"Diantre, dans le rouge": l'auteur de ces lignes eut le 29 juillet la même réaction que tous les journalistes et analystes qui suivent régulièrement les activités des entreprises nippones. Toutes celles du secteur de l'électronique sont entrées dans une phase de reprise assez spectaculaire (à l'exception de NEC - voir Live Japon du 31 juillet). On n'avait dès lors pas de trop grosses inquiétudes pour le géant japonais du jeu vidéo Nintendo, lequel nous avait habitués depuis quelques années à des résultats mirobolants. Oh certes, on pensait bien que cela n'allait pas durer et on savait que la hausse de la devise japonaise (yen) lui causait quelques soucis, mais malgré cela, il était quand même l'un des rares à avoir passé la crise sans trop de dommages. Las, Nintendo n'est pas une entreprise comme les autres, sur plusieurs plans, et l'annonce de ses résultats financiers trimestriels l'a une fois encore prouvé.
La vénérable entreprise de Kyoto a fait état d'une perte nette de 25 milliards de yens (230 millions d'euros) pour les trois premier mois de l'année budgétaire d'avril 2010 à mars 2011, victime d'une chute des ventes et d'une rentabilité malmenée par les cours des monnaies. Pour autant, et de façon encore plus surprenante compte tenu de la médiocrité du trimestre passé, le groupe a maintenu ses prévisions annuelles.
Alors qu'il avait plutôt bien résisté à la récession internationale de 2008-2009, Nintendo subit actuellement un contre-coup dû aux soubresauts conjoncturels et à une certaine lassitude vis-à-vis de ses consoles, les possibilités de jouer s'élargissant par ailleurs à d'autres types d'appareils (téléphones mobiles notamment) jugés plus novateurs. Bref, Nintendo est un peu ringardisé et Mario prend un coup de vieux.
L'évolution de Mario selon Jean-Paul Nishi
Pour relancer la dynamique, Nintendo a dû sabrer les prix de ses machines de poche DS, qui se sont très mal vendues ces derniers mois, en raison d'une baisse de l'engouement pour cette famille de produits. La DS LL (XL hors du Japon) ne fait pas vraiment recette. En trois mois, la maison-mère des Pokemon, de Zelda et consorts n'a vendu que 3,15 millions de DS de tous types dans le monde, soit près de deux fois moins qu'un an auparavant à la même époque. Et comme le prix de vente unitaire est moins élevé, forcément les revenus ont flanché, d'autant qu'ils ont été amputés par la chute de l'euro et du dollar face au yen une fois les recettes converties en monnaie japonaise. En outre, seulement 22,42 millions de boîtes de jeux estampillés Nintendo pour lesdites DS ont dans le même temps trouvé preneurs, soit 7 millions de moins que l'an passé à la même période. Le manque à gagner n'est pas mince. Sans compter que l'an passé déjà, Nintendo avait vu son chiffre d'affaires décliner. Comme au début de la précédente décennie, la stratégie de Nintendo est menacée et la maison va rapidement devoir trouver un nouveau plombier Mario pour stopper la fuite.
L'évolution de Mario selon Jean-Paul Nishi
Notons cependant que les ventes de consoles de salon Wii se sont beaucoup mieux comportées (3,04 millions vendues entre avril et juin contre 2,23 un an plus tôt à pareille époque), mais la quantité de jeux dédiés à cette machine a fléchi. Au final les ventes de consoles et périphériques ont cédé quelque 25% en valeur sur un an, et celles de jeux ont abandonné dans le même temps à peu près autant.
Durant les trois mois d'avril à juin, Nintendo a totalisé un chiffre d'affaires de seulement 189 milliards de yens (1,7 milliard d'euros), contre 253 milliards de yens un an plus tôt à pareille époque, alors même que ses ventes avaient déjà enduré une chute de 40% sur un an, notamment à cause de taux de change défavorables. Son gain d'exploitation trimestriel a pour sa part abandonné 42% sur un an à 23 milliards de yens (210 millions d'euros).
