Semaine calme à Tokyo, à moitié rongée par deux jours fériés accolés au week-end dernier, bref, presque des grandes vacances pour les Japonais. Trêve de railleries. Mercredi 7 mai, un personnage qui, quoi qu'on en dise, aura marqué l'histoire de la high-tech, le fondateur de Microsoft, Bill Gates, est venu nous rendre visite. Ce n'est pas la première fois, puisque l'homme, grand sourire permanent, passe à Tokyo régulièrement, ne serait-ce que pour saluer les partenaires et clients de son groupe au Japon, toujours très attachés à ces petits gestes de bienséance.
Qu'avait donc à dire Monsieur Gates alors que le « géant de Redmond » fait l'objet de nombreuses critiques sur sa rigidité structurelle et le fait qu'il n'a pas anticipé suffisamment tôt tous les bouleversements qu'allait provoquer l'usage massif d'internet ? En quelques mots que Microsoft entend bien continuer de suivre sa voie qui n'est pas l'impasse que certains annoncent, même si son offre de rachat de Yahoo! laissait supposer le contraire.
« Nous avons consacré beaucoup d'efforts à parler à Yahoo! et nous avons pris la décision de poursuivre notre propre chemin », a expliqué M. Gates lors d'une conférence de presse, ajoutant « à ce stade, Microsoft se concentre sur sa stratégie indépendante ». Le groupe a en effet remis dans sa mallette les 47 milliards de dollars qu'il avait posés sur la table pour s'emparer de Yahoo!, lequel, pas peu présomptueux, exigeait 5 milliards de plus. Microsoft n'entend pas, si l'on en croit Bill Gates, changer à nouveau d'avis, du moins pas dans l'immédiat, et ce, même si la rétractation du groupe de Redmond a provoqué la colère des actionnaires de Yahoo!, lesquels exhortent désormais son PDG, Jerry Yang, à se montrer plus souple.
Tandis que le titre Yahoo! dégringolait en Bourse, M. Yang a donc dû faire amende honorable déclarant qu'il souhaitait parvenir à un accord avec Microsoft et qu'il restait à l'écoute d'éventuelles nouvelles propositions du géant des logiciels. Encore faudrait-il qu'elles soient présentées. M. Gates laisse Steve Ballmer agir, mais Bill ne sera pas celui qui le poussera au mariage avec Yahoo!.
Par ailleurs, alors que Microsoft est moqué pour s'être laissé griller la priorité par Google et Yahoo! dans les techniques de recherche sur internet et services afférents, Bill Gates, très diplomate, reconnaît que Google contrôle une part de marché majeure dans de nombreux pays et qu'il s'est forgé un modèle économique lucratif, mais il assure dans le même temps que son propre groupe n'a pas dit son dernier mot. « Nous allons commencer à montrer le mois prochain à Seattle quelques innovations dans ce domaine », a-t-il promis. Pour le père du DOS, son groupe est encore assis sur un socle solide, celui des logiciels dont l'importance ne cesse de grossir compte tenu de l'inflation de produits qui, sans ces OS et autres applications, ne tourneraient pas.
« Les microprocesseurs sont désormais présents dans un nombre croissant d'appareils qui fonctionnent grâce à des logiciels, à commencer par des systèmes d'exploitation », a-t-il souligné. Peu importe en outre la façon dont les applications sont proposées et utilisées (localement ou en réseau), il faut bien qu'elles existent.
Selon M. Gates, à l'avenir, la répartition se fera en trois tiers : un tiers des applications installées sur le terminal utilisé, un tiers à travers un serveur local et un tiers via internet en tant que « logiciel sous forme de service » (Saas, software as a service). Dans tous les cas, il faudra selon lui compter avec Microsoft.
Le fondateur du « géant de Redmond », qui prendra ses distances avec son groupe en juillet, pour se consacrer davantage à sa fondation humanitaire avec sa femme, gardera néanmoins un oeil sur son bébé devenu grand et auquel il prédit encore un bel avenir.
« Nous aimons la compétition », a-t-il juré, ajoutant que « Microsoft restera encore une entreprise à l'avant-garde pour un certain temps », grâce à une stratégie qui, depuis l'origine, privilégie le long terme et investit continûment des milliards de dollars en recherche et développement.
S'exprimant enfin sur la place de Microsoft au Japon, M. Gates estime qu'il reste des marges de progrès mais que, somme toute, ses produits phares n'ont pas démérité sur l'Archipel. Il est vrai que les systèmes d'exploitation pour PC de la firme, à l'exception de DOS rejeté à son époque, ont séduit les Nippons. Tout le monde se souvient ici de l'effervescence qui, en 1995, avait entouré la mise en vente de Windows 95, avec des scènes dignes des liesses que génère la sortie d'une console vidéo signée Nintendo ou Sony.
