Tetris et moi, on a 37 ans. Des mélodies entêtantes sur Game Boy aux plaisirs synesthésiques en réalité virtuelle, des copycats multijoueur libres de droit au début des années 2000 aux sessions frénétiques dans le métro sur DS, le jeu m’accompagne presque quotidiennement depuis le début des années 90. Universel, implacable, fascinant voire obsédant, Tetris a contribué à ouvrir le jeu vidéo au plus grand nombre, au point de devenir l'une des les licences les plus importantes de l'industrie. Son histoire, indissociable de son créateur, est riche et complexe. Retour sur la vie tortueuse d’un véritable phénomène mondial.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Quand un jeune chercheur soviétique trompe l’ennui
Alekseï Pajitnov est un pur produit de la petite bourgeoisie intellectuelle moscovite des années 60. Fils de pianiste et de critique de cinéma, il aurait mérité un chapitre entier dans l’excellent Outliers de Malcolm Gladwell tant son parcours, raconté dans sa biographie par Daniel Ichbiah chez Pix’n Love, est un parfait mélange de petits hasards, de bonne fortune, de travail et de talent. Passionné très tôt par les mathématiques sans être spécialement brillant à l’école, il est poussé par son entourage à redoubler d’efforts pour éviter le service militaire, long et particulièrement rude au sommet de la guerre froide contre le bloc de l’ouest.
D’abord professeur à l’institut d’Aviation, il intègre l’Académie des Sciences en 1979. Son travail d’assistant de recherche sur la reconnaissance de la parole lui permet de découvrir le BESM-6, un gros ordinateur de fabrication soviétique sur lequel il manipule divers langages de programmation. La bureaucratie communiste a du bon : ces quelques années à pantoufler lui offrent suffisamment de temps libre pour imaginer de petits jeux de puzzle, qu’il code assidûment sur la machine dès que l’occasion se présente. Quelques années s’écoulent, et voilà qu’en 1984 il dépense quelques kopecks dans un jeu de société populaire de l’époque utilisant des pentaminos. Ces formes géométriques, constituées de cinq cubes, doivent être correctement agencées entre elles pour créer une forme donnée.
Sur un Elektronica-60, il commence à coder un jeu reprenant ce concept universel. Malgré ses 250 000 opérations par seconde, la puissante machine ne dispose pas de fonction graphique, l’affichage se fait uniquement en textuel. Codé en Pascal, ce puzzle game en ASCII oppose deux joueurs chargés de disposer des pièces chacun leur tour en vue de bloquer l’adversaire. C’est lent, complexe et assez déséquilibré, donc Pajitnov fait évoluer son concept. Il ajoute de la gravité pour que les pièces « tombent du ciel », la possibilité de faire pivoter les pièces à l’aide de la barre espace et décide surtout, en bon mathématicien, de limiter la part d’aléatoire en réduisant le nombre de formes disponibles.
Bon travail, camarade
Les pentaminos deviennent des tétrominos (solides constitués de quatre cubes identiques), ce qui fait passer le nombre de formes possibles à sept. Le I, le J, le L, le S, le Z, le T et le carré. D’abord nommé Ingénierie Génétique, le programme devient un jeu solo dans lequel il s’agit de remplir l’espace disponible sans laisser de vide. Pas franchement amusant et relativement complexe, le jeu profite alors d’un éclair de génie du scientifique : vu que les lignes pleines ne servent à rien, pourquoi ne pas les faire disparaître pour permettre au joueur de continuer d’empiler les tétrominos, et ainsi poursuivre sa partie ? Affichant fièrement ses 27 ko sur la balance, Tetris est né. L’idée du titre n’a d’ailleurs rien de particulièrement glamour : c’est la contraction des mots tétrominos et tennis, un sport que Pajitnov apprécie particulièrement.
Comme d’habitude, Alexey Pajitnov partage sa création avec l’ensemble de la sphère universitaire moscovite, mais cette fois les retours sont un peu différents. Plus nombreux, plus pressants. La renommée de Tetris dépasse rapidement les limites de la capitale russe. Le phénomène se répand comme une traînée de poudre dans le tout le bloc soviétique, d’autant qu’un portage PC – la machine commence alors son irrésistible ascension – voit rapidement le jour. Un certain Robert Stein, businessman protéiforme spécialisé dans le commerce difficile entre l’URSS et l’Occident, découvre le jeu lors d’une visite à l’Institut d’étude sur l’énergie de son pays d’origine, la Hongrie. Flairant le bon coup, il envoie un simple fax au bureau russe qui gère les affaires commerciales internationales pour acquérir les droits d’édition du jeu. Il offre alors 15 000 dollars d’avance sur royautés.
Intrigué par l’idée de voir son jeu franchir le rideau de fer, Pajitnov réserve sa réponse. Il sait que le chemin peut être long, tant la bureaucratie de son pays est complexe et obtuse. Mikhaïl Gorbatchev est bien arrivé au pouvoir en mai 1989, avec ses idées de perestroïka et de glasnost, mais l’URSS reste pour le moment sclérosée par la corruption, son manque de souplesse et de réactivité. Roublard et pressé, Stein n’attendra aucune réponse, et vendra rapidement les droits d’exploitation de Tetris à l’éditeur Mirrorsoft au Royaume-Uni, mais aussi aux Etats-Unis par l’intermédiaire de Spectrum Holobyte. C’est le début d’un rocambolesque feuilleton commercial international que nous allons tenter de résumer en quelques lignes.
