Il faut avoir arpenté les boutiques locales pour voir quels sont les modèles vedettes de téléphones, de quelle présentation ils bénéficient, ceux que les clients regardent vraiment et ceux qu'ils achètent réellement. Il faut avoir observé et questionné ses amis et autre entourage pour comprendre ce que les Nippons font avec leur "keitai", ce qu'ils en attendent et ce qu'ils en pensent. Bref, il faut être sur place pour appréhender ce sujet inépuisable, tout en sachant qu'on arrivera peut-être jamais vraiment à faire comprendre cette réalité troublante à qui ne l'a pas perçue de visu. Tout cela relève en effet d'une conjonction de facteurs culturels, professionnels, familiaux, sociaux, économiques, politiques, géographiques ou encore démographiques, qu'on ne mesure pas tant qu'on n'y est pas soumis.
Si le marché mobile japonais se distingue réellement de tous les autres, ce n'est donc pas seulement parce que les terminaux y sont pour la plupart conçus uniquement pour le marché local (à l'exception de quelques modèles étrangers), mais aussi, voire surtout, parce que les utilisateurs ont des habitudes de vie qui les poussent à utiliser leur téléphone plus et différemment des étrangers en leur pays. L'impératif de ponctualité est par exemple un facteur déterminant dans le développement de nombreux services. Si tout le monde n'avait pas sans cesse l'obligation d'être à l'heure partout, les métros n'auraient pas sans doute pas d'horaires et les services dédiés n'existeraient pas ou ne seraient pas consultés.
De facto, tout ce qui est proposé sur les mobiles nippons n'est pas révolutionnaire. C'est l'inverse, justement, car un concept trop extraordinaire (au sens étymologique du terme) est plus difficile à faire accepter. Or, si les Japonais ont tant recours à leur portable, c'est parce que ce dernier leur apparaît tout bonnement pertinent pour tel ou tel usage, en leur offrant un moyen tantôt plus simple, plus commode, plus ludique, plus rapide, plus sûr ou meilleur marché de faire ce qu'ils faisaient déjà auparavant d'une autre façon mais moins facilement. Autrement dit, les opérateurs nippons ont compris qu'il était illusoire d'espérer toucher le plus grand nombre en développant ex-nihilo des applications exigeant des pratiques totalement inusitées, le tout en croyant naïvement que tout le monde se mettrait à changer du jour au lendemain. Ils ont en revanche pensé qu'il était sans doute malin de s'appuyer sur les habitudes des gens et de tenter de les rendre plus agréables, ou bien de transformer des corvées en simples "choses à faire".
Bref, ils se sont grosso modo toujours contentés de faire migrer efficacement sur le mobile une pratique déjà massivement répandue en mettant en exergue intelligemment ou astucieusement l'avantage qu'il y avait à utiliser le portable au détriment d'un autre mode d'action. Lorsqu'ils ont contourné ce principe, ils se sont trompés, comme dans le cas de la visiophonie qui n'a jamais décollé parce que personne n'en voit l'intérêt. C'est cette approche pragmatique et humble qui a assuré la réussite de la plupart des services. Le "réflexe mobile" étant désormais bien ancré, la voie est ouverte à toutes sortes d'autres offres que les opérateurs présentent sans trop risquer de réactions outrées qui ne manqueraient pas de surgir ailleurs. Pour rester dans l'actualité, nous n'allons parler que de trois récents faits.
Softbank a par exemple récemment expliqué tout-à-fait sereinement avoir lancé un vaste programme de recherches avec l'Université de Tokyo afin de faire du téléphone mobile un assistant pour écoliers souffrant de déficiences mentales. "Nous allons présenter plusieurs exemples concrets prouvant l'utilité d'applications qui permettent de soutenir des enfants victimes de handicaps, notamment ceux éprouvant des difficultés à communiquer, à s'exprimer, à lire et écrire ou encore à se repérer", a promis Softbank. "Nous voulons que l'implication de ces enfants dans la société soit plus forte en démontrant que le téléphone portable peut être efficace pour améliorer la qualité de leur vie et de leur scolarité", a ajouté le groupe.
