Le genre roi du début des années 90 était incontestablement le jeu de combat et son empereur Street Fighter II. Tout le monde en conviendra. Mais, parce qu'il y a un mais, on a trop tendance à oublier certains autres représentants du genre et les nouvelles idées qu'ils portaient. Parmi eux, Art of Fighting de SNK, un titre qui eut le culot de contester la suprématie du phénomène Street Fighter II et qui, comme nous allons le voir, ne manquait pas de propositions audacieuses pour un titre du genre.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO·Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10ème art...
La sortie sur arcade de Street Fighter II fut une sacrée gifle pour les minots que nous étions en 1991. J'avais 10 ans à l'époque et à cet âge là, on a pas encore le portefeuilles rempli de pièces de cinq balles pour squatter indéfiniment une borne. Alors il a fallu attendre patiemment l'arrivée du jeu sur Super Nintendo pour retrouver les sensations des salles de jeu dans sa piaule de gamin sans avoir à trouver des subterfuges pour gratter aux parents un franc par-ci, deux francs par-là. Mais bon, aussi convaincante était-elle, l'adaptation du hit de Capcom ne pouvait rivaliser avec cette satanée borne, à l'appétit décidément insatiable pour les précieuses pièces argentées.
Alors, pensez-vous, lorsqu'un jour un de mes amis de l'époque m'invita chez lui pour me montrer une toute nouvelle console qu'un copain de son grand frère lui avait prêté pour le week-end avec un jeu incroyable, rigoureusement semblable à ce qu'on pouvait alors trouver dans les salles enfumées où nous trainions nos guêtres, je n'en cru pas mes yeux. Cette console c'était la Neo-Geo et le jeu, Art of Fighting. Je n'en avais alors jamais entendu parler et ce fut pour moi un choc, une de ces gifles inoubliables comme on en prend parfois dans sa vie de joueur. Soudain, Street Fighter II me parut ridicule en comparaison. Et je m'en vais vous expliquer pourquoi.
Gros biscotos et gueules cassées
Et pourtant, sur le papier, il n'y a, de prime abord, pas de quoi s'enflammer. Art of Fighting reprend certes en grande partie les fondamentaux établis par Street Fighter II mais il se permet aussi, dans le même temps, de les simplifier. Les personnages n'ont que trois attaques simples - un coup de poing, un coup de pied et une attaque puissante - là où Street Fighter II en proposait six. Evidemment, dit comme ça, on a plutôt l'impression d'une régression et non d'un progrès. Sauf qu'à côté de ça, le titre de SNK multiplie les heureuses trouvailles et ose une approche originale, contrairement à ce que peut laisser paraître son casting de personnages pour partie largement inspiré de celui de la concurrence.
Ce qui m'a immédiatement décroché la mâchoire à l'époque, c'est la taille gigantesque des sprites et la précision de leurs traits. Dès l'introduction d'un match, on est d'abord soufflé par la finesse avec laquelle les visages, les vêtements et les musculatures sont dessinés. Puis, quand le combat commence, par une première innovation apportée par le jeu : le zoom. Selon la distance à laquelle se trouvent les deux combattants, la focale change, se resserrant sur le duel au corps à corps et agrandissant le champ lorsque les adversaires s'éloignent aux extrémités de l'arène. Si aujourd'hui un tel parti pris ferait sans aucun doute grincer des dents les puristes, pour qui ce genre d'artifice ne ferait que nuire à la lisibilité de l'action, à l'époque nous n'en revenions pas. C'était presque du cinéma pour les gosses que nous étions.
Art of Fighting joue ainsi à fond la carte du spectacle et cherche clairement à épater la galerie. Ses coups spéciaux prennent ainsi parfois des proportions tout aussi démesurées que les personnages, notamment le désormais célèbre «Hao Sho Ko Ken» de Robert et Ryo, les deux protagonistes principaux. On en prend également plein les oreilles. Les bruitages d'impact sont ainsi exagérément sonores et les voix très présentes, notamment lorsqu'un coup nous envoie au tapis et que notre personnage pousse un long râle de douleur pour souligner la violence de la correction. La brutalité des combats s'affiche également sur les visages de plus en plus gonflés, tuméfiés et ensanglantés des combattants. Là aussi, c'est une grande première : le combat a un impact sur le physique des personnages.
«Attends ! Laisse moi charger ma barre !»
