Excellente vitrine pour les avancées techniques qui ont jalonné l’histoire du jeu vidéo, le jeu de course a accompagné la plupart des lancements de consoles de ces trente dernières années. Entre les simulations réalistes et les jeux d’arcade familiaux, la série WipEout n’a eu besoin que d’un an - et deux épisodes - pour marquer durablement le cœur des joueurs et joueuses au milieu des années 90.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO·Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
WipEout, qu’est-ce que c’est ?
Pour les deux du fond qui n'auraient pas suivi, revenons rapidement sur le concept de WipEout. Dans ce jeu, huit à douze véhicules futuristes profitent d’une technologie antigravité, finalement pas si fantaisiste (l’équivalent des trains à sustentation magnétique, expérimentés à partir des années 1920), pour atteindre des vitesses supersoniques sur des tracés sinueux bourrés de tremplins, de virages en épingle et autres embranchements. Les aérofreins permettent de tourner, en faisant chasser l’arrière de son vaisseau, pour une maniabilité peu commune dans le genre balisé du jeu de course.
Certains pads au sol offrent un boost bienvenu, d’autres une arme permettant d’attaquer ses adversaires (mines, roquettes, missile téléguidé…) ou de se défendre (bouclier, autopilote). Et si le premier épisode se contentait d’offrir des courses simples, ses suites ont poussé le concept plus loin en variant les modalités : contre la montre, survie, tournoi ou encore mode « zone », dans lequel la vitesse augmente progressivement.
Déflagration immédiate
Le trip WipEout commence en septembre 1995, avec la sortie de la PlayStation aux Etats-Unis et en Europe. Seul titre non japonais à accompagner la première console de Sony, WipEout est un succès immédiat. La critique, comme les joueurs, sont subjugués par la proposition décoiffante de Psygnosis, bien servie par le marketing agressif de Sony, qui tranche avec l’approche familiale de Nintendo.
Le contenu du jeu est certes rachitique, les problèmes de maniabilité sont handicapants mais la musique techno, la 3D explosive et la vitesse d’affichage offrent à la 32 bits de Sony ses principaux arguments de vente pour son lancement en Occident.
Psygnosis ne s’y trompera d’ailleurs pas, en offrant une suite bien taillée à son diamant brut originel : WipEout 2097 enfonce le clou à peine un an après la première itération, corrigeant tous les défauts de son grand frère tout en apportant à la formule, déjà gagnante, un panache et un mordant qui en font, aujourd’hui encore, l’un des jeux de course les plus appréciés de l’histoire vidéoludique.
C’est l'histoire de deux mecs qui entrent dans un bar
Liverpool, début des années 90. Comme souvent, le designer de Psygnosis, Nick Burcombe, et son collègue artiste, Jim Bowers, se retrouvent dans un pub après leur journée de travail. Les deux aiment se changer les idées, et surtout laisser courir leur imagination débordante à mesure que les pintes de bière s’enchaînent. Bowers a créé, quelques années auparavant, une courte vidéo concept mettant en scène deux vaisseaux qui se tirent la bourre à coups de missiles, avant de s’envoler pour un gigantesque looping.
Burcombe fait le lien avec sa propre expérience : lors d’une partie acharnée de Mario Kart, il est parvenu à remporter une course en remplaçant la musique du jeu par de la transe (The Age of Love, par le groupe du même nom).
Le chemin vers la claque synesthétique qui attend les joueurs à la sortie de la PlayStation en septembre 95 est encore long, mais les bases théoriques sont posées. Concours de circonstances : Psygnosis croit en l’avenir du CD-rom, loin d’être la norme à l’époque dans l’industrie du jeu vidéo, et a donc largement investigué quant aux possibilités de cette technologie. De quoi impressionner Sony, qui rachète l’éditeur et développeur en 1993 en vue de créer un jeu pour le lancement de sa première console.
Le mariage est idéal, mais le développement se révèle chaotique, au point de pousser le studio à repartir de zéro pour revoir ses processus de production et de programmation, à seulement quelques mois de l’échéance.
WipEout, dont le nom est tiré d’une chanson reprise par Liam Howlett du groupe The Prodigy dans une compilation sortie au début des 90’s, est crucial dans la stratégie occidentale de Sony.
Lors d’une visite au studio, Ken Kutaragi semble pourtant convaincu que les délais ne pourront être tenus ; doutes fondés ou phénomène classique de psychologie inversée, les retours du papa de la future PlayStation motivent l’équipe derrière WipEout, qui s’acharne et parvient à tenir son planning pour livrer son premier titre PSX, juste à temps pour la sortie américaine de la console. Le phénomène WipEout peut éclore.
« Un jeu avec une âme » - Nick Burcombe, co-créateur de WipEout
En dehors de la campagne marketing agressive de Sony et du concept vitaminé du jeu, c'est la direction artistique du projet dans son ensemble qui séduit le public. Derrière les menus et logos stylés des écuries aux noms ronflants, telles Feisar, Qyrex ou Piranha, se cache The Designer’s Republic, un studio anglais de design graphique dont l’approche radicale résonne parfaitement avec le parti pris extrême du jeu.
