La question peut paraître délirante à première vue, mais il n’en est rien : tout dépend du cadre juridique.
Vendredi dernier, la Cour suprême des États-Unis a révoqué le droit constitutionnel à l’avortement, en vigueur depuis 1973, en annulant l’arrêt Roe vs Wade. Dans la foulée, plusieurs États, une dizaine au moment où nous écrivons ces lignes, ont rendu l’interruption volontaire de grossesse illégale. Certains ont déjà classé ou envisagent de classer l’avortement comme un homicide. Cette criminalisation pourrait transformer les applications de suivi du cycle menstruel en mouchards.
Des millions d’utilisatrices
C’est la crainte soulevée par Rina Torchinsky dans un article pour le média indépendant NPR. Le billet rapporte que les spécialistes de la protection de la vie privée s'inquiètent de la manière dont les données recueillies par les applications de suivi des règles, entre autres, pourraient être utilisées pour pénaliser toute personne envisageant ou cherchant à avorter.
« Nous sommes très préoccupés […] par ce qu'il se passe lorsque des sociétés privées ou les gouvernements peuvent avoir accès à des données très sensibles sur la vie et les activités des gens », explique Lydia X. Z. Brown, conseillère politique au Privacy and Data Project du Center for Democracy and Technology. « Surtout lorsque ces données sont à même de faire courir un risque de préjudice réel aux personnes […] ».
Des applications révélatrices, parmi d'autres
Plus globalement, Evan Greer, Directrice du groupe de défense des droits numériques Fight for the Future, estime que ce sont toutes les applications recueillant des données de localisation qui pourraient servir à établir des liens avec un avortement. Elle donne l’exemple de quelqu’un qui se rendrait dans une clinique d’un autre État pour avorter et dont le voyage serait immédiatement connu par tout un tas d’applications ; idem pour des historiques sur un moteur de recherche.
Bien sûr, une application de suivi du cycle comme Flo insiste sur la protection des données personnelles. La société garantit qu’aucune information privée n’est vendue à des tiers et que celles-ci sont très bien protégées. Seulement, dans les faits, l’application a évité de peu un procès aux États-Unis début 2021 : elle était justement accusée d’avoir partagé des données personnelles avec des entreprises tierces... En outre, même en supposant une totale probité, on ne vous apprendra rien, aucun système n’est infaillible.
Or, l’article de Rina Torchinsky suggère que des groupes d’activistes pourraient tenter d’acheter – pour ne pas dire dérober – ces données à des fins de dénonciation ou de calomnie. Ces accusations sont pour le moment infondées, mais des lois de certains États pourraient encourager, voire encadrer de telles pratiques. Par exemple au Texas, la loi SB8 (Senate Bill 8) interdit l’avortement dès qu’une activité cardiaque est détectable (environ six semaines) et rétribue d’une coquette somme (au moins 10 000 dollars) tout particulier qui démasquerait un prestataire de services d’avortement.
Des données possiblement vendues, dérobées ou légalement communiquées
Toutes ces projections ont l’air délirantes à première vue. Seulement en réalité, tout dépend du cadre légal. Lors d’enquêtes criminelles, les gestionnaires d’applications sont souvent légalement contraints de collaborer avec les forces de l’ordre. Des données en lien avec l’avortement pourraient ainsi tout à fait entrer dans ce cadre, dès lors que cette pratique est considérée comme un homicide, et qu’elle expose à des poursuites pénales.
Déjà, dans des États comme le Texas ou la Louisiane, l’avortement peut être sanctionné par des peines de prison de plusieurs années, y compris pour des personnels soignants « complices ».
Partant de ce constat, se pose une question légitime : les femmes américaines ne devraient-elles plus avoir recours à ces applications ? « Tout dépend de l'endroit où vous vivez et des lois en vigueur », estime Andrea Ford, chargée de recherche à l'Université d'Édimbourg. « Si je vivais dans un État où l'avortement est activement criminalisé, je n'utiliserais pas de dispositif de suivi des règles, c'est certain. Si vous souhaitez être totalement en sécurité, utilisez un calendrier papier ».
Enfin, pour en revenir à Flo, sachez que l'application a annoncé il y a quelques jours, en réaction à la décision de la Cour suprême, qu'elle proposerait très prochainement un mode anonyme. Celui-ci offrira aux utilisatrices la possibilité de profiter de l'application sans avoir à communiquer certaines informations personnelles.
Source : NPR