Postez-vous 5 minutes devant les portillons d'une des nombreuses entrées d'une gare de Tokyo comme Shibuya, Shinjuku, Shinagawa, Ikebukuro, Shinbashi ou Ueno, à n'importe quelle heure, et vous allez vite avoir le tournis. C'est que le flux de passagers est incessant, avec des portillons réversibles et ouverts par défaut, qui laissent chacun passer la bagatelle de plus de 70 passagers par minute, soit plus d'un par seconde. Ce n'est pas la seule chose frappante. L'autre tient au fait que tous ou presque franchissent ces portes avec une carte sans contact, Suica (ou l'équivalent Pasmo). Autrement dit, les tickets en carton ne sont quasiment plus utilisés par les habitants de Tokyo et de sa banlieue.
Si la proportion d'utilisateurs de ce sésame à puce (système Felica de Sony) sont si nombreux, c'est que Suica s'est imposée depuis longtemps. Elle fêtera le mois prochain, le 18 novembre, ses 10 ans. L'auteur de ces lignes était déjà au Japon quand fut lancé ce nouveau mode de paiement des trajets en train dans l'agglomération tokyoïte, sous deux formes : une carte anonyme prépayée et une carte nominative qui mentionne un tronçon précis, effectué régulièrement et sur lequel est appliqué un tarif réduit, le reste étant facturé normalement.
Au moment du lancement, l'enthousiasme était déjà de mise (contrairement à ce qu'il a pu se passer à Paris avec Navigo) et sa popularité n'a fait que se confirmer au fil des années, compte tenu de la commodité de cette carte. Moins d'un an après sa sortie, elle comptait 5 millions de porteurs (plus de la moitié de la population des 23 arrondissements de Tokyo), puis 10 millions en octobre 2004, 20 millions en avril 2007, 25 millions en mai 2008, 30 millions en octobre 2009 et 35 millions en février 2011.
Tout le monde ici est enchanté par l'usage de Suica de la compagnie JR East (ou de son équivalent Pasmo arrivé plus tard et délivré par les autres compagnies opérant dans la mégapole). Les Japonais ne se sont pas mis à hurler au loup, à protester que le système intente à leur vie privée sous prétexte que la compagnie est en mesure de suivre les pérégrinations d'un usager lambda dans la ville en fonction de ses passages à différentes gares. Au lieu de voir les hypothétiques travers du système, ils ont en d'emblée perçu les bénéfices pratiques: plus la peine de passer au distributeur prendre des billets, pas besoin de sortir la carte du porte-feuille (voire de la poche) pour passer, etc.
Ils en sont d'autant plus contents que Suica est compatible avec Pasmo, émise par les autres compagnies. Suica permet ainsi de payer tous les déplacements, quelle que soit la (les) compagnie(s) empruntée(s) pour effectuer un trajet. Cela signifie que toutes les sociétés en question ont entre elles des accords de reversement d'argent encaissé par l'une ou par l'autre en fonction des correspondances prises... Suica, qui couvre la région Est du Japon (Tokyo, Yokohama, Sendai, etc), est aussi compatible avec les cartes similaires des autres compagnies JR régionales, par exemple Icoca dans l'ouest (Osaka, Kyoto).
Suica n'est en outre pas seulement un passe-portillons de gare mais aussi depuis 2004 un porte-monnaie électronique, adossé sur demande depuis 2007 à un programme de fidélité à points qui donne droit à des à-valoir, un petit plus auquel sont très sensibles les Japonais.
A compter de 2008, Suica a commencé à pouvoir remplacer aussi les billets des trains à grande vitesse (Shinkansen). Cette carte à puce sans contact, dont la sécurité est un des atouts, est aussi devenu pour les entreprises, écoles ou universités qui le souhaitent une carte d'identification personnelle permettant de passer les accès d'immeubles protégés.
Bref, Suica est un immense succès que confirment les chiffres: 37,2 millions de cartes émises en 10 ans (dont 34,8 millions comportant la fonction de porte-monnaie électronique). Parmi ce nombre, 2,61 millions sont de type "Mobile Suica", ce qui signifie que 2,61 millions de personnes n'utilisent pas une carte en plastique mais une application Suica activée sur leur téléphone portable qui comporte une puce Felica (presque tous les téléphones portables en ont une).
Suica est utilisable dans 758 gares de JR East et au total, grâce à la compatibilité avec les systèmes des autres compagnies (38), dans 2 987 gares de tout le pays. Elle est aussi acceptée dans les bus de 89 sociétés gérantes.
En tant que porte-monnaie électronique, Suica permet de payer dans 154 190 commerces où sont installés au total 294 370 terminaux de lecture/encaissement. Le nombre le plus élevé de paiements (achats divers, hors trajets train/métro/bus) effectués avec Suica en une seule journée a été de près de 2,9 millions. Mensuellement, on en comptabilise environ 72 millions.
Les boutiques qui acceptent Suica sont de toutes tailles et toute nature, surtout pour des petits achats, de moins de 200 euros. Les grandes surfaces d'électronique comme Bic Camera font aussi partie de celles qui proposent à leurs clients de payer avec cette carte que l'on a généralement à portée de main, qui n'exige ni code secret, ni signature.
La compagnie JR East promet en outre de continuer à étendre la gamme de service et la compatibilité avec les autres modes de transport (taxis, voitures et vélos en partage) à Tokyo et au-delà. Prochainement, les supérettes "Newdays" gérées par JR proposeront des caisses enregistreuses en self-service, les clients (honnêtes pour la plupart) procédant seuls au compte et à l'encaissement.
Le pingouin de la carte est si populaire parmi certaines population qu'il est décliné produits dérivés comme tout "kyarakuta" (personnage) qui se respecte. Tasses, serviettes de main, gourdes, papeterie, il existe une belle collection d'articles à l'effigie de cet animal. Le 18 novembre prochain, date anniversaire de ses 10 ans, une série d'événements seront organisés.
Quant aux cartes Suica personnalisées évoquées par Jean-Paul NISHI dans son manga, elles existent bel et bien, de même que des sites spécialisés pour les façonner soi-même. On vous y propose des visuels à télécharger (tous du même style tendancieux ciblé "otaku" - monomaniaques obsédés par les personnages de manga, animations, jeux vidéo, etc.), un mode d'emploi (du visuel, pas de la minette qui y figure) des recommandations pour utiliser un papier qui ne soit pas trop épais (afin d'éviter les ennuis avec les machines de rechargement), comment la plastifier, etc.
Les "otaku" ont surnommé par auto-dérision ces cartes "Itasuica" (pitoyables Suica), ce qui signifie "c'est pas bien (grotesque, inconvenant), mais j'aime ce genre de nymphette". Tant que l'on ne montre pas sa carte en public tout va bien, mais l'on court un petit danger en la rechargeant si l'on emploie une machine conventionnelle qui exige que l'on sorte sa carte d'un étui. D'où des forums de conseils sur internet ou les mieux informés signalent les gares dans lesquelles se trouvent des chargeurs sans contact. Il est également recommandé d'utiliser la fonction d'auto-chargement. Cette dernière permet à la compagnie de recharger automatiquement la carte d'un montant prédéfini lorsqu'elle est vide au moment où le porteur franchit le portillon. Reste que pour bénéficier de cette option il faut communiquer au préalable son numéro de carte bancaire. Pour réaliser leurs fantasmes les otaku doivent choisir entre "honte en public" et transmission de coordonnées privées sensibles !