Les jaquettes, incroyables, mélangent les influences graphiques, entre aplats de couleurs saturées, typographie immédiatement reconnaissable et cette tendance assumée à surcharger les visuels d’éléments superflus, mais furieusement classes. Un style à part qui s'affirme peu à peu jusqu’au troisième épisode, ébouriffant de radicalité esthétique.
Lorsque TDR livre, au dernier moment, l'ultime version de la jaquette de WipEout, Sony est déçue de ne pas y retrouver l’influence japonaise qui émane d’autres projets de l’agence. Qu’à cela ne tienne, le studio de Sheffield propose d’utiliser le seul élément graphique du genre à sa disposition, soit la traduction littérale de The Designer’s Republic en japonais.
Proposition validée, puisque « personne ne pourra comprendre en dehors du Japon » : les jaquettes américaines et européennes des deux premiers volets afficheront donc, fièrement, le nom du prestataire graphique de Psygnosis. Une anomalie dans le milieu.
Et puis l’objectif avoué de Sony est de toucher une cible nouvelle. Après plus de dix ans sous la coupe de la dame de fer, le Royaume-Uni post-Thatcher entre dans une nouvelle ère. Le pays devient dans les années 90 l’un des centres culturels les plus attractifs du monde. Les galeries d’art et les clubs naissent aux quatre coins de Londres, la Britpop, de Blur et Oasis, inonde les ondes du monde entier, la contre-culture bouillonne dans tout le territoire : WipEout s’inscrit dans cette période bénie du « Cool Britannia », qui consacre l’archipel britannique comme l’un des terreaux artistiques les plus fertiles de la planète.
Le public cible du jeu est donc à chercher dans ce concentré d’énergie et d’optimisme : le jeune clubber vingtenaire pas forcément passionné par les jeux vidéo devient ainsi prescripteur d’un produit cool, qui s’inscrit dans une tendance plus globale, difficile à cerner.
C’est dans cette même optique que Psygnosis signera, en 1996, un partenariat avec la marque Red Bull, qui commence à cartonner aux Etats-Unis et qui s’imposera bientôt en Europe, où sa boisson « énergisante » est encore bien souvent interdite.
Quand la musique est bonne
Fort de cet esprit transmédia, Psygnosis dispose d’un plan de communication bien défini : l’idée de commercialiser un disque à part pour la bande-originale du jeu est arrêtée bien avant la fin du développement, alors même que le studio commence à signer des accords avec certains artistes.
C’est aussi - et surtout - la musique de WipEout qui fait sa renommée. À cette époque, rares sont les jeux à proposer des pistes sous licence, et Psygnosis ne fait pas les choses à moitié, en piochant notamment dans le catalogue de Sony Music. Phil et Paul Hartnol sont les premiers à entrer dans la confidence. Le duo d’Orbital, séduit par la démo du jeu, s’implique immédiatement dans le projet avec la track PETROL.
D’autres suivront dans la foulée, avec des compositions originales ou des versions remixées par leurs soins. New Order, Age of Love, Leftfield, The Chemical Brothers : la musique électronique peine à l’époque à sortir de sa niche, confortablement installée entre les clubs fiévreux et les free party libertaires, pourtant ces noms figurent malgré tout dans le gratin de la scène techno européenne.
WipEout 2097 frappera encore plus fort avec Prodigy, Underworld, FSOL, Fluke ou encore Photek, pour une bande-son qui marquera l’histoire du jeu vidéo de manière indélébile. Et s'il n'est pas présent dans le jeu, le duo français iconique Daft Punk figure malgré tout dans l’album consacré aux sons de WipEout 2097.
À noter que Tim Wright, a.k.a CoLD SToRAGE, se charge des bruitages et de la cohérence sonore de la plupart des épisodes de la série, allant jusqu’à composer l’essentiel des bandes-son de plusieurs titres de la saga.
Quel avenir pour WipEout ?
Psygnosis, qui appartient à Sony depuis 1993, change de nom en 1999 pour devenir Studio Liverpool, assumant ainsi pleinement son statut de studio first party pour le constructeur japonais. Il aura entre temps inondé la PlayStation de titres marquants comme Formula 1, Colony Wars ou encore G-Police, sans oublier le troisième épisode de WipEout, qui sort en 1999.
La suite est toutefois moins glorieuse pour la série : outre un épisode Nintendo 64 dont le mode quatre joueurs en écran partagé fera saliver les possesseurs de PlayStation en 1998, la série mord un peu la poussière sur PlayStation 2 avec l’étrange WipEout Fusion, dont le gameplay, changeant, laissera beaucoup de fans sur la touche.
Suivront deux épisodes PSP de bonne facture en 2005 et 2007, un WipEout HD impressionnant de maîtrise en 2008 sur PlayStation 3 et un jeu de lancement très correct pour la PlayStation Vita, WipEout 2048 en 2012. C’est à cette date que Sony fermera Studio Liverpool, dépeuplé depuis bien longtemps des fougueux, créatifs et ingénieux techniciens qui ont rendu possible ce happening sensoriel exceptionnel.
Je ne sais pas si un autre jeu a su (ou saura) aussi bien capter l’air du temps que WipEout, pour s'inscrire parfaitement dans son époque et aider à en façonner les contours, jusqu'à en recracher l’énergie brute dans un trip visuel et sonore aussi cérébral que viscéral. WipEout et WipEout 2097 constituent, bien au delà du jeu vidéo, la quintessence des années 90.