Softbank indique par exemple qu'un enfant qui a du mal à écrire à la main les kanji (idéogrammes japonais), mais qui sait les reconnaître, peut dès lors utiliser son téléphone portable pour saisir et enregistrer des notes en classe. Un autre, qui éprouverait des difficultés d'expression orale, pourrait utiliser son téléphone portable pour présenter à ses interlocuteurs des images et photos porteuses de l'information qu'il veut transmettre. "Nous allons étudier de nombreuses possibilités pour démontrer que le téléphone portable peut être un moyen pour les enfants de surmonter les obstacles qu'ils rencontrent dans la vie et à l'école", a assuré l'opérateur. A chacun de juger, mais il est clair qu'au Japon (où est absent le débat sur l'hypothétique nocivité des ondes émanant des téléphones et réseaux cellulaires) tout pousse les esprits à considérer que les technologies sont un remède à beaucoup de maux, et ce même si parfois on aurait plutôt tendance à penser qu'elles en sont la cause.
C'est ce qui explique aussi que ce qui marche au Japon ne rencontre pas de public ailleurs, dans un cadre de vie différent.
Prenons l'exemple du dernier service que va lancer NTT Docomo à la fin de ce mois. L'opérateur va donner la possibilité à ses quelque 54,7 millions d'abonnés d'effectuer des virements d'argent vers d'autres détenteurs de téléphone mobile, via leur numéro d'appel. Pour un Français, cela paraît bien saugrenu comme idée (n'est-ce pas?) et même risqué. Eh bien au Japon, où les chèques bancaires n'existent pas pour les particuliers et où les craintes de se faire siphonner son compte en banque sont somme toute bien faibles, il est en réalité très fréquent que l'on effectue des paiements entre amis ou à l'attention de commerçants et prestataires de services par virement de compte à compte, via les distributeurs automatiques d'argent multifonctionnels. NTT Docomo le sait et s'est dit qu'il pouvait peut-être simplifier les choses et prélever sa dîme au passage.
Il s'est donc associé pour l'occasion à la plus grande banque japonaise, Mizuho, pour permettre à ses souscripteurs de réaliser ce type de transaction directement à partir de leur téléphone portable, via un service interactif sur sa plate-forme internet mobile i-mode. Voilà qui évitera aux redevables de se rendre au pied d'un automate pour payer leur dû, même si à vrai dire les terminaux de paiement sont présents partout. Pour effectuer un virement, "il ne sera pas même nécessaire d'ouvrir un nouveau compte bancaire en ligne ou quelque autre procédure que ce soit", explique NTT Docomo, "il suffira que l'expéditeur connaisse le numéro de mobile du destinataire". En réalité, le montant d'une transaction, jusqu'à 20.000 yens à chaque fois (150 euros), sera prélevé par NTT Docomo sur le compte de l'expéditeur dont l'opérateur connaît les coordonnées bancaires. Il sera ensuite remis par Mizuho au destinataire qui, recevant un message sur son portable, devra choisir entre la réception de l'argent sur un compte ou une carte bancaire, ou bien une opération créditrice sur sa facture de télécommunications mobiles. "Cela va devenir plus simple et rapide d'effectuer des virements à l'attention de membres de la famille ou d'amis lorsqu'il s'agit de payer sa part de la note de restaurant après une soirée arrosée", cite en exemple l'opérateur, bien au fait des habitudes des Nippons. NTT Docomo et Mizuho se rémunéreront quant à eux en prenant une commission sur chaque transaction, au départ et éventuellement à l'arrivée.
Autre pratique bien installée au Japon mais qui rencontre a priori immédiatement plus de résistance en France, celle de la lecture sur mobile. On ne parle pas seulement de la consultation de sites mais réellement de remplacer un bouquin par l'écran de son téléphone, ce que font de plus en plus de Nippons et qui rapporte de plus en plus aux éditeurs. Le marché des livres et bandes-dessinées (mangas) vendus sous forme de fichiers à télécharger (tous types de terminaux fixes et mobiles confondus) a en effet progressé de plus de 30% en un an pour atteindre 46,4 milliards de yens (348 millions d'euros) sur la période d'avril 2008 à mars 2009, contre 35,5 milliards de yens (267 millions d'euros) une année auparavant et 18,6 milliards de yens (140 millions d'euros) deux ans plus tôt. Or, ce nouveau bond est, comme celui qui précédait, à mettre au compte des téléchargements de livres sur téléphones mobiles, lesquels ont progressé de 42% en 2008-2009 pour rapporter quelque 40,2 milliards de yens (298 millions d'euros), soit 86% du total. Dans le même temps, le marché des livres numérisés pour PC et autres écrans a fléchi de 14% à seulement 6,2 milliards de yens.
