À quelques jours d'écart, des étages de SpaceX ont volé pour la 16e fois. Ce ballet, devenu habituel en moins d'une décennie, représente pourtant un défi de taille pour de très nombreuses entreprises visant la récupération et la réutilisation de leurs lanceurs. Un ensemble technologique perfectionné depuis ses débuts.
Le tout au service d'un modèle économique très disputé.
Falcon 9, le mètre étalon de la réutilisation
Tout d'abord, il convient d'expliquer ce qui est réutilisé ou non par SpaceX. Car oui, il y a différents éléments, même si celui qui nous intéresse le plus dans cet article est le premier étage du lanceur, de Falcon 9 en particulier. Ne l'oublions pas, la réutilisation est un outil qui vient soutenir une stratégie d'entreprise, et celle de SpaceX, avec sa propre constellation Starlink, consiste à envoyer un très grand nombre de satellites en orbite. La firme californienne a besoin d'un maximum de lancements chaque année, 60 tirs de Falcon 9 en 2022, très probablement autour de 80 en 2023. Le premier élément à supporter la réutilisation est donc le site de lancement.
Impossible en effet de disposer d'une fusée ultraréutilisable s'il faut trois semaines pour configurer le pas de tir, préparer les trajectoires ou intégrer les différents étages. Cela peut sembler trivial dans le sujet, mais SpaceX a mis plus d'une décennie à optimiser son site LC-40 à Cape Canaveral pour qu'il soit capable cette année de soutenir un rythme d'un tir toutes les semaines environ, avec quelques périodes de pause. Une infrastructure adaptée, c'est aussi un site capable d'enchaîner pratiquement 100 tirs sans pause de plus de quelques semaines pour des changements importants.
SpaceX réutilise également les coiffes de Falcon 9. À bien des égards, les étapes que l'on évoque dans la suite de l'article sont valides pour ces éléments de fusée autant que pour les premiers étages. L'argument économique de la réutilisation fait là aussi débat, une demi-coiffe étant estimée à environ 3 millions de dollars… Mais la réussite technique est là aussi le fruit de l'adaptation sur 5 années de travail. L'information est restée discrète, mais en mai 2023, une demi-coiffe volait pour la dixième fois !
La production, le premier focus sur la réutilisation
Pour espérer réutiliser tout un étage de fusée, il faut une conception particulière. Cette dernière est issue de simulations attentives, généralement d'intenses campagnes au sol et, parfois, en vol. Le cas de Falcon 9 est intéressant, car dès sa conception à la fin des années 2000, SpaceX espère récupérer le premier étage de la fusée grâce à un système reposant sur des parachutes.
Les premières tentatives échouent, et la fusée devenue emblématique de sa génération est restée quatre ans durant un lanceur « classique » détruit à chaque vol. Il y avait toutefois une différence majeure : étant prévu pour résister à son retour dans l'atmosphère, l'étage collecte et transmet une grande quantité de données au sol. Températures, formation de plasma, rotation, vibrations, tout est ensuite confronté aux simulations et modifié en production.
C'est pourquoi une partie des futurs lanceurs annoncés comme directement réutilisables est intéressante à suivre, car la majorité d'entre eux ont l'ambition d'être récupérables et réutilisables dès leurs premiers vols. SpaceX, qui a commencé à guider, puis à repêcher des étages en 2013-2014, a ensuite modifié les moteurs, mais aussi le bas de la fusée et le système interétage, a installé des grilles de stabilisation… Les grands éléments sales de suie qui volent 16 fois aujourd'hui sont le résultat de versions successives.
Surtout, la production est aussi adaptée à la réutilisation. Il faut pouvoir accéder plus facilement aux moteurs et pouvoir les remplacer au besoin, mieux instrumenter chaque élément (ce qui utilise de la place, mais aussi de la masse), et disposer près du site d'assemblage de tous les outils nécessaires pour pouvoir inspecter, démonter, analyser et même tester différents éléments de l'étage et du lanceur. Avec un étage réutilisé, l'échec peut se cacher dans une fatigue de la structure comme dans un dépôt de suie ou une corrosion peu visible, ou un câble mis à nu par un ensemble de vibrations… SpaceX n'a pas directement fait voler ses étages des dizaines de fois, mais a déjà visé 10, puis 15 vols avant de s'autoriser à grimper au-delà avec du matériel mieux adapté.
