Rez a vingt ans. Chef d'œuvre intemporel pour les uns, arnaque élitiste pour les autres, le rail shooter musical psychédélique et expérimental de Tetsuya Mizuguchi est un titre clivant. Concept perché, visuel minimaliste, bande son techno et contenu famélique ont tout autant emporté, dérouté, fasciné ou encore frustré les curieux qui se sont frottés à cet OVNI qui, deux décennies plus tard, n’a toujours pas d’équivalent. Bienvenue en synesthésie.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Rez, c’est quoi ?
Dans un monde cybernétique surchargé par les flux d’informations, Eden est une intelligence artificielle chargée de gérer l’arrivée massive de données. Dépassée, celle-ci commence à remettre en cause sa propre existence, menaçant l’humanité par ses atermoiements. Le joueur plonge alors dans ce cyberespace pour abattre les virus et pare-feux qui protègent Eden, jusqu’à atteindre cette gardienne du savoir et lui faire entendre raison. Tout en suggestion et narration environnementale, Rez se présente sous la forme d’un rail shooter à la troisième personne dans lequel la musique joue un rôle prépondérant.
Les graphismes sont minimalistes, le gameplay assez simple : le joueur peut verrouiller jusqu’à huit cibles simultanément, et les salves de tirs comme les impacts créent un son qui vient s’ajouter à la toile de fond techno qui habille chaque niveau. Les quatre stages (plus un caché) offrent chacun une ambiance visuelle et sonore singulière – mais cohérente – et se concluent par un affrontement de boss spectaculaire. Sur son chemin, le joueur peut trouver quelques bombes qui nettoient tout l’écran, ainsi que des objets lui permettant une fois la jauge remplie de changer de forme pour s’octroyer des vies supplémentaires. Un seul impact par un tir ennemi, et c’est le retour à la forme précédente jusqu’à un noyau – la forme originelle – qui symbolise sa dernière vie.
Le projet d’un homme, d’une vie
Rez est indissociable de son créateur, Tetsuya Mizuguchi. Le lunaire créatif japonais a commencé sa carrière chez SEGA, en tant que concepteur de jeux d’arcade basés sur l’AS1, le simulateur massif et ses huit places assises popularisé par Michael Jackson in Scramble Training. Moins en vue, son Megalopolis: Tokyo City Battle (qui implique également le King of Pop) lui ouvre tout de même les portes du studio AM3, interne au constructeur nippon, pour oeuvrer en tant que Producer sur un certain SEGA Rally Championship. Le jeu voit le jour en 1994 et s’impose rapidement comme une référence, avec pas moins de 12 000 bornes distribuées à travers le monde, auxquelles s’ajoutent 1,2 million d’unités écoulées sur Saturn.
Mizuguchi a la bougeotte, et dispose de la légitimité nécessaire pour faire son trou chez SEGA. Le créatif recrute dans les différentes équipes en place et multiplie les structures (AM Annex, CS4, R&D #9, AM9) à même de pousser sa vision. Après quelques autres jeux de voiture, le constructeur japonais le mandate pour créer un titre calibré pour les joueuses occasionnelles, sur Dreamcast (la nouvelle console 128 bits sortie fin 1998 au Japon) : cela donnera le lunaire Space Channel 5, un jeu de danse kawai qui bénéficie d’un accueil critique chaleureux mais peine à s’imposer dans les charts. Les 94 000 boîtes vendues suffisent néanmoins pour engager le studio sur un nouveau titre. Project-K entre alors en développement.
En 2000, AM Annex est devenu United Game Artists, et sa tête pensante Tetsuya Mizuguchi a les coudées franches pour digérer les nombreuses influences qui nourrissent son imaginaire depuis sa plus tendre enfance. Les sensations ressenties adolescent, alors qu’il joue à Pong tout en écoutant les Beatles, l’hypnotique Xenon 2 Megablast, le choc d’une Street Parade à Zurich en 1997 (il a alors 32 ans), l’arrivée de MTV ou encore l’art abstrait de Kandinsky constituent les bases de sa réflexion pour l’élaboration de Rez, le nom final du mystérieux Project-K. L’objectif est rapidement mis sur papier : Rez sera un shoot’em up musical dont la notion de rythme est au cœur de l’expérience de jeu.
