Le géant suédois des télécommunications a financé l'État islamique durant plusieurs années, en passant avec lui des accords secrets pour préserver ce marché, selon une enquête de l'ICIJ.
Ericsson est dans la tourmente suite à l'enquête publiée, il y a quelques jours, par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). Ce projet mené par une trentaine de rédactions partenaires du Consortium sur la période 2011-2019, baptisé « Ericsson List », jette un énorme coup de froid sur l'entreprise, qui a passé des accords secrets avec l'État islamique au moment où celui-ci contrôlait une partie du nord de l'Irak. Tout est parti d'une enquête interne lancée par la société elle-même, qui a fuité.
Des commissions et des pots-de-vin en veux-tu en voilà pour décrocher des contrats en Irak
Ce rapport interne auquel l'ICIJ a eu accès est accablant. Il révèle que des pratiques de corruption ont été mises en place puis développées par Ericsson sur le sol irakien. Une faute reconnue par l'entreprise, mi-février, sans trop entrer dans les détails. En un mois, l'action d'Ericsson a plongé de plus de 30 %. L'Irak était un marché juteux pour Ericsson à une époque, et entre 2011 et 2018, l'entreprise a généré un chiffre d'affaires flirtant avec les 2 milliards de dollars dans le pays, passant des contrats avec les trois plus gros opérateurs irakiens pour la fourniture d'antennes, équipements et réseaux.
Sur place, toute une stratégie fut mise en place pour préserver l'activité de l'entreprise et son attractivité. À commencer par une grasse rémunération allouée à une puissante et influente famille kurde. Rasech Barzani aurait par exemple reçu un paiement de 1,2 million de dollars pour avoir livré des renseignements commerciaux et facilité l'accès auprès du président de Korek, opérateur de télécommunications irakien contrôlé par le neveu de l'ancien président de la région semi-autonome du Kurdistan irakien, Sirwan Barzani. Korek aurait alors évité de payer quelque 375 millions de dollars de taxes et impôts, en menaçant notamment de détruire les antennes rivales en territoire kurde.
L'enquête identifie Jawhar Surchi comme un rouage déterminant de ce système de corruption. En sa qualité de représentant d'Ericsson, il a permis à l'équipementier d'apprivoiser la dure bureaucratie irakienne pendant 15 ans, l'aidant ainsi à décrocher de juteux contrats avec les agences gouvernementales mais aussi avec les opérateurs Asiacell (firme qatarie) et Zain (filiale d'une boîte télécom koweïtienne). Surchi aurait été gracieusement récompensé (à hauteur de dizaines de millions de dollars) durant ces années. Les pots-de-vin ont fusé un peu dans toutes les directions, notamment pour décrocher un contrat de mise à niveau d'un réseau téléphonique de l'opérateur Asiacell, le directeur général de l'entreprise ayant perçu 500 000 dollars en « commissions ». Le n°1 d'Ericsson en Irak aurait alors approuvé le tout à l'aide de faux bons de commande, estampillés « services de sécurité ». Et la pratique fut renouvelée tous les mois, « qu'il y ait ou non des livraisons en cours », indique le rapport. Au total, cette corruption aurait été élargie à une douzaine de pays du globe.
Ericsson, le pacte avec l'État islamique pour préserver son marché
En 2014, l'organisation État islamique s'installe sur place, au nord du pays, ce qui pose un nouveau problème à Ericsson. Si des débats ont eu lieu autour d'un retrait potentiel de l'équipementier d'Irak, finalement, il est décidé de poursuivre les activités. Un mois après la décision finale, un ingénieur, nommé Affal, travaillant pour un sous-traitant d'Ericsson, apporte une lettre aux membres de l'État islamique. Dans cette lettre est demandée la permission, au nom d'Ericsson et de l'opérateur partenaire Asiacell, de continuer à travailler dans la région. Certains des collègues de l'ingénieur furent temporairement enlevés par des militants de l'El, avant qu'il soit lui même enlevé, afin de permettre à l'État islamique d'entrer directement en contact avec Ericsson et de lui réclamer de l'argent – des faits confirmés par l'enquête interne de l'entreprise. Affal fut ensuite relâché et sommé de ne plus quitter son domicile de Mossoul durant plusieurs semaines.
Toujours sur place, il était, selon des médias partenaires de l'ICIJ, devenu de notoriété publique que certaines entreprises payaient les terroristes pour éviter toute attaque contre leurs équipements, et permettre aux employés de travailler dans des conditions « presque » normales. Le scandale ne s'arrête pas là, puisque dans le cadre de son projet de mise à niveau du réseau téléphonique d'Asiacell (le projet Peroza dont nous parlions plus haut), Ericsson et l'opérateur ont préféré acheminer leurs équipements en empruntant une voie contrôlée par l'El, afin d'éviter les douaniers irakiens qui pouvaient bloquer l'accès pendant plusieurs jours ou semaines. Sauf que la voie contrôlée par l'El était bien moins sûre. Et surtout, le passage se négociait financièrement, directement avec l'organisation terroriste.
Le géant suédois aurait ainsi versé, par l'intermédiaire de Cargo Iraq (société qui avait en charge le transport) 3 000 à 4 000 euros par chargement à l'État islamique, au moins une trentaine de fois. Un document remontant à mars 2017 fait même état d'un paiement de 22 000 dollars par camion pour trois chargements en une seule journée. Le rapport interne de l'équipementier fait froid dans le dos. « En évitant les douanes officielles, en transportant à travers des zones contrôlées par des milices, y compris l'EI, il ne peut être exclu que Cargo Iraq se soit livré à des paiements de facilitation (aux agents officiels des douanes), au versement de pots-de-vin et à un potentiel financement illicite du terrorisme pour effectuer des opérations de transport pour Ericsson. »
Une corruption à l'échelle mondiale
La situation ne risque pas de s'arranger pour Ericsson. Quelques jours après la publication de l'enquête par l'ICIJ, le département de la Justice des États-Unis a accusé l'entreprise de ne pas avoir divulgué comme elle le devait les fautes et manquements constatés sur place, en 2019. Année où la firme suédoise avait payé plus d'un milliard de dollars à la justice américaine pour mettre fin à des accusations de corruption dans cinq pays du globe (notamment en Chine, à Djibouti et au Vietnam), hors Irak.
Des enquêtes de corruption ont d'ailleurs été ouvertes à l'encontre de l'entreprise aux 100 000 employés dès 2013. Ericsson aurait en effet refusé d'informer la justice des États-Unis de son enquête interne menée suite aux découvertes effectuées sur ses activités en Irak.
En outre, l'enquête de l'ICIJ met aussi en évidence d'autres pots-de-vin, détournements de fonds et possibles blanchiments d'argent dans une dizaine d'autres pays, entre 2017 et 2019, parmi lesquels les États-Unis, le Brésil, le Maroc, la Libye, la Chine, Angola ou Bahreïn. Mais certaines malversations ont aussi été relayées, avec par exemple des voyages offerts en Espagne et en Suède à des fonctionnaires du ministère Irakien de la défense, avec œuvres d'art, vêtements, montres Mont-Blanc et iPad offerts. Une bien sombre affaire, qu'Ericsson dit prendre très au sérieux. Mais cela sera-t-il suffisant ?
Source : Enquête de l'ICIJ