À ce moment là, il était déjà trop tard pour la fusée. Mais personne ne le savait... © NASA
À ce moment là, il était déjà trop tard pour la fusée. Mais personne ne le savait... © NASA

Décoller de Baïkonour pour rejoindre la Station spatiale internationale… La routine ? Pour Soyouz, on pouvait le croire. Jusqu'à un rappel à la réalité le 11 octobre 2018, quelques minutes après le décollage. La capsule d'Alexeï Ovchinine et Nick Hague s'éjecte, ils sont sains et saufs. Merci le système de sauvegarde !

Selon la définition américaine, ils ont même (brièvement) été dans l'espace !

Le ciel va leur tomber sur la tête

Lorsqu'ils s'installent dans leur capsule Soyouz MS-10, l'Américain Nick Hague et le Russe Alexeï Ovchinine sont loin d'imaginer ce qu'il va réellement se passer ce 11 octobre 2018. Bien entendu, ils ont été préparés à toutes les éventualités, et leur entraînement à la Cité des Étoiles (près de Moscou), qui se conclut par des examens pratiques et théoriques rigoureux, s'est terminé trois semaines plus tôt. Juste avant leur voyage à Baïkonour ont eu lieu quelques visites protocolaires et l'isolement médical.

Ce matin-là, ils ont fait le trajet sous un grand soleil vers le site de lancement, en respectant toutes les étapes « porte-bonheur » des voyages spatiaux à la russe (y compris l'arrêt pipi obligatoire le long du bus). Ils ont vu pour la première fois leur fusée Soyouz-FG à la verticale, dans sa belle livrée blanc/gris/orange, et sont montés s'asseoir dans leur baquet.

Ils ne sont que deux pour cette mission, à la suite de réductions de budget côté russe. Au cours du compte à rebours qui s'égrène dans leurs casques, ils entendent : « Armement du système de sauvegarde. » Et heureusement, car il va servir. Les deux passagers ne le savent pas, mais la fusée a un problème : l'un de ses quatre boosters a été mal monté, et le système capteur qui permet d'assurer une séparation correcte est forcé de travers (de très peu, mais ça suffit).

Bon ben... À toute à l'heure ! © NASA
Bon ben... À toute à l'heure ! © NASA

Houston, on n'est pas dans l'espace

Le décollage a lieu comme prévu, à 10 h 40 (heure de Paris), et Soyouz FG a rapidement grimpé vers le ciel. Le vol lui-même n'a rien d'exceptionnel, c'est le 55e décollage habité pour cette version du lanceur, alors considéré comme l'un des plus fiables au monde. En effet, les 54 lancements précédents ont été des succès.

Après une minute et 54 secondes de vol, la « tour de sauvegarde », située au-dessus de la coiffe de la fusée, est éjectée. Mais heureusement, il reste un système d'urgence ! Car, quelques secondes plus tard, c'est la séparation des quatre boosters. Son capteur bloqué empêche le bloc D d'ouvrir la vanne qui lui permet normalement de basculer vers l'arrière lors de la séparation… Et vlan ! il percute l'étage central (qui vole au-delà de Mach 5), l'éventre et le fait basculer.

En une fraction de seconde, longtemps avant que les astronautes à bord aient pu se rendre compte de quoi que ce soit, l'ordinateur de bord a ordonné l'éjection d'urgence. L'étage central de la fusée se désintègre alors que les deux occupants dans leur capsule sont déjà loin, emmenés par les moteurs d'éjection auxiliaires installés dans la coiffe. Cette dernière se sépare ensuite pour libérer la capsule.

Échec ou réussite ?

Soyouz MS-10 atteindra 92 kilomètres d'altitude. Et son profil de rentrée n'est pas du tout celui qu'elle utilise à la fin d'un vol orbital. La capsule se débarrasse rapidement des autres éléments et se place « bouclier en avant », mais le freinage est puissant, et l'embarcation grimpe à 6,7 G. Pourtant, selon Nick Hague, « c'était inhabituel, mais largement dans les limites de notre entraînement ».

La capsule atterrit sous parachutes, toujours sur le territoire kazakhe. Les astronautes n'auront à attendre que 30 minutes les équipes de secours. Une fois hors de la capsule, à part un genou éraflé et gonflé pour l'Américain, les deux occupants sont sains et saufs. « Alexeï aurait pu revoler ce jour-là », confirme même Hague. Selon le Russe, ils n'ont à aucun moment eu peur, car leur entraînement les avait préparés à affronter chaque phase de cette situation d'urgence, qui s'est déroulée exactement comme elle le devait. C'est le paradoxe ici : un échec cuisant pour le lanceur Soyouz FG et une réussite éclatante pour le système d'éjection d'urgence de la capsule Soyouz.

L'incident fait les gros titres, pour les bonnes et les mauvaises raisons : quelques mois plus tôt, un trou avait été découvert dans une capsule Soyouz en orbite. La presse américaine n'hésite donc pas à faire le lien pour dénoncer des contrôles qualité défaillants et des problèmes pour l'industrie russe des lanceurs.

L'enquête, qui ne durera pas un mois, va rapidement confirmer que le bloc D ne s'est pas éjecté correctement, et comme ce dernier est récupéré au sol (il n'est pas intact, mais les éléments clés sont toujours en place), les conclusions seront rapidement disponibles. Il s'agit d'un défaut d'installation, et des vérifications supplémentaires seront effectuées lors de l'assemblage pour vérifier que le capteur situé tout en haut de la rotule qui maintient le booster en place est bien aligné. Pour les deux astronautes, cette affaire illustre aussi le besoin de formations solides et de longue durée pour préparer les futurs occupants des capsules à tous les cas de figure. Pour cela, ils ont notamment participé à des sessions avec des ingénieurs de SpaceX et Boeing.

On voit bien sur cette photo les moteurs d'urgence qui permettent d'éjecter la coiffe (au-dessus des drapeaux) © NASA

S'entraîner pour le meilleur et pour le pire

Pour Nick Hague, qui relatait l'accident en conférence en octobre dernier, « chaque vol spatial, chaque lancement est un vol test ». C'était la première activation d'un tel système de sauvegarde en 35 ans, depuis Soyouz T-10A (en réalité, le vol n'a pas de nom) qui avait permis à l'équipage d'échapper à l'incendie intégral de leur lanceur sur le pas de tir à Baïkonour. Mais les navettes STS n'avaient pas de système d'éjection d'urgence pour l'équipage, ce qui condamna les 7 occupants de Challenger en 1986… Une décision déjà longuement débattue à l'époque.

Les Européens, qui travaillaient alors sur la conception de la capsule Hermes, avaient totalement revu l'architecture du véhicule pour y intégrer de quoi protéger l'équipage (ce qui, incidemment, participa à miner le projet). Aujourd'hui, pour développer les capsules modernes, la NASA a exigé des systèmes d'éjection d'urgence à tous ses fournisseurs. Crew Dragon, Starliner et Orion en sont équipés, et ils sont d'ailleurs tous différents.

Ovchinine (à gauche) et Hague (à droite) voleront finalement au sein de l'ISS l'année suivante (ici avec l'astronaute émirati Hazza Al Mansouri) © NASA

Le débat pourrait d'ailleurs revenir sur le devant de la scène alors que SpaceX prévoit de futurs vols habités avec Starship. En effet, l'entreprise ne prévoit pas d'équiper le vaisseau géant d'un système particulier, comptant sur la crédibilité de ses systèmes de vol. Reste qu'il faudra peut-être se souvenir du jour où l'un des lanceurs les plus fiables de son temps s'est désintégré en vol…