Voici, comme chaque semaine un nouveau reportage en direct du Japon, réalisé grâce à notre correspondante permanente sur place : Karyn. Présente dans la célèbre ville de Tokyo, Karyn nous propose donc de nous faire vivre l'actualité high tech de ce côté-ci du globe. Dépaysement garanti !
Le Japon a la juste réputation d'être le pays qui parvient sans doute le mieux à marier ses traditions et la modernité, pour le meilleur et pour le pire. Passons sur le pire, c'est hors-sujet ici. Cette semaine, on vous emmène dans les coulisses high-tech du traditionnel théâtre Kabuki, une forme unique de spectacle vivant multiséculaire qui n'existe qu'au pays du Soleil-Levant, et ce dans le but de vous faire découvrir le « Cinema-Kabuki », un projet avant-gardiste conduit par la société de production et distribution Shochiku.
L'objectif de cette initiative lancée en 2003 est de donner accès au plus grand nombre à cette forme de théâtre spectaculaire dont tous les rôles, y compris féminins, sont tenus par des hommes travestis ("onnagata"). Or, tous théâtres du Japon et fortiori du monde ne sont pas adaptés au Kabuki, lequel exige des aménagements spéciaux, avec un « hanamichi » (pont reliant la scène au fond de la salle du côté gauche) et un mécanisme scénique à engrenages ahurissant avec moult trappes et autres particularités.
Parmi les lieux de représentation les plus réputés figurent le fameux Kabukiza ou le Theâtre National à Tokyo. L'accès au Kabuki est également restreint en raison du prix élevé d'une bonne place (aux alentours de 100 à 200 euros), et du fait que les fauteuils sont pris d'assaut quand s'y produisent pour quelques jours de grands acteurs appartenant aux guildes renommées.
Pour que tous les Japonais puissent néanmoins apprécier dans toute son ampleur cette forme de spectacle sans équivalent, Shochiku ambitionne de le diffuser dans des salles de cinéma, en format vidéo très haute-définition, accompagné d'un signal audio multicanal. « Notre but est de parvenir à recréer l'ambiance et les sensations directement ressenties lors de la représentation d'une pièce », explique Masaki Tsuchida, producteur de Shochiku maître d'œuvre de ce projet.
Qui a déjà mis les pieds au Kabukiza imagine aisément la difficulté de la tâche. Car au Kabuki, le jeu de scène, la subtilité des voix des acteurs, leur gestuelle, le transformisme auquel ils se prêtent, la musique, les changements de décors effectués en un tournemain, les perspectives, les contrastes dans les couleurs, l'amplitude et la tessiture des sons, les attitudes et réactions vocales des spectateurs, tout participe à créer une atmosphère singulière indicible, laquelle requiert une forme totalement nouvelle de captation vidéo et audio. Bref, « il faut inventer une nouvelle esthétique, avec des techniques empruntées au cinéma, tout en restituant un look vidéo pour donner la sensation du live », insiste M. Tsuchida. Pas question donc d'employer les moyens techniques habituels. « Nous avons dû optimiser avec Sony des caméras haute-définition, ainsi que des projecteurs compatibles », souligne-t-il.
Le "Cinema Kabuki" n'est pas tourné en 24p (24 images par seconde en mode progressif, c'est à dire où chaque image est intégralement définie), format employé pour les long-métrages numériques. Il est réalisé en 60i (60 images par seconde en mode entrelacé, ou chaque image n'est pas pleinement définie) ou mieux en 60p (mode progressif pleine définition) avec des dizaines de micros judicieusement répartis. Il faut aussi former les techniciens pour qu'ils conçoivent et maîtrisent des techniques de prise de vue inusitées, spécifiquement adaptées, et qu'ils ne ratent pas les moments clefs furtifs très nombreux comme les « mie » (brèves attitudes figées des acteurs dont la beauté subtile se niche dans un regard, une plissure du visage, les lèvres ou une main), ou les hallucinants "roppo" (sorties rocambolesques de scènes par les airs, des trappes ou via le "hanamichi").
