Jusqu’au milieu des années 80, le jeu de rôle sur ordinateur était dominé par deux franchises majeures – Ultima et Wizardry – qui n’allaient toutefois pas tarder à recevoir un monumental coup de pied aux fesses. En 1987, le studio FTL Games sortait Dungeon Master sur Atari ST et ses promesses de vue subjective, de jeu en temps réel, d’interface manipulable à la souris. Une révolution.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO·Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Rarement un studio de développement n’aura aussi mal porté son nom que l’équipe anglaise de FTL Games. Ses initiales sont là pour Faster Than Light – plus rapide que la lumière – et, pourtant, durant ses quatorze années d’activité, elle n’est parvenue à distribuer que cinq jeux dont une extension standalone et une suite. Seulement voilà, parmi ces cinq jeux, il y a eu Dungeon Master et rien que pour ce titre, le studio a marqué l’histoire du jeu vidéo… malgré un scénario proche de l’indigence.
Des momies, des grilles et un méchant magicien
Dungeon Master est l’histoire de quatre aventuriers recrutés par Theron. Quatre aventuriers ayant pour mission de trouver le bâton de feu en explorant les douze niveaux d’un cachot taillé dans la pierre. Il s’agit de la seule arme capable de réunir les deux personnalités du puissant magicien Lord Grey dont Theron n’est autre que l’assistant. À la suite d’une malheureuse expérience, l’âme de Lord Grey a été scindée en deux parties antagonistes : Lord Librasulus, un être de bien, et Lord Chaos.
Un scénario pas très inspiré qui sert pourtant de base à l’un des jeux de rôle les plus novateurs. La surprise intervient dès les premières secondes de jeu à une époque ou un jeu de rôle se matérialise dans le meilleur des cas par un petit bonhomme qui se promène sur une carte mal dégrossie et, dans le pire, par des lignes de texte entrecoupées de quelques illustrations. FTL Games a décidé de placer le joueur au cœur de l’aventure créant un nouveau genre, le dungeon crawler.
Dès les premières secondes donc et l’écran de démarrage, la révolution est en marche. La partie est lancée par un clic de la souris sur le bouton d’ouverture du cachot. Deux lourdes portes s’ouvrent alors dans un bruit de rouages métalliques… Nous voilà donc « dans » le cachot au sens propre comme au figuré d’ailleurs puisqu’à partir de maintenant le joueur est aux premières loges. La vue subjective est encore rarissime à l’époque et Dungeon Master l’exploite avec brio.
Le choix des quatre aventuriers du groupe se fait déjà en vue subjective, mais l’aventure ne débute qu’un peu plus tard. Un escalier, un message gravé dans la roche ainsi qu'une torche et une pomme : les deux premiers objets de votre inventaire. Descendre les quelques marches provoque un minuscule temps de chargement… avant de se retrouver dans le noir. À la souris, on glisse la torche dans la main d’un des héros et la lumière revient, mais attention elle ne durera pas éternellement.
Quelques grammes de finesse
On se déplace, on évite de heurter les murs et quelques « cases » plus loin une grille nous barre le chemin. En appuyant sur le bouton à proximité, elle se soulève et… Attention ! Une momie arrive par la gauche. Quel joueur de Dungeon Master ne se souvient pas de son bras qui se lève en même temps que son « cri de guerre ». C’est l’une des premières fois qu’on voit un ennemi se déplacer pour attaquer. Une des premières fois qu’on le voit porter un coup. L’immersion comme jamais !
Dungeon Master ne s’arrête pas en si bon chemin et, vous l’aurez peut-être déjà compris, à l’immersion, il ajoute la dimension temps réel. Pendant que vous lisez ces lignes, la momie a continué à attaquer et si nous ne faisons pas vite quelque chose, elle aura tôt fait de décimer le groupe. Idée ! En appuyant à nouveau sur le bouton de la grille, celle-ci se referme sur la créature : elle reçoit trois coups sur le « crâne » et disparaît dans un nuage de fumée. Victoire !
