L'agence de recherche des armées américaines est capable d'en demander beaucoup. Quitte à dépasser les capacités des industriels. Le programme XS-1, rebaptisé Phantom Express, prévoyait d'envoyer pas moins de 10 fois la même fusée vers l'espace en 10 jours ! Boeing a gagné l'appel à projets… puis a quitté le navire.
La polémique n'a pas tardé, même si c'était… improbable.
Les militaires veulent des options
C'est un souhait des militaires qui a émergé dès la guerre froide, lorsqu'il a paru évident que lors d'un conflit, les différentes parties chercheraient d'une façon ou d'une autre à détruire ou handicaper les atouts de leurs ennemis en orbite. Dès lors, il est pratique et même hautement souhaitable de disposer de satellites relativement standardisés, avec des unités prêtes à prendre le départ pour l'orbite avec un très faible temps de préparation, et des lanceurs adaptés. Car une campagne de lancement, entre la commande et le décollage (tout dépend bien sûr des fournisseurs, lanceurs et satellites), cela peut dépasser 18 mois. Les forces armées des États-Unis ont donc lancé plusieurs programmes successifs pour trouver une solution à cette équation, en particulier du côté des fusées. Et si possible à un rythme élevé et au prix le plus bas.
Projets de tirs en rafale
Avant l'avènement des lanceurs privés, l'équation était relativement impossible. Produire et immobiliser des lanceurs, pourquoi pas… mais cela coûte cher, surtout s'il n'y a finalement rien à envoyer avec. Quant à disposer d'un moyen low cost pour envoyer des satellites standardisés vers l'orbite, il n'y en a pas aux États-Unis au tournant des années 2000. Pour des satellites légers, les forces armées ont alors le choix entre des missiles balistiques reconfigurés (Minotaur) et le lanceur aéroporté Pegasus. Chacun des deux coûte plusieurs dizaines de millions de dollars par tir. L'agence de recherche de la défense, la DARPA, tente alors de stimuler le secteur, en particulier pour les lanceurs aéroportés. Après les échecs des grands avions spatiaux X-30 et X-33, elle met en place un projet nommé RASCAL (Responsive Access, Small Cargo & Affordable Launch) qui prévoit d'envoyer un deuxième étage de fusée depuis un avion volant lui-même à Mach 2,5, le tout à très haute altitude. Mais l'étude tourne court à son tour, car le F-106 prévu à l'origine doit être trop lourdement modifié, au point même qu'avant l'abandon du projet, les équipes techniques proposent de construire un nouvel avion.
XS-1 (impossible)
La DARPA ne baisse pourtant pas les bras. Elle propose aussi le projet ALASA (Airborne Launch Assist Space Access), pour envoyer de toutes petites charges utiles vers l'orbite (40 kg en orbite basse) pour moins d'un million de dollars, toujours à l'aide d'un avion porteur. Le projet sera abandonné en 2015, après des problèmes avec le carburant synthétique et deux échecs consécutifs avant même les largages depuis un Boeing F-15. Mais avant la fin d'ALASA, l'agence américaine a engagé un autre projet bien plus ambitieux, le XS-1. On est alors en novembre 2013, et à la DARPA, on pense que les technologies sont enfin matures pour demander, attention les yeux, un système de lancement complet avec un étage de fusée réutilisable capable d'emmener l'ensemble à Mach 10, dix fois en dix jours, capable d'emmener un petit deuxième étage et une charge utile jusqu'à 1,8 tonne en orbite basse. Le tout, pour un coût unitaire de lancement inférieur ou égal à 5 millions de dollars.
Dix ans plus tard, la liste des objectifs ressemble encore largement à celle d'un enfant au père Noël, tant elle semble peu réaliste. Pourtant, conscients que la DARPA allait financer le projet avec plus de 100 millions de dollars de la poche du contribuable américain, trois consortiums industriels ont déposé leurs propositions au printemps et sont sélectionnés en juin 2014. Ah oui, il faut ajouter que l'agence de la défense demandait un développement relativement rapide pour un premier décollage orbital en 2020 ! On retrouve donc Boeing, associé avec Blue Origin (qui sort de l'anonymat en 2014), Northrop Grumman allié avec Virgin Galactic, et Masten Space avec une autre PME, XCOR.
Boeing remporte la timbale
Si les trois ensembles reçoivent des fonds pour le développement de leur concept et affinent leurs propositions techniques, la DARPA (qui a depuis annulé ALASA) aimerait bien passer à une phase de développement technique et de réalisation. Elle fait accélérer les industriels en 2015 pour qu'ils puissent rendre leur copie en 2016, bien qu'en réalité, la compétition soit relativement biaisée. Masten Space ne dispose que d'une quarantaine d'employés malgré ses expériences très concluantes sur le décollage, le guidage et l'atterrissage d'étages de fusée, XCOR a déjà (en coulisses) ses problèmes financiers et techniques sur son avion Lynx. Virgin Galactic a souffert d'un accident mortel avec son avion-fusée VSS Enterprise, Boeing qui finit par se dissocier de Blue Origin, présente le meilleur dossier, et la DARPA sélectionne le géant de l'aéronautique au printemps 2017 comme unique partenaire industriel, pour un contrat valorisé au moins à 146 millions de dollars.
