L'agence japonaise a donné son feu vert officiel au développement de la mission « Martian Moon Exploration » (MMX). Nous avons interrogé deux membres de l'équipe du CNES, qui travaillent sur la folle participation franco-allemande au projet : aller rouler sur Phobos !
Martian moon qui ?
Elle va devenir l'une des missions spatiales les plus attendues de la décennie à venir... Et pourtant vous n'en avez pas encore entendu parler ? C'est normal, car MMX (Martian Moon eXploration) est encore en préparation, et n'a pas la force de frappe de communication de la NASA. C'est le Japon, à travers son agence la JAXA, qui dirige le projet. Le mois dernier, cette dernière a autorisé les équipes à passer à l'étape suivante du développement, en vue d'un décollage en 2024. Destination ? Les deux lunes de Mars.D'abord, Phobos, que la mission va commencer par survoler de très près et cartographier. MMX va ensuite s'y poser, et tenter de collecter quelques précieux échantillons sur la surface avant de repartir. Elle ira ensuite étudier Deimos, le plus petit des deux satellites naturels de Mars, avec tous ses instruments mais sans y atterrir. À la fin de sa mission, la sonde va se scinder en deux, et un module de retour va se charger de ramener les quelques grammes de matière pour qu'ils soient étudiés dans les laboratoires sur Terre. Une mission au profil extraordinairement ambitieux... Et qu'une coopération franco-allemande va rendre encore plus folle. En effet, au cours de son étude de Phobos, MMX va larguer un petit rover à quatre roues, pour un vrai saut dans l'inconnu.
Gabriel Pont (en charge de la thématique « Exploration » sur ce projet) et Simon Tardivel (responsable analyse mission et science) font partie de l'équipe spéciale du CNES qui s'occupe de ce robot. Une véritable task-force resserrée - dans le spatial on dit « core-team » - qui fait également intervenir des experts de notre agence spatiale.
Le challenge Phobos
Pour l'instant, les équipes sont engagées dans une véritable course contre la montre. Français et Allemands doivent en effet livrer le rover au Japon en 2023, un délai très court, tandis que le design de certains équipements est tout juste terminé. Le petit robot n'a même pas encore de nom officiel... « Mais le plus grand défi, c'est Phobos ! », nous explique l'équipe. Pour commencer, impossible de savoir à l'avance à quoi va ressembler le site d'atterrissage. La mission MMX examinera d'abord Phobos en détail pour savoir sur quelle zone larguer le rover franco-allemand, avant de le lâcher à moins de 100 mètres d'altitude, non loin du site prévu pour prélever, ensuite, des échantillons.« On ne sait pas à quoi ressemble le régolite de Phobos, cette couche de poussière et de grains à sa surface, détaillent les spécialistes. Après le largage, le rover effectuera certainement de multiples rebonds, avant de se stabiliser, puis de se mettre du bon côté en utilisant ses quatre "jambes" pour pivoter et se réorienter. Nous l'avons même doté de deux petits volets sur les flancs au cas où il se retrouverait couché sur le côté. Il se redressera et déploiera ses panneaux solaires, puis il s'inclinera du côté du soleil pour récupérer un maximum d'énergie. Tout ceci sera fait en complète autonomie sur le sol de Phobos, car la sonde MMX devra remonter juste après le largage, et le délai de communication Terre-Mars ne nous permettrait pas de le piloter de façon efficace. On ne saura si le rover a réussi à se redresser et à déployer ses panneaux qu'après environ sept heures, quand la sonde reviendra en visibilité du rover ». Un délai interminable pour les équipes du CNES en France, et de la DLR en Allemagne qui auront préparé avec soin le petit robot pour ce moment précis.
French flair, Deutsche Qualität
Ce n'est pas la première fois que les deux agences travaillent main dans la main pour concevoir un véhicule spatial, bien au contraire ! Fortes des succès de Philae en 2014 et de Mascot en 2018, les deux agences se sont réparti le travail. « Le rover est divisé en six grands modules : les Allemands s'occupent du châssis (caisse et protection des instruments scientifiques), de la mobilité avec les roues et moteurs, et du mécanisme de séparation avec la sonde MMX. Pour notre part nous gérons les panneaux solaires et leur mécanisme d'ouverture, la communication entre les deux véhicules et le module de service. Ce dernier comprend l'ordinateur de bord, l'alimentation électrique, les batteries, la centrale d'attitude et de quoi échanger des données avec la sonde ».En plus de cette répartition, il ne faut pas oublier les quatre instruments scientifiques au cœur de la mission, à savoir une double caméra stéréo de navigation NavCam, deux petites caméras qui resteront pointées vers le sol pour observer l'interaction entre les roues et le sol (WheelCam), un mini-spectromètre à effet Raman et un radiomètre infrarouge.