Rendez-vous secrets à Moscou
En plus d’exploiter le jeu sur le sol américain, Spectrum Holobyte part au Japon pour négocier les droits sur l’archipel. Le gros éditeur de l’époque, Ascii, décline poliment l’offre, qui intéresse néanmoins un certain Henk Rogers, créateur de jeux d’origine hollando-indonésienne installé à Tokyo et qui fait alors affaire avec Nintendo. Problème : le temps qu’il parvienne à un accord avec l’éditeur américain, sa filiale britannique Mirrorsoft a déjà négocié avec Atari Tengen concernant le territoire japonais. Le tout dans le dos de Pajitnov et Elorg, l’éditeur russe vers lequel s’est rapproché le créateur de Tetris pour respecter la législation stricte en vigueur en URSS.
Rogers se rend aux Etats-Unis, et rachète les droits japonais pour 300 000 dollars auprès de Tengen. Il repart au Japon, et convainc Hiroshi Yamauchi - le grand patron de Nintendo à l’époque - du potentiel du jeu. L’inévitable Shigeru Miyamoto sera amené à donner son avis : Tetris est-il un bon jeu ? Le créateur de Mario et Zelda répondra évidemment par l’affirmative, puisque l’ensemble de la société kyotoïte rogne allègrement sur ses heures de travail pour jouer au puzzle game russe depuis plusieurs semaines. La production de la version NES de Tetris peut commencer.
Rogers a eu vent du projet Game Boy, et il souhaite évidemment voir Tetris accompagner le lancement de la première console portable de Nintendo. Retour à la case négociation, mais tout semble s’enrayer tant la situation est complexe. Rogers mandate alors Robert Stein, l’entrepreneur peu scrupuleux qui semblait détenir les droits à l’origine, de négocier directement avec Moscou pour l’obtention d’un nouveau droit d’exploitation. Sans nouvelles de son émissaire commercial, qui temporise de peur d’éventer sa tromperie originelle, il décide de se rendre à Moscou pour rencontrer Elorg et Pajitnov. Ce qu’il ignore, c’est que Stein est également sur place, mais aussi Kevin Maxwell, fils d’un milliardaire australien venu tirer l’affaire au clair au nom de Mirrorsoft, l’éditeur britannique qui a obtenu les droits au départ.
Le 22 février 1989 est une journée éprouvante pour Alexey Pajitnov et Nikolai Belikov, l’agent d’Elorg chargé des négociations. Déjà, le duo réalise l’ampleur du phénomène Tetris lors de leur première entrevue avec Rogers : le jeu connaît un grand succès en occident, mais aussi au Japon alors même qu’aucun droit n’a été cédé au départ. Ensuite, il faut réprimander Stein, qui repartira quand même avec les droits d’exploitation sur borne d’arcade en (maigre) compensation, et négocier avec Maxwell pour mettre en place un véritable partenariat. Le courant passe très bien entre Henk Rogers et Pajitnov : les deux hommes s’apprécient immédiatement, et la confiance s’installe rapidement entre les deux créateurs.
« Tetris a fait la Game Boy, et la Game Boy a fait Tetris »
Ce mélange de vaudeville et de roman d'espionnage se termine bien : Rogers repart de Russie avec un énorme deal concernant l’ensemble des droits d’adaptation de Tetris sur consoles, outrepassant son accord préalable avec Atari, certes basé sur un abus de confiance. L’éditeur américain tentera vainement d’attaquer par la suite Nintendo en justice, mais sera débouté et devra gérer quelques 500 000 cartouches NES invendables car considérées comme pirates. Big N décidera même intelligemment d’offrir Tetris en bundle avec sa console portable, plus à même de séduire un public féminin que le plombier moustachu : plus de 35 millions de cartouches de Tetris seront finalement vendues sur Game Boy, enrichissant la société japonaise autant que l'État soviétique. Mais pas Alexey Pajitnov, qui ne touche pas un centime à l’époque : l’URSS ne reconnaît pas la notion de propriété intellectuelle.
Pajitnov deviendra développeur de jeux à plein temps, et partira s’installer à Seattle, aux Etats-Unis, sous l’impulsion de son ami Rogers. Il travaillera même quelques années chez Microsoft. Mais le succès n’est plus au rendez-vous : « Quand Tetris est devenu célèbre, tout le monde, en particulier à Moscou, s’attendait à ce que je crée quelque chose d’une pareille ampleur. Chaque titre que j’ai essayé de concevoir, j’ai tenté de le comparer à Tetris, et systématiquement j’ai ressenti beaucoup de frustration car je n’arrivais pas à atteindre le niveau de ce dernier. » Loin de la Russie, qui s’effondre économiquement suite à la chute du bloc soviétique, Pajitnov goûte néanmoins aux plaisirs immédiats de la société de consommation, et bénéficie d’une liberté de création totale grâce à son statut.