Syncrétisme des sens
Ce qui caractérise Rez, passé le choc des décors en fil de fer et des BPM, c’est l’état dans lequel il plonge le joueur un minimum réceptif. La tête, la jambe ou même les deux se mettent à battre immédiatement en rythme, le joueur cherchant naturellement à caler l’intégralité de son corps sur le son de manière à maximiser sa réactivité. L'ouïe, la vue et le toucher s’entremêlent alors pour un maelstrom de stimulus susceptibles de provoquer une certaine forme de transe. Concept scientifique souvent dévoyé en argumentaire marketing, la synesthésie façon Rez saisit certains joueurs dès les premières secondes de jeu, mais en laisse aussi d’autres sur le carreau du kiffe.
Magnifique, hypnotique et radical, Rez est définitivement un jeu à part
Cette dualité – on est dedans tout de suite, ou jamais – est tout d’abord imposée par le style musical en lui-même. Les sonorités techno composées par Keiichi Sugiyama, Coldcut, Ken Ishii ou encore Adam Freeland assoient la radicalité de la proposition, le travail de ces créateurs plus ou moins célèbres étant parfaitement synchronisé par DJ Ebizoo, en charge de la coordination musicale du projet. La musique électronique, composée de samples, se prête par ailleurs parfaitement au gameplay qui consiste à superposer les sons générés par les tirs du joueur à la nappe principale, avec une montée en puissance dont l’apex est évidemment le combat de boss qui ponctue chacun des cinq niveaux du jeu.
Quand la musique et le visuel entrent en symbiose, Rez procure des sensations qu’aucun autre jeu avant lui n’est parvenu ne serait-ce qu’à effleurer. On comprend pourquoi Mizuguchi a dû faire jouer les exécutifs de SEGA et Sony pour valider le projet, faute de mots suffisamment puissants pour expliquer ce concept encore plus barré que celui de Space Channel 5. L’annonce officielle du jeu, lors de l’événement PlayStation 2 au Shibuya-AX en juin 2001, voit le créateur monter sur scène sans un mot et prendre immédiatement la manette pour lancer une partie. L’effet est immédiat, et tout le monde semble séduit par le potentiel du projet, finalement plus artistique que commercial.
Comment communiquer sur un projet comme celui-là ?
De l’art ou du cochon ?
Un déséquilibre que reconnaît Mizuguchi : « Rez est trop artistique. Je sais. Mais j’avais besoin de le faire. » confie-t-il à Gamasutra en 2008. « Le réalisme, les jeux de sport, de course, c’est bien. Mais nous devons aussi faire des jeux qui font appel à l’imaginaire. C’était très important pour moi, de jouer avec cette composante abstraite. » Pour lui, les vibrations, la musique et les couleurs forment un « paquet de sentiments » prêt à se libérer, loin des considérations habituelles de ce genre de jeux. « Si vous n’avez pas le sens du rythme, c’est ok, si vous n’êtes pas doué en shooter, c’est ok. Le jeu a été conçu pour vous procurer ces sensations sans contrainte de difficulté. » Touché. Aussi fou et abscons dans sa proposition, Rez n’en demeure pas moins particulièrement accessible. Le mode voyage, où il est impossible de perdre, va clairement dans ce sens.
