Lire le dernier roman à la mode sur une liseuse ou une tablette tactile est une tendance qui n'est plus aussi anecdotique qu'il y a quelques années. Par contre, lire une bande dessinée, un comic book ou encore un manga sur un support électronique est un réflexe que l'on n'a pas toujours, même avec l'équipement adéquat. Pourtant, l'offre existe... à condition de bien la chercher et d'être bilingue dans certaines situations. Attention, l'enquête qui suit se limite principalement aux offres accessibles par les utilisateurs français depuis les terminaux mobiles, et passe outre les catalogues restreints à certaines parties spécifiques du globe.
Kindle surprise
Dans la mesure où l'on parle bien de livres électroniques - car les bandes dessinées, ce sont bien des livres ! - le détour logique semble être celui des liseuses électroniques... Avec l'arrivée récente du Kindle en France, on aurait pu croire d'Amazon proposerait une offre conséquente, combinant à la fois du contenu en français et en anglais, issue de sa plateforme américaine. Au final, il y a de quoi déchanter.
En matière de contenu français, la rubrique « Bande dessinées et Humour » de la boutique ebook Kindle ne brille pas par sa richesse, puisqu'on y trouve moins de 200 titres. Dont très peu sont des bandes dessinées, la catégorie « humour » voulant à la fois tout et rien dire. Quelques rares nouveautés, comme le tome 20 de XIII, cotoient un album de Yakari sorti en 2006 ou le tome 3 de Papyrus. Piège de taille, la série des ouvrages Garfield proposée ne comporte aucune bande dessinée : il s'agit de romans pour enfants !
A gauche, du Garfield romancé, à droite, un manga aux textes microscopiques.
L'offre sur Kindle est, en apparence, plus conséquente en anglais : 4000 titres sont disponibles dans cette même rubrique. Néanmoins, il faut encore une fois fouiller pour trouver du contenu vraiment BD, caché entre les mangas yaoï et les guides pour apprendre à dessiner. Bref, amateurs de BD, ne comptez pas sur le Kindle pour vous repaître, d'autant que le rare contenu proposé ne fait pas vraiment rêver une fois affiché sur la liseuse, et donne un arrière-goût pas très agréable de « tout ça pour ça ». Quant aux autres supports, comme les applications mobiles, elles ne font que proposer la consultation du catalogue déjà établie sur un Kindle, et n'offrent donc, à ce stade, rien de nouveau.
Le Kobo, garanti sans BD
Et côté Kobo by Fnac, me direz-vous ? La désillusion est encore plus grande : si le commerçant propose bien, sur sa boutique en ligne, des bandes dessinées électroniques, elles ne sont tout simplement pas compatibles avec sa liseuse !
Pourtant, l'offre est intéressante puisqu'on compte 1700 BD en français, 150 titres anglais et une petite centaine de titres en espagnols, proposés selon les titres aux formats .DAE ou .AVE... alors que le Kobo ne prend en charge, pour les BD, que les formats Comic Book Rar (.CBR) et Comic Book Zip (.CBZ) ! En cherchant un peu sur le site, on apprend que « Les BD au format AVE sont lisibles sur fnac.com ainsi que dans les applications Fnacbook sur iPad, iPhone et Android », tandis que « Les BD au format DAE sont lisibles uniquement sur fnac.com pour le moment ; elles seront bientôt disponibles à la lecture dans l'application Fnacbook sur iPad ». Dans la mesure où l'offre de BD électronique de la Fnac se trouve au même endroit que les ouvrages au format ePub - lu par le Kobo, cette fois - il est facile de se faire avoir si on ne connaît pas précisément les formats lus par la liseuse.
AveComics : la BD dans le nuage
Une fois convaincu que les liseuses électroniques n'ont pas d'argument pour pousser le bédéphile à casser sa tirelire, il ne reste plus qu'à se tourner vers une offre orientée vers les autres terminaux mobiles, à savoir les smartphones et autres tablettes tactiles.