Entêtante en diable, la musique de Tetris sur Game Boy signée Hirokazu Tanaka a largement contribué a son succès populaire, notamment son premier thème inspiré du folklore russe
Sa vie bascule une nouvelle fois quand il récupère les droits pleins et entiers de Tetris, 10 ans après les avoir cédés à l’Académie des Sciences de Moscou. The Tetris Company est créé en 1996 avec son acolyte Henk Rogers, qu’il gère encore aujourd’hui. Sans compter les centaines de clones et copycats qui pullulent sur la toile, les réseaux sociaux et les boutiques en ligne des smartphones – que TTC fait interdire manu militari – la licence est adaptée sur plus de 65 supports différents. C’est le record, validé par le Guiness Book, pour un jeu vidéo.
Mais pourquoi est-on si obsédé par Tetris ?
Un ami psychologue du chercheur mettra dès les années 80 le doigt sur l’obsession générée par le jeu : ce qui est affiché à l’écran ne serait que le reflet de nos propres échecs. Le bonheur apporté par la réussite est fugace, puisque sa trace disparaît avec les lignes parfaitement complétées pour ne laisser visible que l’amas de formes mal agencées. Provoqué, le joueur est poussé à réparer son erreur, à faire mieux, bien au-delà de la logique de score.
Personnellement, j'y trouve déjà la satisfaction primaire de vider un espace rempli, d’apporter de l’ordre dans une situation évidente de désordre. Tetris m’accompagne maintenant depuis de nombreuses années et si j’y joue encore quasi quotidiennement, mes sessions s’intensifient quand un problème quelconque survient dans ma vie. Les tétrominos incarnent mes pensées parasites, qui m’empêchent d’appréhender sereinement la situation, et le fait de les nettoyer frénétiquement m’apporte une certaine sérénité. Mon cerveau se range à mesure que l’espace de jeu se vide. Certains font de la méditation de pleine conscience, se transcendent via le sport ou procèdent à un grand ménage compulsif de leur espace de vie. Moi, je joue à Tetris.
Un jeu universel, un phénomène intemporel
Parmi les versions notables sorties depuis 1984, citons l’incontournable Tetris DS et sa ribambelle de modes de jeux innovants, qui poussent la mécanique au-delà de son limpide principe de base. L’improbable Tetrisphere, suite 3D sortie sur Nintendo 64 en 1997, est remarquable pour sa complexité tandis que le mashup Puyo Puyo Tetris est un monument pour les amateurs de puzzle games redoutables. Impossible de ne pas mentionner la série Tetris : The Grand Master, que certains joueurs maîtrisent à la perfection au point de pouvoir y jouer sans voir les pièces. Plus récemment, le battle royale multijoueur Tetris 99 a défrayé la chronique en 2019 sur Nintendo Switch, tandis que le fantasmagorique Tetris Effect de Tetsuya Mizuguchi fait le bonheur des possesseurs de PSVR depuis sa sortie en 2018 sur PlayStation 4. Hors des sentiers battus et des millions de dollars brassés par TTC, Tetr.io est une version communautaire gratuite, jouable en multijoueur sur PC, que l’on vous recommande chaudement pour vos pauses déjeuner.
La licence, qui revendiquait plus de 125 millions d’exemplaires vendus en 2016, a bien évolué depuis ses débuts en ASCII. Le gameplay s’est assoupli, ouvrant la porte à de nombreuses manipulations spécifiques : la possibilité de mettre une pièce en attente, les cleans et autres spins se sont imposés comme des pratiques courantes, appuyés par des tableaux, des calculs de probabilité complexes et des tutos détaillés sur Youtube. La version NES sert toujours de support privilégié pour les tournois, qui enflamment chaque année la scène relativement confidentielle de la discipline par ses scénarios improbables et ses coups de génie. Le match pour le titre de 2018 est incroyable : Joseph Saelee, 16 ans à l’époque et donc né 18 ans après la sortie du jeu, bat l’octuple champion Jonas Neubauer (décédé subitement en janvier 2021) au terme d’un duel épique commenté avec talent.
Incontournable dans le jeu vidéo - le L-block a même été choisi par les utilisateurs de GameFAQs comme le meilleur personnage en 2007 - Tetris en transcende largement les frontières. Intronisé au MoMA, des étudiants du MIT y ont joué sur un immeuble et il aura droit à un film retraçant sa rocambolesque genèse sur AppleTV+. Le merchandising autour de la licence est divers et varié : les vêtements, lampes, mugs et autres peluches plus ou moins officiels se vendent à la pelle. Son concept universel est intergénérationnel. Tetris est sans doute l’une des licences les plus connues de l’industrie du jeu vidéo, et ne semble jamais voué à tomber en désuétude. « Comme je ne savais pas faire de beaux dessins, je me suis cantonné aux puzzles. » confie Alexey Pajitnov dans sa biographie éditée par Pix’n Love. Une bonne inspiration, Alexey.