Quand Rez sort sur PlayStation 2 et Dreamcast, le 22 novembre 2001 (février 2002 en Europe), la critique est logiquement partagée. Sur Gamekult, on reconnaît l’originalité de la proposition, mais on bute sur la répétitivité de l’action, le contenu rachitique et la simplicité du gameplay pour un 4 sur 10 un brin amère. 7 sur 20 chez Jeuxvideo.com, qui passe également à côté de l’expérience avec une critique acerbe qui symbolise la circonspection d’une partie de la presse à l’époque. Consoles+ se veut plus accueillant (88%), tout comme Edge (9/10), Eurogamer (8/10) voire même Famitsu (31/40). Arty, radical, pointilleux musicalement (Underworld, Fatboy Slim, The Chemical Brothers ou encore Aphex Twin ont refusé de collaborer avec SEGA sur le jeu), Rez n’a effectivement en 2002 pas beaucoup d’arguments à faire valoir pour séduire le grand public, d’autant qu’il est vendu à prix maximum. 60 € pour deux heures de jeu en ligne droite, cela semble bien excessif pour beaucoup à l’époque.
En dehors d’un solide noyau de fans, Rez peine également à convaincre le public. Malgré un tirage limité, le jeu est un échec commercial qui s’inscrit dans un contexte bien particulier pour SEGA : passé de constructeur à simple éditeur avec l’échec cuisant de la Dreamcast, le géant japonais restructure à tout va et décide, coupant l’herbe sous le pied d’une suite pourtant déjà en chantier, d'intégrer United Games Artists au sein de la Sonic Team. Mizuguchi choisit logiquement ce moment pour faire ses valises et fonder Q Entertainment, avec lequel il développera la suite spirituelle/préquelle de Rez, le sympathique Child of Eden sur Xbox 360 et PlayStation 3.
Un OVNI dans la postérité
Au Japon, la version PlayStation 2 s’accompagne d’une édition collector un peu particulière, puisqu’elle ajoute un accessoire vibrant à relier en USB à sa console. Censé ajouter à l’immersion, le monolithe oblong se taille rapidement la réputation d’être un sextoy qui ne dit pas son nom, principalement voué au plaisir féminin. Si le Trancevibrator (!!) contribue à perpétuer sur la durée la légende de Rez, c’est surtout grâce à la version HD qui sort en dématérialisé, en 2008 sur Xbox 360, que Rez bénéficie d’un certain regain d’intérêt. Son positionnement tarifaire plus favorable (environ 10 €) et la qualité de la réédition (résolution HD, vibration sur jusqu’à quatre manettes à la fois, textures retravaillées, son spatialisé) ouvrent le titre à un public plus large, profitant de l’engouement général autour du Xbox Live Arcade et de l’émergence du jeu indépendant pour s’offrir une seconde jeunesse.
C’est même une certaine forme de consécration qui attend Rez en 2016, avec la sortie d’une deuxième réédition nommée Rez Infinite sur PlayStation 4 (puis sur PC, Oculus Quest 2 et même mobiles sous Android). Compatible PlayStation VR et pourvue d’un stage inédit à la navigation plus libre, le jeu atteint de nouvelles sphères ludiques et affirme son gameplay, résolument plus moderne qu’il n’y paraissait en 2001. Plus orienté sensations que variété et contenu, sa proposition radicale est plus en phase avec le jeu vidéo d’aujourd’hui, et le public toujours plus large touché par le média jeu vidéo lui bénéficie largement. Adoubé par le cofondateur d’Harmonix Alex Rigopulos, qui témoigne de l’influence du jeu sur la création de Rock Band, Rez est une œuvre totale qui a finalement trouvé sa place au panthéon des bizareries du jeu vidéo, aux côtés des Ink Ribbon, Fantavision et Katamari Damacy de ce monde. On espère avoir un jour l’occasion de revêtir la Synesthesia Suit, et son look néo-rétro subjuguant.
« Je suis allé dans beaucoup de clubs, j’ai vu la musique, les lumières, les couleurs. J’ai fait ça partout dans le monde. Vous sentez le boom-boom de la musique et vous voyez les réactions des gens. C’est ce que je voulais apporter au jeu vidéo. » Mission réussie pour Tetsuya Mizuguchi.
Ne manquez pas la bande originale de Rez !