Malgré un visage en permanence impassible, une voix professorale toujours aussi calme et posée, le patron de Nintendo, Satoru Iwata, est sans doute intérieurement très fier de lui. Et pour cause, il vient de prouver aux analystes-Cassandre du marché du jeu vidéo que leurs prévisions pessimistes sur la santé du groupe n'étaient pas justes, mais que ses propres projections, alors jugées angéliques, elles, l'étaient.
Nintendo n'a pas souffert de la crise économique mondiale, n'en déplaise à des économistes patentés selon lesquels la récession était « une mauvaise chose également pour les affaires de Nintendo ». La flambée de la devise japonaise, la déconfiture du monde financier, le déclin de l'activité internationale, la chute de moral des consommateurs, rien n'a bouleversé ses plans : Nintendo a fait plus que résister à la morosité ambiante, l'a battue. L'invicible firme de Kyoto a en effet encore pulvérisé ses records de ventes et profits l'an budgétaire passé (avril 2008 à mars 2009), tout en affichant une sérénité presque insolente pour l'avenir. Alors que d'aucuns au Japon, longuement cités par les médias et même dans les colonnes de Live Japon, assuraient que la débâcle mondiale n'épargnerait pas plus Nintendo que les sociétés d'autres secteurs, cette dernière continue gaillardement de défier la conjoncture et de contredire les mauvais augures.
Nintendo a ainsi dégagé un bénéfice net inédit au terme de l'exercice bouclé en mars, en hausse de 8,5% sur un an, à environ 2,1 milliards d'euros. C'est même plus que ne me prévoyait en dernier ressort le groupe qui craignait en fait surtout que le yen cher ne lui joue des sales tours, plus que les consommateurs eux-mêmes. Son chiffre d'affaires s'est pour sa part élevé de 9,9%, au niveau jamais vu de 14,4 milliards d'euros. « Il n'y a sans doute pas d'autres exemples d'activité que celle du jeu vidéo qui ait autant crû sur le marché américain en 2008 et Nintendo entraîne cette croissance », se réjouit M. Iwata. « En Europe aussi les plates-formes Nintendo tirent fortement le marché. Nous avons élargi la population de joueurs », ajoute-t-il.
La raison est simple, selon Nintendo : ses populaires consoles de salon Wii et celles de poche DS se sont très bien écoulées, ainsi que les programmes de divertissement spécialement conçus pour elles. « Malgré une conjoncture économique très difficile, le marché du jeu vidéo n'a guère fluctué », se félicite Nintendo. Quelque 31 millions de machines de la gamme DS ont été vendues entre avril 2008 et mars 2009 (dont 27 millions hors du Japon), portant le cumul mondial depuis leur commercialisation fin 2004 à près de 102 millions. La famille DS galope ainsi à toute vitesse dans les pas de son aïeule Game Boy.
Par ailleurs, les ventes de son modèle familial de salon Wii ont atteint presque 26 millions d'exemplaires durant l'exercice passé, soit un total de 50,4 millions depuis leur lancement fin 2006. « C'est la console qui a dépassé les 50 millions le plus rapidement », fanfaronne Nintendo. En outre, malgré un tassement net de la demande de Wii au Japon dont M. Iwata ne fait pas mystère, quelque 26 millions d'unités supplémentaires pourraient encore être écoulées dans le monde d'ici fin mars 2010, estime la firme de Kyoto (ouest), laquelle encaisse déjà 87,5% de ses recettes à l'étranger.
La cagnotte de Nintendo se remplit aussi grâce aux achats massifs de jeux maison pour Wii et DS. « Non seulement l'éventail de titres que nous produisons directement s'est étendu, mais aussi dans la foulée celui des studios de développement tiers », notamment à l'étranger, assure le groupe. La logithèque touche ainsi un large public « allant des néophytes aux joueurs avertis », répètent les dirigeants de Nintendo qui se targuent d'avoir donné le goût du jeu aux femmes et aux seniors. Pas moins de 197 millions de cartouches de jeu pour DS estampillées Nintendo ont été achetées en un an dans le monde, sans compter les titres proposés par d'autres éditeurs. S'y sont ajoutés 204 millions de disques Nintendo pour Wii. Pour l'exercice entamé le 1er avril, Nintendo, qui diversifie son catalogue ludo-éducatif via des services en ligne pour Wii et DS, s'attend à un bond de 7,5% de son bénéfice net à 2,3 milliards d'euros, un nouveau palier historique, malgré un pronostic de taux de change relativement peu favorable.