Côté gameplay, là aussi Art of Fighting apporte son lot d'innovations qui, pour certaines, ont été par la suite reprises à leur compte pas plusieurs grands noms du genre. On pense par exemple aux «Desperation Moves», techniques ultimes et surpuissantes, qu'il est ici uniquement possible de déclencher lorsque la jauge de vie est au plus bas et que seuls Ryo et Robert sont en mesure de réaliser. Ces techniques sont d'ailleurs encore aujourd'hui les signatures de ces deux personnages et ont fait des émules dans la plupart des autres titres signés SNK avant que Capcom ne finisse à son tour pas adopter l'idée.
Autre originalité qui distingue Art of Fighting de la divinité tutélaire du genre qu'est Street Fighter II, une jauge de puissance dans laquelle les coups spéciaux viennent puiser et qu'il s'agira donc de charger en concentrant l'énergie de son personnage d'une pression maintenue sur la touche «poing». Car une fois épuisée, impossible de balancer la moindre boule d'énergie. Je me rappelle encore de ces combats qui débutaient presque systématiquement par un saut arrière puis une concentration, généralement interrompue par une attaque sournoise d'un des deux adversaires, rompant ainsi l'accord tacite voulant qu'avant d'en venir aux mains il était d'usage de laisser au copain d'en face le temps de remplir un minimum sa jauge. Plus fourbe encore, il est également possible de provoquer l'adversaire pour affaiblir sa concentration et ce à l'aide d'une touche entièrement dédiée à cet usage. De quoi se régaler en faisant rager son pote.
Palpitant comme un film de Van Damme
Si la castagne entre potes est évidemment au centre de l'intérêt de tout jeu de baston, Art of Fighting a aussi l'originalité de proposer un mode solo beaucoup plus fourni que celui de son concurrent signé Capcom. Seuls Robert et Ryo sont sélectionnables et la succession des combats prend ici la forme d'une enquête à grands coups de poings dans les dents pour retrouver la soeur de Ryo, enlevée par un gang local mené par le redoutable Mr Big. Même si ça ne vole pas haut, le jeu fait un petit effort de mise en scène avec de courtes interludes entre les combats et des introductions durant lesquelles Ryo et Robert tentent en vain de négocier avec leurs futurs adversaires.
Plus intéressant, on commence l'aventure avec un panel de techniques offensives limité aux seuls coups normaux et des caractéristiques (force et énergie) à leur plus bas niveau. Et c'est au fil d'épreuves d'entraînement successives que l'on débloque progressivement les techniques secrètes du Kyokugen Ryû, le style de combat de Robert et Ryo, et que l'on gagne en puissance. Des épreuves qu'on croirait tout droit sorties d'un film de Jean-Claude Van Damme ou d'une démonstration d'arts martiaux dans un show télévisé. Après une courte phase de concentration, il s'agit ensuite de pulvériser une série de pains de glace, de couper du tranchant de la main plusieurs bouteilles de bière alignées ou encore d'assimiler la manipulation complexe d'une technique spéciale face à un mannequin de bois.
En finissant le mode solo sans perdre un seul round, il est enfin possible d'affronter le véritable boss du jeu, Mr. Karate, pour découvrir qu'il s'agissait en réalité du père de Ryo et Yuri, Takuma Sakazaki, caché derrière un masque, lors d'un coup de théâtre final sans queue ni tête. Mais encore une fois, quand on a 11 ou 12 ans, on fait bien peu de cas de la vraisemblance d'un plot twist, surtout s'agissant d'un jeu de baston.
«Que reste-t-il aujourd'hui de l'héritage d'Art of Fighting par rapport à celui, éternel, d'un Street Fighter II ? » me demanderez-vous peut-être. Et bien, il faut le reconnaître, pas grand chose. Certes, les protagonistes principaux du jeu sont toujours des indéboulonnables du casting de tous les King of Fighters de SNK. Mais en dehors de cela, plus grand monde ne considère le premier Art of Fighting comme une référence du genre et nos exclamations enthousiastes de gamins ne sont plus qu'un lointain souvenir. Mais n'empêche. N'empêche que Art of Fighting était un titre audacieux pour son époque, quand bien même plus grand monde ne s'en souvient aujourd'hui. Mais, moi, j'aurai toujours des étoiles dans les yeux en y jouant.