Tous les exemplaires d'iPad prévus en pré-commande pour le Japon avaient soi-disant trouvé preneur, affirmait le groupe américain. Les trentenaires férus de technologies trépignaient en effet d'impatience pour ce produit comme pour nombre d'autres. Au Japon, on en connaît qui font la queue dès la veille pour des pâtisseries ou des fringues. pourquoi pas pour un iPad, bel objet au demeurant: chacun son vice.
De fait, comme à Sydney quelques heures plus tôt, des centaines de fondus de technologies impatients ont afflué vendredi matin au Japon dans les boutiques tokyoïtes d'Apple pour être les tout premiers à s'offrir la très attendue tablette de la marque à la pomme. A 21H00 jeudi à Tokyo, ils étaient déjà une cinquantaine sur le trottoir prêts pour une nuit à la belle étoile. Il s'agissait en majorité des profils typiques d'otaku (terme péjoratif au Japon qui désigne les monomaniaques inconditionnels de certains types de produits réels ou virtuels). « Ce matin, à 8H00 (jeudi 23H00 GMT), nous avons dénombré environ 1.200 personnes devant le magasin », nous a indiqué une porte-parole d'Apple, Nao Yanagisawa, en faction devant le navire amiral du groupe dans le quartier central de Ginza.
« Je suis heureux d'avoir été le premier à l'acheter au Japon », se réjouissait Takechiyo Yamanaka, un mordu de technologies de 19 ans, vêtu d'un T-shirt Pac-Man, qui a campé deux nuits sur une chaise-longue, même s'il avait réservé depuis des jours son exemplaire. Traqué par les télévisions japonaises, il s'est offert ses minutes de vedettariat en direct. « Désormais, nous allons tenir l'iPhone de la main droite et l'iPad de la main gauche, tels les samouraïs brandissant leurs deux sabres », a plaisanté devant une de ses boutiques le président du groupe de télécommunications Softbank, Masayoshi Son, partenaire d'Apple au Japon.
Mais alors que des centaines d'individus, garçons de 20 à 40 ans en très grande majorité, tapaient du pied devant l'Apple Store, à 500 mètres de là, un hypermarché de l'électronique, Bic Camera, haranguait les chalands au micro, se vantant d'avoir des iPad en stock et moins de cinquante clients en caisse. L'auteur de ces lignes aurait très facilement pu en acheter un, si elle en avait eu envie et besoin. En fin de journée, très peu de boutiques étaient en rupture de stock, selon les rapports établis par différents médias japonais.
Bref, Apple a encore une fois fait croire à la pénurie, en arrêtant les réservations très tôt sous prétexte de surcroît de demande, puis en faisant savoir discrètement que ceux qui viendraient dans les boutiques Apple et Softbank à l'aube auraient finalement peut-être, à condition de se lever aux aurores ou de camper aux abords, la possibilité de repartir avec l'objet. Voilà du grand art de stratège du commerce. Chapeau-bas. Reste que, selon une étude conduite en avril auprès de 1.600 personnes par la société DoHouse, seulement 1% des Japonais disent avoir l'intention ferme d'acheter l'iPad, et 7% peut-être.
Les plus optimistes jurent néanmoins que ledit iPad va changer la donne au Japon, affirmant que le téléphone iPhone du même Apple a déjà secoué le secteur, même si les ventes dudit iPhone au Japon représentent moins de 5% des quelque 31,5 millions de mobiles écoulés entre avril 2009 et mars 2010 (période de référence au Japon). « Ceux qui achètent l'iPhone sont le plus souvent des trentenaires qui ont fait leurs premiers pas sur internet avec un PC au milieu des années 1990 et qui sont désormais ravis d'avoir un téléphone avec un clavier tactile complet et des fonctions proches de celles d'un ordinateur », explique Ritsuya Oku, un responsable d'études comportementales du groupe de publicité Dentsu.
« En revanche, les plus âgés, qui se contentent de moins, et les jeunes, qui ont grandi avec un téléphone portable multimédia classique dans la main, sont tellement accoutumés au pavé numérique qu'ils ne sont pas autant attirés par l'interface tactile de l'iPhone », ajoute-il. Même si l'iPhone n'est pas au Japon un méga-succès, nombre de prestataires japonais ont lancé des applications et services spécifiques, profitant du faible coût de développement et voyant au-delà du seul marché nippon. En effet, puisque les iPhone, iPod Touch et désormais l'iPad sont utilisés par des dizaines de millions d'individus dans le monde, cela devient une plate-forme de premier choix pour les créateurs nippons, même si le marché local est bien plus réduit. Voilà pourquoi les fournisseurs de contenus universels (jeux, applications diverses utilitaires ou ludiques) ne perdent pas trop de temps pour proposer leurs produits en version pour iPad. En revanche, les éditeurs de livres, journaux et magazines japonais, destinés d'abord à un marché intérieur, sont plus prudents, attendant de voir quel public cet appareil attire.