Sur quoi se fonde donc M. Iwata pour avancer de tels chiffres alors même que les analystes continuent d'affirmer que si jusqu'à présent Nintendo est effectivement passé entre les gouttes, cela ne saurait durer, et que l'affaiblissement patant du marché japonais le prouve, ce dernier montrant la tendance pour les autres.
Nintendo dit s'appuyer sur des enquêtes qualitatives régulières au Japon et aux Etats-Unis principalement pour diagnostiquer les deux types de marché, pointer leurs points communs et mettre en exergue leurs différences. « Nous organisons des sondages directs au Japon deux fois par an auprès de 3000 joueurs, car les ventes à elles seules ne permettent pas de connaître l'âge des clients ni si plusieurs personnes jouent avec les mêmes consoles et jeux à la maison. Nous faisons de même aux USA avec des questions posées par téléphone à 4500 personnes, via une société d'études », explique-t-il.
Constat : au Japon, 50% des personnes sont des joueurs actifs, 24% des "dormants" (la console est au placard) et 26% ne jouent pas du tout. « On remarque donc un éloignement du jeu puisque des individus qui possèdent pourtant une console ont arrêté de s'en servir », indique M. Iwata. Aux USA, la population de joueurs dormants est en revanche très faible, de l'ordre de 7%, et celle des non-joueurs en baisse, à 27%, tandis que la proportion de joueurs actifs augmente. Cette dernière est selon Nintendo d'environ 36% actuellement. On note une hausse chez les adultes, précise le patron de Nintendo, soulignant toutefois qu'aux USA, cela est plus dû à la Wii qu'à la DS, tout comme en Europe, contrairement à ce que l'on voit au Japon où c'est la DS qui a le plus contribué à étendre la base de joueurs à des générations plus âgées alors que la Wii n'est plus autant plébiscitée par les adultes d'âge mûr.
Dans le cas du Japon en effet, « depuis le début de l'année, il est exact que les ventes de la Wii ne sont pas vigoureuses », avoue M. Iwata. D'après l'organisation spécialisée CESA, le marché du jeu nippon a perdu 15% en 2008 et la décrue s'est poursuivie en ce début 2009 par rapport à la même période un an auparavant. « Nous ne pouvons pas dire si nous pourrons maintenir un haut niveau de vente de logiciels et consoles Wii au Japon, même si nous nous employons à construire un calendrier de sorties attractives ». Toutefois, à l'étranger les ventes se poursuivent, même si un déclin est apparu aussi entre janvier et mars en Europe, qui s'est poursuivi en Avril. Car dans ce dernier cas, la baisse s'explique par « le niveau exceptionnel atteint début 2008 grâce à la sortie de jeux puissants comme Mario Kart Wii ou Wii Fit ». Et M. Iwata de promettre que les choses ne vont pas durer ainsi: Cela tient selon M. Iwata à une différence majeure, celle du calendrier de commercialisation des nouveautés. Attendons de voir ce qu'il en sera à la fin de l'année. "En Europe aussi, nous allons concentrer nos efforts sur cette période", annonce-t-il.