La récupération, l'étape la plus spectaculaire
Et pourtant, pour un étage réutilisé ou non, le moment critique se situe juste avant la récupération. En effet, il ne faut jamais l'oublier, l'objectif principal d'un vol spatial est bien de conduire des satellites jusqu'à leur éjection sur la bonne orbite. La fiabilité et la régularité à laquelle les lanceurs arrivent à cet objectif sont les points les plus importants pour les clients. C'est aussi la force de SpaceX que d'avoir un lanceur réutilisé aussi fiable, avec plus de 200 décollages réussis d'affilée au compteur.
La phase de récupération commence dès l'éjection, selon la trajectoire que l'on choisit pour ramener l'étage à terre. Il s'agit d'une décision importante, car elle détermine une partie de l'architecture de l'étage et, dans tous les cas, le pourcentage de ressources qui seront consacrées à la récupération. Et les choix sont nombreux. Il y a les retours balistiques (sans rallumer les moteurs), qui nécessitent un étage à la structure particulièrement renforcée ainsi que l'emport d'un ou de plusieurs parachutes. Il y a, comme SpaceX le pratique, le retour sur une trajectoire parabolique à longue distance (600 kilomètres, parfois plus) avant d'atterrir sur une barge en mer. Une autre option est un retour utilisant plus de carburants, mais sur un site (une barge, un navire, un site à terre) plus proche. Sans oublier l'option qui semble optimale de retour sur le site de lancement ou sur un site adjacent.
Malgré tout, ce dernier choix est handicapant. Il faut beaucoup d'énergie à un étage de fusée pour qu'il fasse « demi-tour », il faut donc un maximum de carburant pour la récupération. Une étude conjointe du CNES français et du DLR allemand estimait avec les données de 2016-2017 que SpaceX utilisait jusqu'à 30% de son carburant pour un retour sur la côte !
Il s'agit aussi d'assurer un guidage optimal. SpaceX a choisi des grilles de stabilisation et des jets de gaz. D'autres solutions existent (ailerons orientés, contrôle du flux d'air, surfaces portantes…), mais il faut garder à l'esprit la nécessité de piloter avec précision un ensemble qui, pour Falcon 9, dépasse les 40 mètres de haut, 3,5 mètres de diamètre et 25 tonnes à vide !
Enfin, il faut une stratégie de l'échec. La sauvegarde lanceur, qui consiste à faire exploser l'étage si ce dernier menace les populations ou les installations, est caduque. Il faut que l'étage puisse, si un événement non contrôlé survient, se dévier automatiquement pour ne pas s'écraser sur la barge ou sur la côte. SpaceX a déjà utilisé cette technique, notamment en décembre 2018 lorsqu'un étage de Falcon 9 avait choisi de se poser au large de la plage à la suite d'un problème de moteur. La dernière fois que SpaceX a raté une récupération de lanceur, c'était le 16 février 2021. Depuis, l'entreprise a réussi plus de 130 autres tentatives.
Retourner au hangar, un voyage à optimiser
Une entreprise comme SpaceX, qui exploite la réutilisation de ses lanceurs pour des objectifs de coûts, doit faire attention à ne pas disposer d'une chaîne logistique qui fait grimper la facture. Pour cela, l'expérience est reine. Les barges de l'entreprise (elle en a trois) sont bien mieux équipées qu'en 2015, lors des premiers essais d'atterrissage. Leurs moteurs sont puissants, leurs ponts sont renforcés, et c'est un robot qui se fixe sous le lanceur pour l'amarrer au pont une fois ses moteurs éteints. Les procédés ont bien évolué, que ce soit pour l'observation de la météo sur le point de récupération, les échanges de données avec les équipes à terre ou la coordination avec les équipes pour le retour au port.
C'est toute une chaîne logistique qui doit être au point. Par exemple, durant plusieurs années, les équipes devaient partiellement démonter les mécanismes des pieds de Falcon 9 une fois l'étage déchargé de la barge. Cette opération était peu risquée, mais prenait plusieurs heures. Elle n'existe plus aujourd'hui : un autre mécanisme permet de les replier facilement.
La chaîne logistique à terre doit être la plus réduite possible, et SpaceX l'a compris. Voyages de boosters en camion, bâches mobiles, point d'accroche rapide en haut de l'interétage, les retours d'étages n'ont plus grand-chose à voir avec ceux d'il y a cinq ans. Les concurrents travaillent eux aussi sur le problème. Pour la future fusée de l'Européen MaiaSpace (ArianeGroup), le retour sur le site est envisagé en… dirigeable ! Pourquoi pas.