Ils sont donc nombreux à adopter vis-à-vis de l'iPad une attitude attentiste ou à penser à un modèle de distribution plus large, sachant que cette ardoise multimédia ne restera pas unique en son genre sur le marché. NEC a par exemple dans ses cartons depuis plus d'un an une tablette qui tourne sous le système d'exploitation Android de Google. Quant à Sharp, Casio, Canon ou Seiko, ils proposent depuis longtemps des encyclopédies électroniques de poche très populaires et qui ne demandent qu'à évoluer, même si rien de concret n'est encore visible sur ce plan. D'autres sont en outre en train de songer à revenir dans la course, tout en se souvenant de leurs erreurs passées. Sony, Panasonic et Toshiba avaient déjà lancé au Japon il y a plusieurs années des ardoises de lecture de livres numériques et services associés qui furent des fiascos.
Outre l'absence d'accès direct au réseau, l'une des raisons en était le format. Les Japonais, qui se déplacent énormément en transports en commun bondés, hésitent à emporter des objets un peu encombrants qu'ils ne peuvent pas aisément utiliser dans les wagons. Leur téléphone mobile, qu'ils ont greffé dans la main, sur lequel ils peuvent déjà télécharger des milliers de livres numérisés, naviguer sur d'innombrables sites, regarder la télévision, écouter de la musique, payer leurs boissons, journaux ou trajets en métro, est perçu par beaucoup comme un support de lecture et de communication éminemment commode et amplement suffisant, en dépit de l'étroitesse relative des écrans.
Cependant, prenant en compte le coup de force d'Apple et les évolutions des clients nippons, Sony et le deuxième opérateur de télécommunications local KDDI ont justement annoncé jeudi 27 mai, la veille de la commercialisation au Japon de l'iPad, la création d'une coentreprise pour la diffusion de livres numérisés. Ils sont pour ce faire associés aux groupes de techniques d'impression Toppan Printing et de presse Asahi Shimbun. Cette société verra le jour le 1er juillet dans le but d'engager des discussions avec les fournisseurs de contenus et d'autres partenaires potentiels afin de préparer le lancement de services au Japon avant la fin de l'année. "Il y a une vague mondiale du livre numérique qui grossit de jour en jour", a assuré Fujio Noguchi, directeur général d'une filiale de Sony. « C'est l'année inaugurale du livre numérique », a-t-il insisté au cours d'une conférence de presse à Tokyo.
« Nous voulons proposer une plate-forme ouverte pour l'agrégation et la distribution de livres, magazines, journaux et bandes dessinées », a précisé M. Noguchi. « Il est nécessaire de créer un environnement rassurant et tranquillisant de diffusion des livres numérisés, tant pour les groupes de presse et éditeurs que pour les lecteurs », a-t-il poursuivi pour justifier l'établissement de cette coentreprise. Plusieurs magasins basés sur cette plateforme pourraient voisiner. En sus, il n'est pas exclu du tout que les ouvrages et périodiques proposés soient aussi en tout ou partie également destinés à l'iPad, a confié M. Noguchi.
Sony commercialise hors du Japon des terminaux de lecture numériques de la taille d'un livre ("Reader"), mais il ne les propose pas au Japon, du fait de l'échec rencontré précédemment avec une ardoise de lecture à encre électronique appelée « Librie ». Las ce terminal, prédécesseur du Reader, était arrivé trop tôt dans un environnement qui n'était pas prêt. Le téléphone portable restait de facto pour le moment au Japon le terminal privilégié.
Les acteurs nippons veulent toutefois se préparer à une diversification des supports. « Les terminaux de lecture de livres, magazines et journaux vont se multiplier, le marché va donc s'élargir et toucher toutes les cibles de public », a souligné le responsable de la stratégie de KDDI, Makoto Takahashi. « Les modèles économiques varient selon les pays. Il ne s'agit pas d'importer au Japon des procédés développés ailleurs », a cependant prévenu M. Noguchi de Sony. « Nous devons mettre en place un système qui soit adapté au fonctionnement des groupes d'édition et de presse japonais », a-t-il ajouté. « Le monde de l'édition affronte actuellement une situation délicate. Nous devons, en tant que groupe d'impression, être présents sur les deux plans: celui de la diffusion sous forme imprimée et celui des livres numérisés », a pour sa part expliqué un directeur de Toppan Printing, Yukio Maeda. « Le monde de la presse est à un tournant. Nous voulons servir tous les terminaux avec une large offre de contenus », a de son côté déclaré Yasushi Wake, responsable des activités numériques du groupe Asahi Shimbun.
Les éditeurs nippons ont en outre récemment créer une association dans le but de définir un cadre pour sceller les relations entre auteurs, éditeurs et distributeurs et protéger les droits des uns et des autres. Il sera intéressant de voir également comment évoluent les opinions de certains auteurs de manga qui refusent pour le moment que leurs œuvres soient proposées en version numérisée pour mobiles, jugeant que le format (lecture case par case) est destructeur. La possibilité d'afficher les planches dans leur intégralité et en vis-à-vis sur une tablette de lecture, selon un mode proche de l'original sur papier, sera-t-elle suffisante pour leur faire changer d'avis ?
Ce n'est pas sûr et on ne saurait donner totalement tort à ceux qui regimbent. Certains, et non des moindres, nous ont récemment avoué avoir tout bonnement un attachement au livre en tant qu'objet, parce que leurs dessins restent réalisés sur papier et s'apprécient d'abord ainsi.