Rapidement, on se retrouve face à AveComics, l'un des seuls services du genre à proposer un catalogue conséquent avec environ 1700 titres français, accessible via des plateformes Web et mobiles. Si vous suivez bien, cela doit vous rappeler quelque chose... Et pour cause : outre proposer son catalogue sur son propre site et avec ses propres outils, AveComics le propose également sur des supports partenaires via Cellcast Media. On retrouve donc son offre à l'identique sur la boutique de livres électroniques de la Fnac... sous le fameux format .AVE - on notera au passage qu'il n'est pas possible de lire un fichier .AVE acheté sur le site de la Fnac via une application AveComics, les deux comptes n'étant pas liés.
Néanmoins, AveComics a plusieurs atouts dans sa manche : en premier lieu, il propose une véritable offre en matière de bande dessinées, forte d'un catalogue étoffé par de multiples partenariats avec des éditeurs comme Casterman, Soleil, Marsu Production ou encore Glenat. Côté offre anglophone, l'entreprise dispose notamment d'un partenariat avec l'américain Top Cow, ce qui lui permet de proposer des ouvrages comme Speed Racer, Wanted, Darkness, Teen Wolf... Côté manga, par contre, c'est le calme absolu. Mais nous y reviendrons.
L'app AveComics : le catalogue, la bibliothèque utilisateur et la lecture dynamique case par case.
En second lieu, la société montpelliéraine lancée en 2008 mise sur le multi-écrans à la façon de ce qu'Amazon fait avec son Kindle : il est possible de commencer une lecture sur ordinateur et la reprendre au même endroit sur son smartphone ou sa tablette, via des applications destinées à iOS, Android ou encore WebOS. Côté navigation, les applications permettent de lire les BD de façon dynamique, à l'image de ce propose la totalité des app des grand éditeurs américains. Et côté prix, contrairement à des plateformes comme celles d'Amazon où les tarifs des livres électroniques rivalisent souvent avec les versions papiers, on trouve ici des albums électroniques au prix moyen de 4,99 euros, soit moitié moins cher qu'un ouvrage cartonné. L'offre reste cependant en deçà de ce que peut proposer un acteur comme Iznéo, fruit du partenariat entre une dizaine de gros éditeurs, mais elle a le mérite de quitter le seul écran d'ordinateur, ce que peu de distributeurs francophones font aujourd'hui.
Les éditeurs américains : un temps d'avance ?
Les attraits des applications AveComics ne sont pas sans rappeler ceux des applications des grands éditeurs américains de comic book, dont les incontournables Marvel et DC Comics : les deux foyers de super héros ont sauté le pas depuis un moment déjà pour proposer leurs bandes dessinées sur terminaux mobiles, d'abord sur iOS, puis plus récemment sur Android : Marvel y propose son application depuis octobre dernier. On trouve également, en marge de ces deux mastodontes, l'éditeur Dark Horse qui a lancé en début d'année son application iPad, via laquelle il propose quelques séries phares de son catalogue, dont Hellboy.
Malgré un catalogue moins étoffé que chez DC ou Marvel, Dark Horse soigne la présentation.
La différence entre la situation américaine et la situation française, c'est qu'aux Etats-Unis, ce sont les éditeurs qui proposent directement du contenu, sans passer par un distributeur intermédiaire : Marvel et DC calquent ainsi prix et dates de disponibilité de leurs sorties mensuelles numériques sur les versions papiers, et les proposent à l'achat pour les lecteurs du monde entier.
Concernant Marvel et DC, il faut également souligner que s'ils sont rivaux historiques, ils s'appuient tous les deux sur l'infrastructure de Comixology, une entreprise spécialisée depuis 2007 dans le comic book numérique, qui propose, en parallèle, les sorties des deux éditeurs via sa propre application multiplateformes - 16 000 titres environ aujourd'hui. Une situation qui démontre que les plateformes tierces savent s'entendre avec les grands éditeurs.
A gauche DC, au centre Marvel et à droite Comixology, qui propose les deux catalogues réunis, et même plus.
Une tendance qui est loin d'être acquise en France, où certaines maisons d'édition traînent les pieds pour entrer dans l'ère numérique. « Le travail avec les éditeurs est long » confie Allison Reber, responsable de la communication chez AveComics. Et si on pourrait s'imaginer que les éditeurs franco-belges sont avant tout attachés à la dimension traditionnelle de la BD, on est - sans doute en partie - loin du compte : « La question du numérique permet aux auteurs de revendiquer de nouveaux droits d'auteur » ajoute Allison Reber. On a en tête la grève des scénaristes américains de 2007-2008 : à l'époque, les auteurs revendiquaient le droit à une compensation sur l'exploitation des œuvres dans les « nouveaux médias », principalement la VOD. C'est, finalement, exactement la même problématique ici : passer le cap du papier au numérique change la donne, et les éditeurs rongent leur frein. Quant aux éditeurs américains, « ils demandent des avances très importantes », trop pour que les distributeurs numériques français suivent, selon Allison Reber.
