Le Japon, c'est plus ou moins connu, a tendance à concevoir seul dans son coin des dispositifs techniques avancés, à imaginer des normes certes bien pensées mais qui peinent ensuite à être acceptées ailleurs dans le monde. Ce problème, au demeurant plus politico-diplomatique que technique, finit par inquiéter les autorités. D'autant qu'il met en jeu la capacité des entreprises nippones à affronter la concurrence mondiale et à tirer profit de leurs atouts techniques, sauf à disposer d'un marché national suffisant pour faire vivre toute la chaîne industrielle en amont. Cette semaine, deux faits ont de nouveau illustré le handicap japonais et sa volonté d'en venir à bout.
Tout d'abord, tous comme nous le redoutions et vous l'avions dit dans le précédent Live Japon, le petit opérateur de télécommunications mobiles nippon Willcom a été contraint de déposer son bilan auprès d'un tribunal de Tokyo pour entrer dans une procédure de redressement judiciaire. Des rumeurs insistantes couraient depuis environ deux semaines sur une possible mise en cessation de paiement de Willcom, endetté et en difficulté dans un marché en voie de saturation dominé par trois géants (NTT Docomo, KDDI et Softbank). "Nous sommes absolument désolés", a déclaré le patron de Willcom, Yukio Kubota, en se courbant longuement devant les caméras au cours d'une conférence de presse jeudi 18 février. Le dossier préparé par Willcom doit lui permettre de recevoir le soutien d'un organisme semi-public de redressement (Etic), de l'opérateur Softbank et du fonds d'investissement Advantage Partners. "Nos clients continuerons de bénéficier de nos services comme avant et nos fournisseurs d'être payés", a assuré M. Kubota.
Willcom, qui propose des services de télécommunications vocales et d'échange de données à la norme nippone PHS (Personal Handyphone System), ne comptait fin janvier que 4,24 millions d'abonnés, contre 55,54 millions pour NTT Docomo, 31,45 millions pour KDDI et 21,85 millions pour Softbank, sur un total national de 115,27 millions. Ces derniers mois Willcom n'a cessé de perdre des clients, dont 58.500 en janvier, 50.600 en décembre, et 38.400 en novembre. "Ce n'est pas pas qu'ils fuient plus que d'habitude, mais nous n'avons pas réussi à en attirer d'autres pour contrebalancer. Notre trésorerie ne nous permettait plus de lancer des campagnes de promotion, indispensables pour faire connaître nos offres", a plaidé M. Kubota.
Jusqu'à présent détenu à 60% par le fonds d'investissement américain Carlyle, à 30% par le groupe d'électronique japonais Kyocera et à 10% par le deuxième acteur des télécommunications nippon, KDDI, Willcom affiche une dette de 206 milliards de yens (1,7 milliard d'euros). L'actionnariat va être modifié et les activités de Willcom pourraient être divisées en deux entités distinctes, l'une pour gérer les offres à la norme PHS standard, avec l'aide des pouvoirs publics, l'autre pour développer les services reposant sur la nouvelle génération PHS (le XGP), avec le soutien de Softbank. "A l'heure actuelle rien n'est décidé quant à la forme d'aide que nous apportera Softbank", a toutefois souligné M. Kubota. Willcom est une entreprise rebaptisée ainsi en 2005 et qui émane de sociétés régionales de services mobiles, DDI Pocket, initialement créées en 1994 par l'opérateur DDI devenu ensuite KDDI. Elle emploie actuellement un millier de salariés. "Nous n'envisageons pas à ce jour de réduire les effectifs", a assuré M. Kubota, mais rien n'est moins sûr puisque ce sont les parrains qui aideront à la remise sur pied qui en décideront. Le patron de Softbank, s'il prend plus ou moins directement les commandes de Willcom, risque de faire la chasse aux moyens coûteux jugés excédentaires ou redondants.
Willcom, qui n'est pas structurellement déficitaire mais qui doit financer ses onéreux développements, a du mal à assumer seule ou presque tout ce qui entoure l'entretien et l'optimisation d'une norme, le PHS, qu'elle est la principale, voire l'unique société, à employer. Si ledit PHS s'est certes un peu imposé en Chine, la nouvelle variante plus rapide, appelée XGP, est un mode de transfert de données sans fil à un débit théorique descendant de 20 mégabits par seconde (Mbit/s) actuellement cantonné au Japon et qui va avoir du mal à s'exporter si son développement est freiné dans son berceau. Dans ces conditions incertaines, les fabricants de terminaux qui acceptent de concevoir des produits spéciaux ne sont pas nombreux et les coûts sont répartis sur trop peu d'acteurs pour que la rentabilité devienne réalité dans les délais désormais imposés par le marché. Il n'y a guère que Kyocera et Sharp (numéro un des mobiles au Japon) qui oeuvrent activement pour fournir Willcom. NTT Docomo, qui du temps de la deuxième génération, employait la norme purement nippone PDC, est passé à un standard mondial, le WCDMA-HSDPA/HSUPA pour la troisième dont il a été le fer de lance, non seulement pour des raisons financières, mais aussi industrielles et de qualité de service (itinérance internationale). Softbank (qui a repris le réseau de J-Phone puis Vodafone Japon) a fait de même.