Même si Vista n'a pas suscité le même enthousiasme, M. Gates souligne que, les outils pour serveurs et applications professionnelles Microsoft sont amplement utilisés au Japon. Ce n'est en revanche pas le cas avec ses machines de jeux XBox qui laissent les Japonais plus qu'indifférents. Mais cela ne chagrine guère Bill qui préfère continuer de consolider l'acquis. Microsoft, qui tente d'imposer aux cybernéticiens nippons ses outils de programmation de robots, va aussi étendre ses actions de soutien aux jeunes développeurs japonais en mettant gratuitement à la disposition des étudiants de quelques écoles d'informatique sa gamme d'outils de programmation.
Il entend aussi s'impliquer davantage dans l'équipement des lieux d'enseignement. « Les lycéens et étudiants japonais utilisent moins les outils informatiques que leurs homologues de pays développés, il y a même des établissements scolaires qui ne sont pas connectés à internet », fait remarquer à juste titre le philanthrope Bill Gates, non pas avec un complet désintéressement. Il est vrai d'une part que les enseignants japonais privilégient l'emploi de méthodes « analogiques » et les expériences pratiques tangibles plutôt que l'utilisation d'outils virtuels, et d'autre part que les enfants préfèrent nettement le téléphone mobile au PC pour faire leurs premiers pas sur internet.
Ce phénomène de prédominance du mobile, auquel s'ajoute le fait que les Japonais sont moins enclins que les Européens à accepter tels que les services d'origine américaine initialement peu adaptés à leurs habitudes, a d'ailleurs pour autre conséquence que les géants mondiaux de la toile ne sont pas forcément les acteurs dominants au Japon.
EBay, Amazon, FaceBook, etc. sont tous, chacun dans leur domaine, devancés par des acteurs nippons. Google n'est pas davantage le premier des moteurs de recherche en ligne au Japon. C'est son rival « Yahoo! Japan », conçu et administré par le groupe japonais Softbank, qui lui tient la dragée haute. D'ailleurs, même en cas de rachat ultérieur de Yahoo! par Microsoft (ce qui en dépit des mots de Bill Gates à Tokyo reste une option ouverte), Softbank pense qu'il restera le premier actionnaire de « Yahoo! Japan », lequel est aussi le portail des services mobiles accessibles en un clic via une touche spéciale sur les téléphones Softbank. Autrement dit, si le business internet au Japon passe d'abord par les terminaux nomades, ce dont est persuadé le patron ce groupe nippon, Masayoshi Son, c'est lui qui en profitera et non Microsoft. M. Son a d'ailleurs encore réitéré ce message et fait son show cette semaine, jeudi précisément, au cours d'une conférence de presse de présentation des résultats annuels de son groupe.
Softbank a enregistré des performances record qui résultent justement de l'augmentation de ses revenus mobiles grâce au recrutement de nombreux nouveaux clients tout au long de l'année. Fin mars, Softbank totalisait 18,5 millions d'abonnés (18% de parts de marché), dont 14 millions à des services de troisième génération (3G/3,5G). Il en a séduit 2,68 millions en un an grâce à une gamme de terminaux haut de gamme attrayants et à des promotions tarifaires alléchantes et moins alambiquées que celles qui prévalent généralement dans le secteur. M. Son s'est félicité de la progression du nombre d'abonnés 3G tout en insistant sur le fait qu'il est impératif de passer au plus vite au stade supérieur.
« La 3,5G est essentielle pour réellement faire du téléphone portable une machine internet ». Il a promis de s'activer pour amplifier la couverture territoriale en 3,5G et pour proposer une large gamme de terminaux compatibles. Et le même de rappeler que plus de 90% des musiques achetées en téléchargement au Japon le sont depuis les téléphones portables 3G/3,5G (les achats par PC sont effectivement ultra-minoritaires). Il souligne aussi la remarquable progression des accès aux sites communautaires via les mobiles. Le numéro un du secteur au Japon (loin devant Facebook et consorts), le populaire Mixi (plus de 12 millions d'utilisateurs exclusivement recrutés sur cooptation) reçoit plus de visites depuis les mobiles que depuis les ordinateurs.
C'est ce constat de la domination écrasante du mobile et de son potentiel de « machine à cash » qui avait d'ailleurs conduit Softbank à s'endetter au-delà du raisonnable pour racheter début 2006 la société Vodafone Japon, filiale du groupe du même nom dont les dirigeants britanniques n'avaient rien compris au singulier marché japonais. Softbank a aussi réussi à mieux fidéliser ses clients. Son taux de désabonnement est descendu à 1,19% fin mars, ce qui est très bas par rapport aux niveaux constatés dans le reste du monde, mais demeure encore supérieur à ceux de ses concurrents NTT DoCoMo et KDDI (moins de 1%).
