On écrit souvent ici et ailleurs, « les Japonais sont technophiles », et c'est parfaitement exact. Mais si vous dites aux Nippons : « vous êtes de sacrés fanatiques de technologies », ils risquent néanmoins de tirer une drôle de tête, de tiquer, voire de le nier. Comment expliquer ce paradoxe ? Très simplement, en réalité : l'électronique, elle est omniprésente; la technique, ils baignent dedans ; les machines, ils les utilisent naturellement, sans y prêter attention, par nécessité, mais sans déplaisir et sans en parler à tout bout de champ. Et pour cause, ils n'ont pas le choix.
Ils y sont confrontés dès leur plus jeune âge, à maintes occasions, chez eux comme à l'extérieur et jusqu'à leur vieux jours. De ce fait, ils ne se rendent pas compte que, relativement à d'autres populations de pays développés, ils sont bel et bien de fieffés consommateurs de technos qui s'ignorent. Ils admettent en revanche plus ouvertement être obsédés par la mode, le shopping et surtout par la nourriture. Mais, là encore, et on va le prouver, la technique s'en mêle.
Exemple : savez-vous quel est le nouveau truc des restaurants de type « izakaya » (cuisine nippone variée) ou « family restaurant » pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre et doper leur rentabilité tout en améliorant la rapidité de service et en attirant plus de clients? La machine à commande électronique. Il s'agit soit d'un écran tactile, soit d'un stylo-scanner associé à une sorte de petit assistant numérique, posé sur chaque table, à côté du menu avec photos.
Dans le premier cas, il suffit de choisir sur l'écran en navigant dans le menu, comme au karaoké, et dans le second de pointer sur chaque met présenté sur la carte pour écouter les explications pré-enregistrées émises par un petit haut-parleur intégré dans le terminal. Si cela fait saliver le client, il clique sur « chumon » (commande) et, immédiatement, les mitrons en cuisine voient sortir d'une imprimante dédiée un ticket sur lequel est inscrit le numéro de table et les plats sélectionnés. Résultat, les clients ne pestent pas en attendant que le serveur veuille bien rappliquer pour prendre les commandes et ce dernier ne se déplace donc que pour apporter les plats.
Faire travailler le client pour augmenter le rendement est un procédé bien connu de tout commerçant, mais au Japon, cela ne doit pas nuire à la qualité des prestations. Dans le cas présent, qu'en pensent les personnes qui ont déjà expérimenté ce nouveau procédé ? Du bien, pardi. Et pourquoi cela ? Tout bonnement parce qu'elles trouvent cela « tanoshii » (amusant), au point d'ailleurs qu'elles ont tendance à davantage commander. Bref, c'est tout bénef.
Cela confirme un fait que l'on peut constater dans d'autres secteurs d'activité commerciale. Quand une machine permet de réaliser plus efficacement une tâche au service du client et au profit du prestataire, elle n'est pas rejetée a priori. Et quand, cerise sur le gâteau, le consommateur trouve cela drôle, il n'y a pas de raison de s'en priver. Voilà qui explique en partie comment le Japon est devenu l'empire des automates et pourquoi, par exemple, les distributeurs de tickets de métro, les guichets bancaires automatiques multiservices (bien plus polyvalents qu'en France), ou encore les caisses enregistreuses sans personne, y sont bien acceptés. On aura l'occasion prochainement de vous conseiller des lectures qui vous éclaireront davantage sur ce point. Mais revenons à table. Car dans les lieux de restauration nippons, il y a bien d'autres ustensiles qui surprennent souvent les étrangers de passage au pays du Soleil-Levant.
Par exemple, le fait que dans un grand nombre de restaurants, l'hôtesse à l'accueil et tout le personnel soient munis d'un talkie-walkie. Ils murmurent discrètement dans leur micro, et un préposé au placement déboule sur-le-champ pour accompagner les nouveaux venus jusqu'à une table libre, réservée ou non. Cela évite aux employés de brailler pour annoncer la venue d'une paire de clients et optimise la gestion des lieux, même si par ailleurs l'accueil à très haute-voix demeure vivace.
Ensuite, dans les établissements traditionnels populaires où les écrans tactiles ou stylos-scanners "self-order" n'ont pas encore été installés, les serveurs prennent souvent les commandes, dans l'ordre d'arrivée des clients (et non en fonction de celui qui hurle le plus fort), au moyen d'une sorte d'assistant numérique personnel avec touches préprogrammées. Ce terminal dialogue par réseau sans fil avec un dispositif central qui gère, en temps réel, et les requêtes, et la facturation. Comme il est ultra-fréquent que l'on commande à cinq ou six reprises des boissons et une enfilade de plats au cours d'un même repas, cela évite d'accumuler des additions qui s'égarent sous les assiettes au risque de passer par pertes et profits.
Autre nouveauté bien dans l'air du temps : la mise à disposition croissante d'informations sur l'origine des ingrédients, autrement dit la traçabilité. Les Japonais y sont très sensibles, échaudés ces derniers temps par plusieurs scandales alimentaires, relativement mineurs, qui ailleurs auraient fait long feu mais qui au Japon ont fait les choux gras des médias et dégénéré en affaires d'Etat.