Willcom pour sa part avait en outre reçu du gouvernement nippon fin 2007 une licence afin de lancer en 2009 des nouveaux services d'échange de données reposant sur l'XGP, une technologie grosso-modo concurrente du mobile WiMax. Ce dernier est d'ailleurs également déployé au Japon par un consortium au coeur duquel se trouve KDDI. L'offre XPG pour PC, baptisée Willcom Core, a démarré presque comme prévu, mais son extension est ralentie. "Nous pensions que nous pourrions investir grâce à la trésorerie dégagée par nos autres prestations. Malheureusement, la conjoncture s'est soudainement aggravée fin 2008 et nous n'avons pas pu réaliser nos objectifs. Quant à nos actionnaires, également pénalisés par la récession, ils n'ont pas pu nous soutenir", a expliqué le patron. "Il existe pourtant un vrai potentiel de croissance au Japon et au-delà grâce à nos technologies, mais il faut que nous disposions d'une assise financière stable", a assuré M. Kubota. Si le XGP ne parvient pas à être adopté par d'autres opérateurs en Asie et/ou dans d'autres marchés de masse en devenir qui n'ont pas déjà opté pour autre chose, il sera difficile à maintenir, y compris sur le sol nippon. C'est là que le rôle de Softbank pourrait changer la donne, car ce dernier est puissant et son patron d'origine coréenne, Masayoshi Son, plus habile que nombre de ses pairs nippons pour négocier au-delà des frontières de l'archipel.
Le problème de la standardisation internationale de technologies nippones se pose un peu différemment mais existe néanmoins pour d'autres technologies: on pense aux puces sans contact pour les cartes de transport et paiement, aux étiquettes électroniques d'identification par radiofréquences (RFID) ou encore aux normes audiovisuelles, dont celle pour la diffusion de la télévision numérique hertzienne. Sur ce plan, le Japon s'active mais peine à imposer dans des pays riches sa technologie ISDB-T (concurrente du DVB-T européen), pourtant techniquement performante. A défaut, il pose ses jalons dans des zones moins avancées et plus influençables auxquelles il peut promettre diverses aides (usines, soutien au développement d'infrastructures, etc.) en échange de l'adoption dudit format. La technologie ISDB-T a ainsi bien réussi son implantation en Amérique du Sud (Brésil, Pérou, Argentine, Chili et Venezuela).
Le Japon tente à présent une percée dans d'autres régions dont il est un client important (de ressources naturelles par exemple) et un gros fournisseur (d'engins de construction, d'infrastructures, d'équipements divers). Ces Etats, encore vierges en la matière, sont plus faciles à aborder pour lui, d'autant que les industriels ou gros groupes de négoce y ont des relations bien établies. Ainsi la maison de commerce nippone Mitsubishi et le prestataire technique Area Portal ont-ils été mandatés par le ministère des Affaires intérieures et de la Communication japonais pour monter ce mois-ci aux Emirats arabes unis une infrastructure expérimentale temporaire d'émission à la norme ISDB-T.
"Notre objectif est d'accélérer l'essor international de cette norme japonaise et de renforcer ainsi le compétitivité mondiale du Japon et de ses technologies", a souligné Mitsubishi. L'ISDB-T est un format de transmission hertzienne de flux numériques audiovisuels et textuels développé par le Japon. Il permet depuis 2003 aux chaînes nippones de diffuser leurs programmes depuis un réseau d'émetteurs numériques terrestres, d'une part en vidéo haute-définition pour les téléviseurs fixes et, d'autre part depuis 2006, selon des paramètres appropriés, en direction des téléphones portables et divers récepteurs mobiles.
L'expérimentation conduite aux Emirats arabes vise essentiellement à démontrer les atouts techniques propres de l'ISDB-T pour la réception itinérante, principalement la possibilité de diffuser vers des zones précises des informations sur un séisme, un accident routier ou autre danger quelconque, pour atteindre simultanément tous les récepteurs situés dans le périmètre concerné.
En juillet 2011, le Japon éteindra son signal de TV analogique pour ne laisser plus en place que le numérique ISDB-T. Les deux tiers des foyers sont pour l'heure équipés d'un récepteur idoine. Grâce aux fréquences libérées, des canaux nouveaux vont être libérés pour étendre la TV mobile terrestre (aussi appelée one-seg) et proposer des chaînes thématiques dédiées et payantes, alors que pour l'heure, toutes celles qui sont diffusées sont les généralistes gratuites de la TV hertzienne traditionnelle. Le Japon espère ainsi montrer de cette façon les avantages pratiques de l'ISDB-T.