Un projet qui décolle ?
Cette décision a été largement débattue ensuite. Toutefois, il faut considérer la position de Boeing et leur bagage technique au sein des projets de défense du spatial américain. D'abord, Boeing a bel et bien de l'expérience avec les avions spatiaux réutilisables, en particulier avec ses deux petites navettes X-37b (au service de l'US Air Force, ça n'aura échappé à personne). Ensuite, on n'oubliera pas qu'il y a des ponts entre Boeing et ULA, l'industriel possédant 50 % des parts et étant à l'origine de la famille de lanceurs Delta. Et puis Boeing travaille aussi sur une capsule réutilisable (Starliner), il y a donc des arguments solides dans la proposition du géant de Seattle. D'autant plus que, côté technique, l'entreprise fait aussi appel à un poids lourd pour sa motorisation.
En effet, les fournisseurs de moteurs-fusées puissants et réutilisables ne courent pas les rues. Si on pouvait douter de toute façon de la volonté de SpaceX de fournir Boeing, les Merlin-1D n'auraient pas forcément convenu, avec cette pression de 10 lancements en 10 jours. Rappelons qu'en 2017, SpaceX réutilise pour la première fois une Falcon 9. Boeing est donc allé toquer à la porte de la référence du secteur, Aerojet Rocketdyne, avec ses moteurs de navette qui, pour certains, ont volé pendant 30 ans à intervalles réguliers. Le RS-25 « version navette » est rebaptisé AR-22, et un seul exemplaire suffirait pour propulser un étage ailé jusqu'à Mach 10 au-delà de l'atmosphère, après quoi l'avion spatial larguerait le deuxième étage et reviendrait se poser au Centre Spatial Kennedy. Bon, reste le détail du « 10 fois en 10 jours pour 5 millions de dollars par tir » et celui de la propulsion de l'étage supérieur, mais passons.
Phantom Express
Figurez-vous que le projet n'en est pas resté au stade du papier. Du moins, pas entièrement. En effet Boeing a utilisé son enveloppe pour organiser les essais d'un AR-22 spécialement équipé pour l'occasion, qui a été installé au centre spatial Stennis et a démontré (chapeau quand même aux équipes d'Aerojet) qu'il pouvait être allumé sans problème pour des durées représentatives de vols spatiaux, 10 fois en 10 jours. C'est un coup de force, pour ce qui commençait à s'annoncer comme un projet en carton. Boeing signe une lettre d'intention pour utiliser un nouveau site de lancement sur la Space Coast, et annonce en novembre 2018 (après les essais de moteur) la réussite de la construction d'un nouveau prototype de réservoir en composite au service du XS-1. Depuis 2017, le projet a d'ailleurs pris son appellation finale de « Phantom Express ».
Silence Express
Puis durant environ 13 mois, c'est le silence. Or le silence, ce n'est jamais un très bon indicateur, en particulier pour un projet qui a besoin de financements (un lot de deux moteurs AR-22 a lui tout seul coûte largement plus que le montant de 146 millions de dollars fourni à Boeing). Le site de lancement n'est jamais construit, pas plus que les installations qui vont avec, et les mois passants, il ne reste toujours que des images de synthèse du « Phantom », qui restera… un fantôme. Le 22 janvier 2020, à la surprise générale, Boeing annonce cesser toute activité sur le projet, et décide de rompre son contrat avec la DARPA, malgré des versements qui ont atteint 150 millions au total (2013-2020). Boeing, qui a cumulé beaucoup d'autres casseroles au même moment (Dreamliner, Starliner, retards du SLS), a été placardé par la presse comme une entreprise qui n'a étudié le projet que pour mieux engranger de l'argent et tuer la concurrence, qui n'a jamais eu l'intention d'aller jusqu'au vol, etc.
Une question d'argent seulement ?
La réalité, si elle est restée prudemment sous clé notamment en raison des déclarations laconiques de la DARPA et de Boeing, réside sans doute dans le financement du projet. Boeing a préparé sa proposition, a montré que son choix de moteur était pertinent, a fait une étude poussée sur les réservoirs et logiquement, a demandé un chèque conséquent pour passer à la réalisation et à l'assemblage menant au premier vol d'un prototype de Phantom Express. Cela n'aurait, compte tenu du moteur, de l'investissement sur un pas de tir, des machineries, jamais tenu dans une enveloppe telle que ce que proposait la DARPA. L'agence américaine a donc sans doute demandé à Boeing de finaliser ses études de faisabilité en 2019, de boucler un dossier technique solide, tout en sollicitant une enveloppe aux politiciens et responsables de la défense américaine, qui ont refusé. Pas d'argent, pas d'avion spatial à haute cadence de vol. Il n'est pas impossible non plus que Boeing ait souhaité, dans une période complexe de son histoire vis-à-vis du secteur spatial, se « débarrasser » d'un projet techniquement proche de l'impossible.
En 2023, seuls quelques étages de SpaceX ont volé plus de 10 fois d'affilée, mais avec un temps de rotation d'environ 8 semaines entre chaque décollage.