Les interlocuteurs : des grands constructeurs à la petite main d'oeuvre, parfois infantile, en passant par les sous-traitants chinois et les politiques de Bruxelles. Un an de travail et beaucoup d'informations dans ce document de près de deux heures, avec différents niveaux de lecture en fonction des publics. Voici le nôtre.
Le smartphone est assurément devenu un appareil de consommation courante. Dans le monde, il y en aurait plus que des brosses à dents assène d'emblée le reportage. De quoi passer à l'heure de grande écoute, sur la principale chaîne du service public, France 2.
Le document est un peu long à démarrer, cible grand public visée oblige. Il faut prendre l'audience par la main et l'emmener avec douceur là où on veut qu'elle aille. Au point où nous, journalistes spécialisés assez au fait des pratiques dans ce domaine, commençons à prendre peur. Elise Lucet et Martin Boudout vont-ils enfoncer des portes ouvertes pendant deux heures ?
Non, mais ils vont se casser le nez et les dents à de nombreuses reprises, pour ne pas dire à chaque fois, sur des portes murées. Et c'est un des faits fortement bien retranscrits dans ce film : la distillation complexe de l'information. Entre manque de transparence, absence pure et simple de réponse ou discours convenus pour lapin de trois semaines, difficile pour le journaliste en quête de vérité de progresser.
On ne peut s'empêcher de compatir avec la pugnace Élise et l'espiègle Martin, puisque nous aussi, nous devons batailler régulièrement et pour des questions bien moins dérangeantes que cela.
Le seul interlocuteur qui s'essaye à une réaction sur les découvertes des journalistes (travail d'enfants en Chine à ce stade du reportage), c'est Wiko. Et il marche sur des oeufs le Marseillais tant ses explications sont douteuses : il découvre l'information grâce aux images des journalistes ? On est vraiment supposé croire à cela ? Mais au moins, le directeur général de Wiko (Michel Assadourian) assume, face à la caméra, prend un engagement qui vaut ce qu'il vaut (arrêter de travailler avec ce sous-traitant précis, même s'il en reste des centaines d'autres pas forcément plus respectueux), et considère les personnes qui le questionnent. Parce que chez Huawei ou Samsung, le mépris est total.
Ex-Nokia ? Son directeur général, Thierry Amarger, semble bien désemparé, puisqu'il n'est vraisemblablement pas au courant que la transparence qu'il croit inscrite dans les gènes de l'entreprise, n'est pas aussi transparente que cela. Moins blanc que blanc, en fait. Aux gènes qu'Elise Lucet souligne, succèdent la gêne. Et une réponse arrivée suite à la diffusion du reportage qui a comme un air de déjà-vu. "On prend vos allégations très au sérieux", la phrase revient souvent des officiels qui finissent par répondre, acculés, comme un "c'est bon on a compris on va faire le nécessaire, vous pouvez dormir tranquille et passer à autre chose". "Bisous" serait-on tentés d'ajouter.
Et que penser du sourire de façade de Bill Gates, qui attend que ça passe en se contentant de dire "je ne travaille plus pour Microsoft" ? Les questions dérangent à l'évidence. Parce qu'elles soulignent l'indifférence, tout au mieux un fatalisme, face à des pratiques condamnables pour lesquelles aucune alternative économique ne semble avoir été envisagée.
Elise Lucet qui est remontée à bloc finit par s'en prendre, vite fait, aux journalistes amateurs de questions gentilles, invités par les constructeurs. Cette séquence se déroule lors d'un passage de l'équipe de Cash Investigation au MWC de Barcelone, dans l'optique d'interviewer un dirigeant de Samsung. Il faut dire que le coréen nous l'a sacrément tendue notre Elise nationale, à l'envoyer bouler depuis des mois. Ainsi, elle ne perd pas de temps.
Arrivée sur le stand de Samsung, où les gens patientent avant le feu vert de la conférence, elle demande aux personnes qui l'entourent ce qu'ils font là, comment ils sont venus et même, qu'est-ce qu'ils ont comme smartphone. Que des journalistes invités par la marque, équipés en Samsung de la tête aux pieds !
Elle en trouve péniblement un qui a payé son billet d'avion mais se venge sur les petits fours. Oui Elise, ça existe. Il y a notamment des blogs influents ou des petits médias qui ont moins de moyens que d'autres et qui acceptent ces invitations. Non Elise, ils n'iront pas sauter à la gorge de Jean-Daniel Ayme, vice-président de Samsung, à peine la conférence terminée pour lui poser des questions qu'il entend à peine tellement la sono est encore forte et auxquelles, de toute manière, il ne répondra pas.
Enfin, nous on n'est pas invité alors on s'en moque. Juste que cette incartade est peut-être de trop, surtout quand on a déjà autant de choses à dire et à dénoncer. Ça doit faire partie des gènes de Cash Investigation : il faut montrer sa hargne, même vaine, pour prouver qu'on est du bon côté et que le travail a été bien fait.
Et c'est le cas. S'il n'y avait rien que nous ne sachions pas déjà, nous nous sommes émus devant les visages des jeunes travailleurs chinois, nous nous sommes tendus en voyant ces jeunes congolais se glisser dans le boyau de la mine de Rubaya, nous nous sommes offusqués devant les ravages de la pollution du lac de Baotou, nous nous sommes amusés de voir l'équipe de journalistes jouer au chat et à la souris avec les autorités chinoises.
Bravo à Cash Investigation pour ce document, que nous ne pouvons que vous conseiller de voir.
On reste simplement sur notre faim, puisqu'à toutes les questions soulevées par le reportage, il n'y a que peu de réponses. Une démarche citoyenne en achetant moins, ou de façon raisonnée ? Des produits responsables (mais rares) comme ceux de Fairphone ? C'est surtout l'espoir d'un changement en marche, à l'image de l'exemple Nike auquel il faut s'accrocher. La réaction de Nokia France sur Facebook, qui appelle à "un effort concerté des industriels, des gouvernements et des organisations de défense non gouvernementales (...) pour progresser dans ce domaine" va dans le bon sens.
Ce domaine renvoyant au respect par les fournisseurs de composants des droits de l'Homme, des droits du travail, des règles de santé et de protection de l'environnement. Mais les menaces proférées à l'encontre d'Elise Lucet par François Quentin, président de Huawei France, montre que la concertation sera compliquée...
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