Du coup, les restaurateurs sont de plus en plus exigeants et sévères envers leurs fournisseurs. Ils se décarcassent pour rassurer les convives en les renseignant sur la provenance des produits utilisés dans leur cuisine. Ainsi, dans les établissements ayant fait l'acquisition d'outils informatiques de pointe, les écrans tactiles de commande livrent aussi ce type d'information. Chez d'autres, sont imprimés sur les menus des codes à barre en deux dimensions (QR Code) à côté de chaque met proposé.
En photographiant ce pictogramme avec un téléphone portable, le client accède à un site internet mobile qui lui fournit les détails souhaités. La même chose est également vraie pour des plats préparés vendus dans des supermarchés. Cette tendance va s'amplifier puisque les autorités poussent les producteurs à davantage de transparence en utilisant des dispositifs de suivi développés par les groupes d'électronique comme NEC ou Hitachi. De surcroît, les commerces et restaurants font de la traçabilité un nouveau puissant argument de vente, quitte à cultiver eux-mêmes, au Japon bien entendu (c'est plus sûr), les légumes utilisés dans leurs barquettes et recettes.
Pour finir sur ce registre assiette et nouvelles technologies, sans pour autant prétendre à l'exhaustivité (le sujet est inépuisable), allons faire un petit tour dans les galeries marchandes virtuelles. Savez-vous quels sont les articles qui ont le plus cartonné au premier semestre sur Rakuten, le plus important site de commerce en ligne japonais ? On vous le donne en mille : des gâteaux et des bouteilles de Contrex.
L'eau minérale, c'est bon pour la santé, mais les cartons lourds à porter. Du coup, les cargaisons de Contrex se vendent comme des petits pains au comptoir Rakuten. Le carton de 12 bouteilles d'un litre et demi d'eau minérale Contrex caracole en effet en quatrième place dans le classement des produits les plus commandés entre janvier et juin, depuis un PC. Cet article arrive juste derrière des cartes-mémoire micro-SD de 2 gigaoctets (2Go), accessoires entre autres utilisés pour stocker des données dans les téléphones portables ou appareils photo numériques.
Les mêmes bouteilles de Contrex, eau présentée sur le site comme amincissante, sont aussi achetées en masse depuis les téléphones portables, puisqu'elles figurent également en 7e position dans le palmarès des produits-vedettes du magasin Rakuten pour mobiles. La performance est d'autant plus remarquable que l'on déniche absolument tous types de produits (livres, vêtements, accessoires de mode, matériel électronique, périphériques informatiques, DVD, CD, etc.) dans les rayons virtuels de l'immense marché en ligne Rakuten. Ce dernier revendique quelque 24 millions de références réparties dans plus de 6.000 catégories.
« Le fait de trouver en bonne place dans le classement des produits comme les bouteilles d'eau ou les sacs de riz résulte sans doute du fait qu'il s'agit d'articles de grande consommation mais pénibles à rapporter chez soi », commente Rakuten. Certes, mais les victuailles, même légères (en masse, pas en calories), engraissent bien les comptes de la maison. Si les 18 litres de Contrex noient les livres dans le classement des meilleures ventes, ils se font tenir la dragée haute par des pâtisseries fraîches bien crémeuses (en première place), douceurs que les nombreux gourmands nippons commandent depuis leur PC, par boîtes entières, livrées presto. Les photos sont plus ou moins appétissantes, question de goûts.
On ne sait si le même phénomène existe ailleurs, mais le fait est qu'au Japon, les produits culinaires, et notamment les primeurs et spécialités régionales, que l'on ne trouve pas dans toutes les bonnes crémeries mais parfois uniquement dans une échoppe paumée en zone rurale, s'arrachent sur la Toile, commandés par ordinateur ou téléphone portable et livrés dans les 24 ou 48 heures par coursiers nationaux : direct du producteur au consommateur.
Selon une étude conduite en avril dernier auprès de quelque 15.000 internautes nippons par la société Myvoice, spécialisée dans les enquêtes sur les habitudes de vie, 47% affirment faire provision de nourriture ou de boissons en ligne, une catégorie d'articles qui arrive juste derrière celle des livres et revues (51%) et qui devance les vêtements (45%) ou les CD et DVD (38,4%). De ce fait, Rakuten, où pullulent les petits commerces alimentaires physiquement situés aux quatre coins du Japon, est de loin le plus populaire site marchand nippon. 72% des sondés disent l'utiliser, devant Amazon (48%) et Yahoo Shopping (34%). La principale raison du succès des produits alimentaires en ligne n'est autre que... le bouche à oreille.
Comme on le signalait au début de cet article, les Japonais sont obnubilés par la gastronomie et en parlent sans arrêt, ce qui les pousse à faire état sur Internet de leurs dernières découvertes en la matière, pour recommander ou déconseiller à leurs congénères tel ou tel délice vendu en ligne. Résultat : la mayonnaise monte grâce aux consommateurs et fait le beurre des producteurs.
NB : si au-delà de l'usage des technologies au Japon, affamés, vous bavez d'envie d'en savoir plus sur la mentalité des Japonais et la société nippone dans son ensemble, restez fidèles, on vous promet, d'ici un mois environ, un copieux menu délicatement servi... largement de quoi vous rassasier.