Sachant que les Japonais, voraces lecteurs depuis qu'ils ont massivement accès aux livres, ont toujours leur mobile à portée de main, "les éditeurs locaux se sont activement lancés dans la vente de livres sous forme de fichiers pour téléphones portables, et l'on peut penser que ce marché prospère du fait d'infrastructures adaptées et d'une augmentation du nombre de titres", est-il souligné dans le rapport. Petit rappel: au Japon, près de 95% des abonnés des opérateurs mobiles ont un terminal de troisième génération ou équivalent. Les portails multimédias dédiés à ces téléphones multifonctionnels à grand écran donnent accès à de très nombreuses librairies virtuelles emplies de livres en tous genres.
Les milliers d'ouvrages numérisés proposés y sont vendus chacun pour un prix unitaire légèrement inférieur à celui de la version imprimée lorsqu'elle existe. Certains sont en tout ou partie gratuits. Le montant des achats est reporté de façon distincte sur la facture mensuelle émise par l'opérateur du réseau cellulaire, mais le client n'a pas à payer en sus le coût du trafic de données (inclus dans les forfaits illimités qui sont les plus répandus). La proportion de lecteurs de livres numérisés grimpe d'année en année, selon le même rapport. Un tiers des utilisateurs disent avoir déjà lu un ouvrage quel qu'il soit (gratuit ou payant) sur leur téléphone, et 8% sont réellement des clients assidus des librairies en ligne, ce qui, rapporté au nombre d'abonnés, fait quand même 8 à 9 millions d'individus.
Cet engouement croissant pour les livres numérisés n'a pas échappé aux publicitaires. Le géant du secteur, Dentsu, qui cherche des relais pour combler la baisse des recettes issues des médias de masse, s'apprête ainsi à lancer avec de grands éditeurs du Japon un service de vente de magazines numérisés sur téléphones portables. Associé au prestataire technique de services en ligne Yappa, Dentsu prévoit d'ouvrir cet été un kiosque virtuel pour mobiles sous la dénomination "Magastore", empli de magazines en version numérique payante.
Chaque numéro coûtera de 115 à 600 yens (0,85 à 4,5 euros), tarif dépendant de celui de la version imprimée de chaque publication. "Au Japon, le marché des mangas et livres sur mobiles (moyen favori d'accès à internet des Japonais) croit très vite, mais, par comparaison, il n'est pas si facile de consulter des magazines de la même façon", a souligné Dentsu. Le groupe prévoit de disposer d'une trentaine de titres émanant de 20 éditeurs au départ, un total qui devrait grimper à 50 revues issues de 30 maisons à la fin de l'année 2009. Les numéros resteront disponibles en ligne une fois terminée leur période de vente dans les magasins réels. "Dans l'immédiat nous allons vendre les magazines sans publicité, mais, à l'avenir, nous avons l'intention de diffuser des campagnes liées avec leur contenu", a précisé Dentsu.