L'inspection et les remplacements, le cœur du sujet
Quels éléments d'un étage sont à changer avant qu'il puisse voler à nouveau ? Idéalement, dans les vidéos commerciales, la réponse est facile : rien du tout. Mais justement, le diable se cache dans les détails. En 2021, une couverture thermique trop érodée par plusieurs tirs successifs se fend au bas d'un booster de Falcon 9, et un moteur s'éteint lors de la phase ascendante. S'il n'avait pas été conçu pour compenser avec les 8 autres unités, le lancement aurait été un échec. Alors, quelles procédures mettre en place pour assurer que la fatigue, l'eau de mer ou les suies ne vont pas tout mettre en péril au prochain vol ? Les contrôles réguliers, les démontages, les inspections vont venir conforter (ou modifier) les simulations des plages de fonctionnement de chaque matériel, qu'il s'agisse d'une gaine électrique, d'un vérin électromécanique ou de la turbopompe d'un moteur.
Tout ce qui bouge peut s'user, tout ce qui est censé être immobile peut casser. Il y a dans cette étape un intéressant paradoxe, puisque l'objectif global de réduction des coûts amène localement à développer des matériels plus durables, plus résistants, et finalement plus coûteux. Est-il plus rentable de concevoir et d'assembler une turbopompe capable de résister aux efforts des réutilisations et à 20 allumages de 3 minutes, ou d'en fabriquer une fiable qui ne tient qu'un lancement ? La vraie réponse est… ça dépend. Il ne faut pas oublier que ce qui rebutait tous les constructeurs et opérateurs de fusées sur le sujet du réutilisable jusqu'à la moitié des années 2010, ce n'était pas la faisabilité technique de la réutilisation, mais sa rentabilité. Les navettes STS américaines étaient réutilisables, mais nécessitaient un tel démontage et de telles inspections (des dizaines de milliers d'heures de travail) entre chaque vol que leurs coûts ont explosé.
De son côté, SpaceX tâtonne, mais ne démonte pas systématiquement l'ensemble moteur. L'instrumentation des étages permet une inspection en amont sous la forme de « points de contrôle », et la flotte d'étages est suffisamment impressionnante pour qu'en cas de doute, une autre unité puisse prendre la place d'un matériel douteux ou défaillant. Interrogé en 2022, Bill Gerstenmaier (ancien responsable de la NASA débauché à sa retraite par SpaceX) expliquait que seuls quelques boosters et quelques moteurs ont été véritablement désossés et découpés pour connaître les limites matérielles des étages de Falcon 9. Aujourd'hui, ces derniers volent vers l'orbite environ une fois toutes les 6 semaines, et la plupart du temps, les étages ne sont plus testés avec une mise à feu statique au sol entre les tentatives.
L'amélioration par le savoir-faire, un trésor très convoité
Si l'on se souvient de quelques-unes des affirmations des responsables de SpaceX entre 2010 et 2015, toutes les promesses de la réutilisation n'ont pas été tenues. Les coûts n'ont pas été abaissés jusqu'à des tirs orbitaux à 5 millions de dollars (en 2020, une source interne évoquait 30 millions à CNBC), et contrairement à ce qu'Elon Musk expliquait, aucun booster n'a pu faire deux vols successifs en 24 ou même 48 heures. Malgré tout, par améliorations successives, comme nous l'avons expliqué tout au long de cet article, SpaceX a pu améliorer Falcon 9 pour qu'elle puisse voler régulièrement, avec fiabilité et performance. Mieux, aucun vol avec un élément réutilisé de l'entreprise n'a jamais échoué, à tel point que si cela arrivait aujourd'hui, la réutilisation elle-même ne serait pas fondamentalement en cause.
Les enseignements des 10 années passées constituent une véritable mine d'or pour SpaceX, et c'est plus dans ces retours d'expérience que dans la technique utilisée que se cache la véritable avance de l'entreprise. À l'exception de Rocket Lab, qui dispose également de plusieurs boosters récupérés et améliorés depuis ses premiers essais en 2020, tous les autres opérateurs de futurs lanceurs réutilisables vont devoir faire face à une telle courbe d'apprentissage. Sauf à trouver un gros raccourci…