Certains diront cependant que Nintendo pêche peut-être par excès d'optimisme. M. Iwata s'en défend. Il se dit au contraire lucide et déterminé à tout faire pour que la vilaine évolution du marché que d'aucuns prédisent soit évitée. Par ailleurs, selon M. Iwata, si les achats de DS ont baissé en mars aux USA, c'est que les gens savaient que la nouvelle mouture, la DSi allait sortir. « En réalité en avril, DS Lite et DSi confondues, les ventes ont doublé par rapport à celles des mêmes mois de l'an dernier. De fait aux Etats-Unis comme en Europe, nous avons l'impression que la force des DS, grâce à la sortie de la DSi, se maintient. Même si le marché européen du jeu vidéo dans son ensemble s'est un peu contracté entre janvier et mars, en avril, grâce à la DSi, c'est reparti, et in fine, sur les 4 mois, nous avons atteint un niveau de ventes supérieur à celui de l'an passé, assure-t-il. In fine, au niveau mondial, nous ne pensons donc pas que le marché des DS va faiblir. Si nos revenus sont prévus en légère baisse pour l'année prochaine, c'est en prenant en compte l'effet des variations de change qui jouent en notre défaveur, notamment vis-à-vis de l'Euro. »
A la lecture ce ces données, on peut néanmoins continuer de penser que finalement, la tendance à la baisse observée sur le marché japonais préfigure celle qui pourrait surgir dans les autres régions. Ce qui renforce cette impression, c'est par exemple que les ventes de DS ont explosé initialement au Japon, puis ensuite en Europe et enfin aux USA. De la même façon, les titres comme Nintendogs, Wii Fit, ou les programmes d'entraînement cérébral ont d'abord été des hits au Japon et en sont devenus par la suite ailleurs. Ce qui est vrai dans un sens positif pourrait aussi l'être dans un sens négatif, estiment les observateurs. « Il est vrai qu'en s'appuyant sur ces faits, les analystes en déduisent que si le marché se contracte au Japon, il en sera de même plus tard en Europe et aux Etats-Unis, cela donnant matière à des articles dans la presse ».
« Assurément, les choses ont changé ces derniers mois au Japon, rapidement. Mais les consommateurs y sont vite lassés, plus vite qu'ailleurs. En d'autres termes, il est beaucoup plus difficile d'entretenir un engouement ici que dans les autres pays. Nous le savons et c'est un problème. Cependant, il y a encore des différences importantes entre la structure et l'évolution du marché japonais et des autres, notamment celui des Etats-Unis », rétorque doctement M. Iwata. Exemple : le taux de pénétration de la DS au Japon est égal à 20% environ. Autrement dit, un Nippon sur cinq a déjà une DS, et il y a donc un phénomène de quasi-saturation. En revanche, aux Etats-Unis, le ratio est plus de deux fois inférieur. Idem en Europe. Dans ces régions, seulement moins d'un dixième de la population a une DS. Donc, il y a encore de la marge, en déduit M. Iwata, même si l'on considère qu'un taux de pénétration de 20% est le maximum. Et voilà donc pourquoi selon lui, encore 30 millions de DS devraient se vendre dans le monde cette année.
Par ailleurs, le marché de la Wii est aussi différent au Japon de ce qu'il est dans le reste du monde. Dans l'archipel, les développeurs de logiciels tiers n'ont pas joué suffisamment le jeu, ils n'ont pas suivi pour la Wii comme ils l'ont fait pour la DS. Ils proposent trop peu de titres Wii pour que cette console de salon conserve l'attractivité voulue, regrette Nintendo. Mais ailleurs, les studios indépendants conçoivent des programmes très attractifs pour la Wii, ce qui dope les ventes de cette machine.
Pour remédier en partie à l'absence de moteur extérieur favorisant les achats de Wii au Japon, Nintendo mise sur le bouche à oreille, non pas tant auprès des communautés en ligne ou dans les cours de récréation qu'au sein des foyers, et ce afin que l'incitation au jeu soit transgénérationnelle (enfants, parents, grand-parents). C'est pour cela que le groupe a ouvert une plate-forme de services divers en ligne et pousse les possesseurs de cette console à la connecter à internet et à la laisser en permanence en marche, ne serait-ce que pour consulter rapidement la météo sans allumer l'ordinateur ou pour faire du télé-shopping (les grands-mères nippones adorent).
Conclusion de M. Iwata : « si on sort vraiment des jeux et services forts qui donnent envie, peu importe la conjoncture, les gens se les achèteront, pour le plaisir. En revanche si on propose des divertissements qui arrivent en troisième ou quatrième position dans les produits désirés par une personne, naturellement, ces jeux ou autres divertissements moyens auront plus de mal à se vendre. De ce fait, c'est en fonction de l'attractivité de notre offre que nous ressentirons ou non la crise ».