Capter tout cela avec les moyens appropriés est une chose, le diffuser dans des salles de cinéma en est une autre, plus complexe encore, notamment sur le plan sonore, selon M. Masaki. En effet, nombre de salles de cinéma ne disposent pas d'une installation suffisante pour recréer toutes les finesses des sons du Kabuki, ni surtout pour les positionner fidèlement dans l'espace. « Nous sommes obligés à chaque fois d'effectuer de nombreux tests pour ajuster les paramètres audio », assure le producteur, manifestement encore insatisfait sur ce point. Il faudrait dans l'idéal développer un outil de calibrage, contrôlable à distance, solution qui pour l'heure n'existe pas. Dans le cadre de ce magnifique projet en partie financé par des sponsors mécènes, plusieurs grandes pièces de Kabuki ont déjà été diffusées en salles au Japon sur de très courtes périodes.
Ces projections ont accueilli au total 110.000 spectateurs. C'est encore peu bien sûr, mais les réactions du public sont prometteuses puisque le taux de satisfaction dépasse 90%, selon les enquêtes réalisées à la sortie des représentations. « Notre but ultime ne s'arrête pas à la diffusion dans les salles de cinéma au Japon et à l'étranger, nous voulons aussi pouvoir proposer du Kabuki dans les écoles, dans les hôpitaux ou dans les maisons de retraite pour que les personnes qui ne peuvent se déplacer et les plus modestes puissent goûter cet art », confie M. Tsuchida.
Le "Cinéma Kabuki" s'inscrit en réalité dans un ensemble beaucoup plus vaste de projets basés sur le "cinema numérique 4K". Les majors hollywoodiennes ( Disney, Fox, Paramount, Sony Pictures Entertainment, Universal and Warner Bros) réunies au sein de la Digital Cinema Initiative (DCI), et le mastodonte des télécoms japonais NTT, réalisent ainsi depuis près de trois ans des tests grandeur nature de distribution numérique de longs-métrages en salles, transformant ainsi le scénario de la transition analogique/numérique du 7ème art en une réalité visible sur grand écran Japon.
Haut-lieu de la branchitude tokyoïte, le gigantesque gratte ciel Roppongi Hills à Tokyo, est ainsi devenu depuis 2006 l'un des théâtres d'une expérimentation high-tech de haut-vol. "V comme Vendetta", « Harry Potter", le "Da Vinci Code" et quelques autres super-productions y ont été présentées au public nippon dans une version numérique acheminée sur des milliers de kilomètres par réseau optique depuis les Etats-Unis. Autant dire que des systèmes de sécurité infaillibles étaient requis pour que les studios autorisent un tel voyage de longs-métrages à gros budgets sous forme de données. Ces expérimentations régulières se déroulent sous la houlette du géant des télécoms nippon NTT et d'universités avec le soutien des pouvoirs publics japonais, dans le cadre du projet "cinema numerique" du ministère des Affaires intérieures et de la Communication nippon.
Démontrer la fiabilité de la distribution numérique
Lancée fin 2005, la campagne de tests réels "4k pure cinéma" initiée par NTT (concepteur des premières spécifications techniques employées), , vise à demontrer la faisabilité et la fiabilité de la distribution numérique. Elle repose sur un réseau de fibres optiques partant des studios de Los Angeles aux Etats-Unis pour aboutir dans trois salles au Japon. Cette infrastructure de transport est découpée en plusieurs tronçons dont les débits vont de 200 mégabits par seconde à 1.000 Mbit/s, le tout étant administré par NTT.Les films sont encodés selon les spécifications techniques établies par les majors américaines réunies au sein de "Digital Cinema Initiative" (DCI), énorme document achevé en juillet 2005 dont NTT est à l'origine.
Les caractéristiques du "4k pure cinema" s'appuient sur le format haute-définition (HD) 4K (ce qui veut dire 4 kilos ou 4.000), c'est-à-dire 2160 lignes de 4096 points, soit quelque 8 millions de pixels par image, à raison de 24 images par seconde. Pour mémoire, le format HD pour la télévision est constitué de 25 ou 30 images par seconde, chacune comportant 1080 lignes de 1920 points en mode progressif (1080p) ou entrelacé (1080i), soit 2 millions de points par image pleine. Le format de compression du cinéma 4K est le JPeg2000. Le mode ciméma 2K, qui offre une résolution maximum de 2048 x 1080 pixels, est également accepté dans les spécifications techniques de DCI.