Le revenu moyen mensuel par abonné (ARPU) a cependant fléchi à cause des promotions, tandis que la part due aux échanges de données a progressé. M. Son table sur la publicité et les ventes de contenus à l'acte pour combler le manque à gagner. De fait, grâce à l'accroissement du parc d'abonnés, le chiffre d'affaires de l'entité Softbank Mobile a déjà crû de 13,1% sur un an à 1.630,85 milliards de yens (plus de 10 milliard d'euros), représentant près de 60% du total des revenus du groupe. La progression sur un an des recettes tirées de cette activité, devenue la vache à lait de Softbank, est cependant également due au fait qu'elle a été prise en compte pour les 12 mois de l'exercice 2007-2008, alors qu'elle n'avait été intégrée dans les résultats du groupe que pour 11 mois lors de l'exercice précédent (2006-2007). Softbank n'a en effet commencé à comptabiliser les activités mobiles qu'en mai 2006.
Après s'être félicité de ces prouesses, M Son a profité de cette rencontre avec les journalistes et analystes pour faire l'article d'une alliance créée avec Vodafone et l'opérateur chinois dominant, China Mobile, afin de développer ensemble des services, terminaux, infrastructures de distribution de contenus et autres aspects pour le marché mondial. « Concrètement, il s'agit de mener des activités de recherche et développement en commun, d'imaginer de nouveaux modèles économiques, de concevoir des systèmes de distribution de contenus de divers types, de créer des logiciels et autres applications et de mettre en commun des moyens », a expliqué Masayoshi Son. « Nos trois groupes regroupés totalisent près de 700 millions d'abonnés dans le monde (plus de 250 millions pour Vodafone, quelque 400 millions pour China Mobile et 19 millions chez Softbank) », a-t-il souligné. « D'ici cinq ans, à nous trois, nous aurons un milliard d'utilisateurs de clients ». En s'associant aux deux géants du secteur que sont Vodafone, présent dans plusieurs pays, et China Mobile, numéro un en Chine, M. Son veut profiter de l'avance du Japon en termes de services et usages des télécommunications mobiles pour se placer à l'avant-garde mondiale et viser ainsi un marché plus large que celui de l'archipel, limité et très disputé.
« Mon but est de faire de Softbank la première Internet Compagnie d'Asie et la première Mobile Internet Compagnie du monde », a insisté M. Son. Le groupe Softbank, troisième opérateur de télécommunications fixes et mobiles au Japon derrière NTT et KDDI, a déjà noué de solides liens avec des groupes étrangers dans le domaine des nouvelles technologies.
Il pose ses pions dans divers pays, Chine en premier lieu (via par exemple des prises de participations dans les groupes de services internet Alibaba, Xiaonei, Oak Pacific Interactive, Taobao, Aliplay, etc.), afin de profiter d'une manne de centaines de millions clients potentiels en apportant en échange son expérience.
Il adapte aussi aux spécificités du marché japonais des services nés à l'étranger et au logo réputé. Outre Yahoo! Japan, Softbank cogère aussi les plates-formes Myspace et OhMyNews en versions japonaises, par le biais d'entreprises codétenues avec les groupes à l'origine de ces marques renommées. Ses investissements en Corée du Sud ou en Chine (le plus gros marché potentiel mondial) lui permettent en outre de réaliser quelques « jack-pot ». Au cours de l'exercice clos le 31 mars dernier, Softbank a ainsi profité d'une plus-value de quelque 55 milliards de yens (350 millions d'euros), réalisée lors de la tonitruante introduction en Bourse du portail internet Alibaba.com du groupe chinois Alibaba Group Holdings dont Softbank détient 33%. Et ce n'est pas fini, M. Son promet encore bien des surprises. En la matière, on peut lui faire confiance pour être à l'origine cette année encore de quelques coups d'éclat.
Ecouter ainsi Masayoshi Son, un milliardaire d'origine coréenne débordant d'ambition, prêcher debout devant un pupitre tel un évangéliste pendant deux heures devant un parterre silencieux buvant ses paroles, fait finalement préférer l'attitude bien plus modeste d'un Bill Gates qui s'exprimait la veille, assis sur un tabouret, se montrant davantage passionné par les technologies que par le business et encore plus enthousiaste lorsqu'on l'interroge sur ses tâches futures à la tête de sa fondation. Et ce, même si d'un point de vue purement techno-sociologique, la vision développée par M. Son est loin d'être inintéressante.