Phobos, du jamais vu
La mission du rover sera progressive. Si son atterrissage est réussi, une première étape sera déjà validée. Car le rover MMX est un est « un éclaireur, un démonstrateur et un explorateur », dans cet ordre. Une fois posé, les clichés qu'il prendra seront d'une importance capitale, non seulement pour l'étude de Phobos mais aussi pour la mission MMX elle-même, qui devra encore se poser pour récolter ses échantillons. « À cette échelle, orbiter ou même se rapprocher du sol ne suffit pas : il faut pouvoir voir des grains pour pouvoir véritablement caractériser le régolite. La mécanique des milieux granulaires est très complexe et repose beaucoup sur l'expérience pour comprendre les dynamiques dominantes à l'œuvre dans telle ou telle configuration. Avec le rover, on va faire des photos à 100 µm de résolution avec les WheelCams, des photos à 1 mm de résolution avec les NavCams, le tout sur une centaine de mètres ». C'est une étude plus complète de l'ensemble du site que ce que pourra réaliser la sonde MMX elle-même, surtout avant sa descente pour récolter des échantillons (à ce moment-là, elle prendra aussi des clichés haute résolution).Mécanique de l'inconnu
Ensuite, et ce sera une grande première, le rover MMX va tenter de rouler. Si cela peut sembler évident, il faut se rappeler que ce mouvement n'a jusqu'ici été réalisé que sur des corps à gravité relativement élevée (la Terre, Mars, la Lune). Pour cette mission, tout sera différent, confirme Simon Tardivel : « Sur des petits corps, le comportement d'un rover est inconnu. La gravité sur Phobos est jusqu'à 3 000 fois plus faible que sur Terre, donc nos mouvements devront être beaucoup plus lents pour ne pas risquer une sortie de route... On prévoit de faire rouler le rover autour de seulement 1 mm par seconde. L'avantage, c'est que cela laisse à notre ordinateur de bord beaucoup de temps pour réfléchir et planifier pendant qu'il roule, et nous pouvons photographier le terrain pendant le mouvement ».Tester la mobilité et le contrôle du petit robot sera un point clé de la mission, et la très faible gravité présente des défis uniques. Les mouvements du rover, par exemple, seront très largement dépendants de la cohésion du sol. Mais cette physique a aussi des effets bénéfiques : pour son atterrissage sur Phobos, le rover n'aura aucun mal à survivre à une chute de plusieurs dizaines de mètres sans équipement protecteur (les petits robots Spirit et Opportunity par exemple, étaient équipés d'impressionnants airbags). « Aucun engin spatial ne survivrait à une telle chute sur Terre ou sur Mars », soulignent les membres de l'équipe.
Un paquet de surprises
« Si on réussit à prouver que l'on peut rouler sur Phobos, ce sera un signal formidable pour les missions à venir. Parce qu'alors, on pourra rouler sur tous les corps où la gravité est plus forte : Cérès ou Vesta, les lunes joviennes ou les satellites de Saturne... » La démonstration sera très suivie, et l'équipe du CNES en est bien consciente. Les chercheurs espèrent pouvoir rouler entre 30 et 100 mètres sur la surface, au cours d'une mission nominale de trois mois, tout en sachant pertinemment qu'il y a toujours des surprises, généralement sous la forme de défis inattendus...D'autant plus qu'il est impossible, sur Terre, de simuler correctement le comportement du sol, dont on ne connait ni la cohésion et ni la composition, à part sur ordinateur. « Pour l'instant, on doit se contenter de simulations très détaillées dans lesquelles on modélise les interactions entre chaque grain, mais ce n'est pas idéal », confirment Simon Tardivel et Gabriel Pont. Tests en salle, en tour, en piscine, en vol parabolique, l'équipe a cherché, en vain, les moyens de reproduire les conditions de Phobos : le vrai test aura lieu sur place. « C'est aussi un très bon test pour nos modèles numériques, nous expliquent les ingénieurs. S'ils ne prévoient pas le bon comportement, alors il faudra remettre en question nos acquis et donc revisiter les théories actuelles ».
Robot versus théories
Enfin, avec ses instruments, le rover MMX va pouvoir étudier un maximum son environnement. C'est une mission capitale, puisque la sonde se posera non loin pour récolter ses échantillons « Les mesures serviront à caractériser le régolite (pour nous au CNES, c'est l'objectif scientifique principal) avec sa composition et son comportement, mais serviront aussi de contexte pour les équipes qui vont analyser les grains de matière de Phobos plusieurs années plus tard lors du retour de la capsule sur Terre ». Il existe plusieurs théories sur la formation de Phobos, comme celle d'un impact géant, une capture d'astéroïde ou même une co-formation, et les données du rover permettront sans doute d'en savoir plus.Chaque jour (qui dure environ 8 heures) en mouvement sur la plus grosse lune de Mars sera une nouvelle victoire, mais l'équipe du CNES espère que le véhicule survive 100 jours, et puisse se placer à la fin de sa mission de manière à « filmer » l'arrivée de la sonde MMX pour sa récolte d'échantillons. Et si tout fonctionnait idéalement et qu'il restait un peu de temps (il faut que la sonde puisse relayer les données vers la Terre) ? Les ingénieurs ont déjà quelques idées derrière la tête : « Une fois que nos objectifs seront remplis, le rover pourra prendre plus de risques. Une de nos idées c'est d'essayer d'excaver la subsurface de plus en plus profondément avec les roues et les jambes (donc de s'enterrer). Une photo fantastique ce serait alors d'observer un sol différent sous la surface, un changement de couleur ou de matériau ».
Vaincre le Kraken
D'ici là, l'équipe en est bien consciente, le chemin à parcourir est encore long. Il faudra donner le meilleur jusqu'au décollage, mais aussi après... Et faire confiance aux partenaires japonais pour vaincre le sort : toutes les missions qui ont tenté jusqu'ici d'aller étudier Phobos ou Deimos se sont en effet soldées par de cuisants échecs. « L'essentiel des difficultés repose finalement sur leurs épaules, car l'ensemble de la mission est particulièrement audacieux. De notre côté, nous prenons les étapes les unes après les autres, en essayant de rester concentrés sur l'essentiel et de faire le plus simple possible ».Un esprit de conquête, une équipe resserrée qui veut prendre les défis et l'audace à bras le corps et... de gros risques ? C'est entendu, il y a de nombreuses inconnues, mais toute mission d'exploration est risquée, à moins de rester chez soi et de profiter de ses acquis. Nous, on préfère faire comme le CNES et tenter d'aller rouler sur Phobos.
Interview : EB. pour Clubic.