et depuis longtemps. « Un supraconducteur, avant d'être supra, c'est avant tout un dépôt de couches minces, qu'on sait bien maîtriser. La particularité, c'est de l'amener ensuite à température cryogénique pour l'emmener dans son état de vie supraconducteur. Donc ça, ça sera un avantage de cette technologie », nous explique Éva.
Pour Franck, l'inconvénient, « ce serait le niveau de reproductibilité et la difficulté à faire des qubits supraconducteurs strictement identiques ». Pour les refroidir, il faut un énorme frigo, voire plusieurs gros frigos. Concernant les atomes, bien que très cohérents et identiques, ils restent difficiles à manipuler, ce qui fait perdre du temps.
« Les photons, par exemple, ont le même problème que les atomes. Ils sont quelque part insaisissables. Donc, il y a cette notion de perte récurrente. Alors, ils sont très cohérents. Il y a des photons qui voyagent depuis le Big Bang dans l'univers qui n'ont jamais décohéré. Mais ils peuvent se perdre, se diffuser, se diffracter », explique Franck.
Ce qui est certain, c'est que tout cela représente de la physique de très haut vol. « Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que deux Prix Nobel (Ndlr : dont Alain Aspect, Nobel de Physique 2022), ont travaillé sur ce sujet », nous dit Éva. Le rôle du ministère des Armées dans tout ça, c'est d'essayer de faciliter la vie des start-up participantes, pour réussir dans un monde plus compétitif, où la France n'est pas seule. « Nous sommes bien placés, mais il y a une compétition mondiale sur ce sujet », conclut Éva. À la France justement de saisir sa chance.
1 Les noms de famille des deux intervenants ne sont volontairement pas mis en avant.
2 Le chiffrement symétrique utilise une seule clé pour chiffrer et déchiffrer les informations. Le chiffrement asymétrique, lui, utilise deux clés (l'une privée, l'autre publique) : la clé publique est utilisée pour le chiffrement, la clé privée pour le déchiffrement.