Il y a bien une pause – pour aller aux toilettes – mais on ne peut rien faire, l’écran étant noir. Dungeon Master impose de jouer, de vivre au rythme de son aventure. Le temps réel se limite aux créatures du niveau dans lequel nous sommes, mais elles évoluent constamment et s'il n'y a pas la moindre musique d'ambiance, on entend de loin les plus imposantes se déplacer. Frissons garantis comme dans le niveau 10 où traine un dragon dont on entend les grognements bien avant d’apercevoir la queue.
Un survival avant l’heure
Le temps réel a un impact sur nos torches qui vont petit à petit perdre de leur vigueur, mais également sur l’énergie de nos aventuriers qui se fatiguent après un combat ou simplement en restant debout. Attention d’ailleurs à ne pas trop les charger en équipement : ils se déplaceront bien moins vite et s’épuiseront très rapidement. Ne négligez pas non plus leurs « constantes » : deux jauges matérialisent leurs besoins en eau et en nourriture. Des RPG du XXIe siècle ne vont pas aussi loin.
Dungeon Master c’est aussi un système de magie avec 24 runes à assembler pour « écrire » des sorts ou des potions… pourvu que vous ayez une fiole vide dans la main du héros. Des formules sont « données » par le jeu, mais encore faut-il explorer suffisamment les niveaux pour mettre la main dessus car à aucun moment FTL Games ne nous simplifie la tâche. Si boussole il y a, il faut lire son orientation en la glissant dans la main d’un héros qui ne pourra donc tenir autre chose.
Il n’est pas non plus question de plan automatique et si les niveaux s’enchaînent de manière linéaire, il y a de multiples embranchements qui impliquent d’avoir un plan « dans la tête » ou de nombreuses feuilles de papier à « petits carreaux » pour garder une trace de son parcours. Combien d’heures passées sur mes plans pour retrouver comment était agencé ce fichu cachot, repérer ce qui pourrait bien être un faux mur avec un trésor derrière et, enfin, trouver la trace de Lord Chaos.
En 1987, Dungeon Master était une expérience incroyable. On vivait véritablement l’aventure et jamais aucun jeu n’avait été capable de reproduire ce sentiment. On tremblait avec nos aventuriers, on fuyait face à des adversaires trop puissants, on heurtait les murs dans notre fuite et on tombait dans des trappes achevant de nous perdre. Pour ne rien arranger, une seule sauvegarde était possible, mais l’ensemble était parfaitement cohérent.
Une suite et puis s’en va
Une cohérence que FTL Games retrouva avec la « suite » baptisée Chaos Strikes Back. Aujourd’hui, on parlerait plutôt d’extension standalone car ce retour de Lord Chaos garde le même environnement, le même concept et n’apporte que deux nouveautés : quelques créatures inédites et une architecture démentielle avec des niveaux imbriqués les uns aux autres, des embranchements dans tous les sens et un sadisme omniprésent comme cette salle emplie de murs invisibles / peuplée de quatre dragons.
Chaos Strikes Back c’est un peu le New Game + de Dungeon Master : on prend les mêmes et on fait souffrir les joueurs qui n’en avaient pas eu assez. Le carton tant critique que populaire de Dungeon Master s’est retrouvé avec Chaos Strikes Back sorti deux ans plus tard. En revanche, la vraie suite – Dungeon Master II: The Legend of Skullkeep – n’a pas connu pareil destin. Publiée quatre ans plus tard au Japon où elle a rencontré un certain succès, elle n’est sortie qu’en 1995 dans le reste du monde.
Difficile aujourd’hui de savoir pourquoi cette suite a été distribuée avec un tel retard. Reste que le jeu – trop chargé graphiquement – n’innovait que sur très peu de points et le public n’a pas suivi FTL Games qui a mis la clé sous la porte quelques mois plus tard. Ingrats, les joueurs étaient déjà partis dans d’autres cachots, ceux de Westwood Studios notamment qui faisait un carton avec Eye of the Beholder et venait de sortir l'excellentissime Lands of Lore, mais ça, c’est une autre histoire…