Ce dernier et Yappa vont fournir aux créateurs de magazines une prestation intégrale, de la conversion des données dans le bon format à la redistribution des revenus en passant par la mise en ligne et l'encaissement auprès des lecteurs. Participeront notamment initialement à ce projet les gros groupes de presse et éditeurs Asahi Shimbun, Kodansha, Toyo Keizai, President, Shogakukan, Sony Magazines ou encore Diamond. Dans un premier temps, les revues de ces derniers seront calibrées pour le modèle de téléphone iPhone de l'américain Apple, commercialisé au Japon par Softbank. Le service sera cependant vite étendu aux autres terminaux et opérateurs, ainsi qu'aux consoles de jeux et ordinateurs fixes, a indiqué Dentsu. Le choix initial de l'iPhone tient au fait que Yappa maîtrise les techniques de développement d'application pour ce téléphone ainsi que pour l'iPod Touch. Si l'iPhone ne compte pas des millions d'utilisateurs au Japon, le baladeur iPoud Touch totalise en revanche nombre de possesseurs. En outre, l'interface de ces deux terminaux est très adaptée à la lecture de pages gardant leur présentation initiale. On peut d'ores et déjà avoir une idée du rendu à venir des magazines puisque Yappa propose depuis des mois pour iPhone et iPod Touch une version numérisée du quotidien généraliste Fuji Sankei, ma foi plutôt bien faite.
Le point sur l'iPhone
Pour conclure, une petite mise au point sur les ventes d'iPhone au Japon. Qu'en est-il du modèle lancé en 2008, l'iPhone 3G? Le chiffre d'un million d'exemplaires vendus qui circule sur internet est une extrapolation faite par un cabinet d'études que ne confirme ni n'infirme Softbank, lequel ne donne aucune information, arguant de clauses contractuelles imposées par Apple. Mais admettons que ce nombre soit exact, cela ferait donc un million sur environ 35 millions de téléphones vendus au total dans l'année au Japon, soit 2,85% du marché (Sharp, numéro un au Japon, y totalise plus de 25% de parts de marché) et moins du 1% du parc installé.
Deuxième élément, factuel: Softbank a baissé à moult reprises et grandement le tarif de base lié à l'usage de l'iPhone 3G 1ère mouture de même que le prix de ce dernier. Depuis plusieurs mois, il est même donné en cas d'engagement sur une durée déterminée, alors que tous les autres téléphones sont payants. Le groupe en a aussi prêté des milliers d'exemplaires à des entreprises pour les convaincre, car l'intérêt n'était pas immédiat. Pourquoi autant de cadeaux? En fait, et le PDG de Softbank, Masayoshi Son, le sait très bien, malgré tous les indéniables atouts de l'iPhone (interface, banque de logiciels, design, etc.), la très faible autonomie de ce terminal en veille 3G (mode incontournable au Japon sauf à se priver des appels et mails ou à être) est un vrai problème qui a déçu les acheteurs et freiné les autres. In fine, ceux qui ont un iPhone et le rechargent tous les jours en pestant, possèdent le plus souvent un autre téléphone qu'ils utilisent pour les communications vocales (c'est le cas de l'auteur de ces lignes depuis près d'un an).
Ils emploient surtout l'iPhone en mode hors réseau ou Wi-fi pour des applications différentes d'internet (jeux, dictionnaires, etc), les versions i-mode (ou équivalent) des sites d'information étant souvent plus pratiques et rapides d'accès avec leur autre téléphone en situation de mobilité.
Troisième élément: le nouveau modèle, iPhone 3G S, également proposé à des tarifs très attractifs, a assurément beaucoup plus de chances de séduire au-delà du cercle des technophiles et fanatiques de la marque Apple, justement parce qu'il résout en partie ce souci de durée de batterie. Les Japonais lui pardonneront plus facilement d'autres lacunes, comme l'absence de porte-monnaie électronique ou de réception de la télévision numérique hertzienne.
De fait, il a bien démarré depuis le 26 juin (date de sa mise en vente au Japon), s'offrant même, selon le relevé des achats réels effectué dans 2.300 boutiques représentatives, la première place au cours des deux dernières semaines. Attention toutefois à l'interprétation de ces chiffres, puisque, mécaniquement, les nouveaux modèles, qui attirent les impatients les premiers jours, se hissent vite aux premiers rangs mais n'y restent pas forcément longtemps. On verra dans les mois à venir si l'iPhone 3G S se maintient et si les concurrents de Softbank s'affolent soudainement, ce qui est généralement le meilleur indicateur du fait qu'un produit est réellement en train de bouleverser la donne. L'année dernière, NTT Docomo et KDDI n'ont ni paniqué ni vu fuir leurs clients, se contentant d'enrichir leur catalogue de modèles à écran tactile en poussant leurs fournisseurs attitrés à faire mieux encore.