Bref, la chute est rude, pour le moins inattendue, et les créateurs des Pokemon vont mal, très mal, à tel point qu'ils n'osent pas parler.
En effet, habituellement, chaque annonce de résultats financiers est suivie d'une conférence de presse fleuve du patron, Satoru Iwata, prestation au cours de laquelle l'homme explique par le menu la structure du marché, les tendances et les raisons de l'évolution de la situation du groupe... du moins quand elle est positive. Cette fois, rien. Nous avons dû nous contenter de quelques lignes dans le document de présentation des résultats et d'une enfilade de tableaux bourrés de chiffres, sans notes détaillées. Certes, on a l'habitude de les lire, ces tableaux, et de comprendre où se trouvent les clefs de compréhension, mais on eût aimé cette fois, justement parce que le retournement est grave, que M. Iwata assume sa tâche de dirigeant et vienne dire ce que l'entreprise compte faire, comment il voit l'avenir du secteur du jeu à court terme et la place des consoles au milieu d'une offre étendue d'appareils numériques multimédia polyvalents.
Cela eût été d'autant plus nécessaire que, pour le malheur de Nintendo, la conjoncture se dégrade encore. Engrangeant 80% de son chiffre d'affaires à l'étranger, elle est une des entreprises japonaises les plus sensibles aux mouvements erratiques sur les marchés des changes, lesquels se sont encore amplifiés depuis l'arrêté des comptes du premier trimestre. En effet, cette semaine, le yen a atteint son plus haut niveau face au dollar en 15 ans, et les économistes craignent que cela ne s'aggrave. Bref, Nintendo est prise au piège, voyant mécaniquement s'effondrer sa compétitivité, ses revenus et profits en provenance des Etats-Unis et d'Europe, ses principaux marchés.
"Personne ne peut résister à une telle variation des cours", avait indiqué Satoru Iwata, le patron de Nintendo, en juin, au quotidien économique japonais Nikkei. Certes, mais que compte-t-il faire? Là est la réponse attendue.
De plus, pourquoi, malgré un tel mauvais départ, la maison Nintendo a-t-elle conservé ses prévisions annuelles initiales de résultats financiers, qui ne sont somme toute pas si mauvaises?
Le groupe s'attend en effet à un déclin de son chiffre d'affaires de seulement 2,4% par rapport à celui de l'an passé, à 1.400 milliards de yens (12,7 milliards d'euros au cours actuel). Son bénéfice d'exploitation ne devrait abandonner que 10% sur an à 320 milliards de yens, tandis que son profit net devrait céder 12,5% à 200 milliards de yens.
Nintendo pense en fait toujours écouler 30 millions de DS (tous modèles confondus) dans l'année, ainsi que 150 millions de boîtes de jeux produits par lui-même pour ces machines. Il reste quand même du chemin à faire compte tenu du piètre 1er trimestre, mais Nintendo semble miser sur le lancement dans quelques mois d'une version dotée d'un écran affichant en trois dimensions (3D), visibles sans lunettes spéciales, et simultanément d'une petite dizaine de jeux-maison adaptés à ce nouveau mode d'affichage (ainsi que de titres émanant d'autres sociétés de développement). La dénommée console 3DS, "un produit très grand public", selon M. Iwata, a été présentée lors du salon E3 aux Etats-Unis et devrait arriver dans les magasins avant les fêtes de fin d'année au Japon, puis d'ici à mars 2011 dans le reste du monde, c'est-à-dire dans tous les cas avant la fin de l'exercice budgétaire. Reste que du fait de cette annonce, il est tout-à-fait probable que les autres DS aient cessé d'attirer des clients en attendant celle-là. Même si c'est plus honnête vis-à-vis des clients, d'un point de vue purement financier Nintendo a peut-être commis l'erreur d'en parler trop tôt au risque de sacrifier sa gamme actuelle.