L'exception japonaise
Ce qui saute aux yeux dans toutes les offres passées au crible, c'est l'absence de manga : si, dans son Live Japon du 10 juillet 2010, Karyn Poupée expliquait que « cela fait au moins quatre ans que les Japonais achètent et lisent des manga ou nouvelles sur téléphone portable », les Nippons cultivent leur ethnocentrisme en ne faisant pas sortir leurs offres du Japon. « Les éditeurs japonais ont du mal à se dire qu'il y a plusieurs portes d'entrées dans le numérique », résume Allison Reber.
Le manga Black Butler dans l'offre légale de Square Enix, mais uniquement lisible sous navigateur
De fait, l'offre sur supports mobiles est très pauvre en dehors du Japon : en France, seul l'éditeur de jeux vidéo Square Enix, qui dispose d'une branche édition, propose ses séries dans des formats lisibles sur ordinateur, via un lecteur flash et pour 4 euros le tome en moyenne. Pourtant, le manga avec ses trames et dégradés de gris se prêterait bien à une diffusion sur liseuse électronique, et pourrait sans doute booster le marché très pauvre de la BD numérique en général.
Les mêmes souffrances que pour le livre numérique
Difficile d'aborder la question du livre numérique sans aborder la problématique du piratage, dont l'évocation dans les médias est plus anecdotique que celle du piratage de films ou de musique, mais qui existe pourtant bel et bien. Si aucune étude concernant précisément la BD numérique n'est recensée, on peut évoquer celle publiée en octobre 2010 par le laboratoire ElabZ : ce dernier avait tenté de dresser le portrait des « pirates du livre numérique ».
Dans les réponses données par les personnes interrogées, la bande dessinée revenait très souvent : « Pour la BD, l'usage est à la lecture en ligne, aussi appelée « streaming » (surtout en ce qui concerne les mangas), plus qu'au téléchargement. Il existe ainsi de très nombreux sites dits de « scantrad » (traduction et publication en ligne illégale de mangas, avant leur parution en France) et de grosses communautés de fans » explique l'étude (PDF). Le constat effectué sur l'offre manga explique sans doute en partie le fait que ce type de BD soit particulièrement piraté : faute d'offre, l'adepte du format numérique se tourne vers des solutions pirates. Néanmoins, l'étude démontre également que les gros consommateurs de BD piratées sont également de gros acheteurs.
La production de BD en hausse... mais pas dans le numérique
Le constat de la pauvreté de l'offre BD numérique contraste avec le rapport fraîchement publié par l'association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), qui note une hausse de 3,04% des publications en 2011, avec un total de 5 327 ouvrages publiés - contre 5 165 en 2010. Et si l'ACBD met en avant l'évolution de l'offre numérique par le biais de portails comme Delitoon ou de mise à disposition de catalogues numériques comme ceux d'AveComics, DigiBiDi ou encore Iznéo, l'association admet tout de même que l'offre reste à l'heure actuelle globalement pauvre... et que la demande va de pair avec ce constat : à titre d'exemple, AveComics, présent sur une multitude de supports, réalise en moyenne 150 ventes par jour.
En somme l'offre française se résume aujourd'hui à un serpent qui se mord la queue face à un marché qui se cherche, en raison d'éditeurs locaux tatillons et d'éditeurs internationaux qui mènent leurs barques en solo. Les amateurs de comics peuvent se rabattre sur l'offre anglophone, les amateurs de manga ne sont visiblement pas près de quitter le papier quant aux autres... « Il faut bien constater que la bande dessinée francophone a toujours su s'adapter aux soubresauts de l'économie et à l'arrivée des nouvelles technologies » commente l'ACBD dans son rapport (PDF), citant par exemple les adaptations de BD au cinéma. L'avenir nous dira si le virage du livre numérique sera négocié avec la même dynamique.