L'audio est échantillonné à 48 KHz ou 96 KHz sur 24 bits, avec un maximum de 16 canaux pleine bande. Avant d'être acheminé vers la salle, le film passe par plusieurs étapes préalables allant de la production à la création d'une copie numérique de distribution (DCP), les normes DCI s'appliquant à partir du master numérique de distribution appelé DCDM. C'est à ce moment que les données sont cryptées séparément pour chaque piste (vidéo, audio, sous-titres).
Sécurité maximum
Le cryptage et la vérification de l'intégrité des données interviennent à plusieurs niveaux pour chacune des pistes (vidéo, audio, sous-titres) qui constituent les bobines du master numérique de distribution."A vrai dire, dans les spécifications, les deux tiers sont consacrés à la sécurité", indique l'un des fers de lance du projet, le professeur Tomonori Aoyama de l'université Keio. Le cryptage est costaud (norme SMPTE 336M pour ceux qui veulent vérifier). Les pistes audio et vidéo ainsi encryptées sont traduites en fichiers MXF (material exchange format), format d'échange de contenus dans lequel sont encapsulées la structure des images et des sons du master numérique. A partir de ce dernier sont créées des copies virtuelles de distribution, fichiers cryptés et agrégés.
Ce sont ces copies qui sont acheminées par réseau en fibres optiques vers les salles, sans système de stockage tampon intermédiaire pour empêcher les détournements frauduleux. Les données de sécurité sont transportées séparément. Une fois qu'une copie numérique (DCP) est entièrement importée au cinéma destinataire, le système de contrôle de salle vérifie qu'un message de livraison de la clef de cryptage est disponible. Ce dernier spécifiera alors la fenêtre de programmation autorisée. A l'intérieur de la salle, les informations liées à la sécurité et les flux de contenus demeurent séparées. "Elle ne doivent pas être véhiculées localement par des infrastructures sans fil, et leur réseau de transport doit être isolé d'un tronçon sans fil", précisent les normes dictées par la DCI.
Une connexion réseau permanente doit être ouverte au moment de la projection pour les communications de sécurité (échanges de messages d'autorisation et autres clefs) afin d'autoriser cette dernière. Les salles doivent aussi être équipées de pare-feu pour éviter les attaques extérieures et internes. Il s'agit en effet de prévenir et de détecter non seulement des menaces de vol de contenu, mais aussi les projections non-autorisées, ou encore les manipulations de contenu (remontage, reformatage), de déni de service ou encore d'utilisation de contenu non déclarée dans les "logs" (compte-rendus adressé au fournisseur). Les centres de conservation et de traitement des données sont dotés de dispositifs de contrôle d'accès et de surveillance matériels et logiciels archi-redondants.
Lors de ces expériences, les films ne sont pas diffusés en direct au moment de leur réception mais sont stockés localement sur un serveur (environ 415 Gigaoctets pour trois heures en 12 bits à 24 images par secondes). Le stockage local doit être totalement sécurisé et sa fiabilité assurée par une sauvegarde de type RAID. Le serveur de salle doit être capable de délivrer un débit de 307 Mbit/s en sortie pour l'image compressée, l'audio non-compressé (16 canaux, 24 bits, 96 kHz) et les données de sous-titrage. La réception des copies virtuelles, la lecture du stockage, le décryptage, la décompression, sont administrés par le système gestionnaire de salle associé au projecteur "4k" (Sony, JVC ou autre).
Live
Par ailleurs, dans l'objectif de transmettre en direct vers de multiples salles des films et événements autres (spectacles vivants, manifestations sportives, concours de jeu vidéo en réseau, conférences, festivals), NTT et les studios américains, entre autres, ont déjà expérimenté avec succès la transmission d'images vidéo 4K en direct en format "Digital Cinema" très haute-définition, sur un réseau de fibre optique à très haut-débit entre Tokyo et Sapporo (Nord) via Osaka (Ouest). Les premiers tests ont été conduits par NTT en 2001.En 2006, des images tournées avec un prototype de caméra très haute-définition signé Olympus ont été transmises en direct en temps réel depuis Tokyo par fibre optique sous protocole internet (IP) sur un réseau national expérimental à un débit de 6 Gigabits par seconde (6.000 Megabit/s) sur une distance de 1.500 km. A l'autre bout, à Sapporo, était installé un prototype de projecteur Sony capable de restituer lesdites images dans leur qualité originelle, soit 2160 lignes de 4096 points (format "Digital Cinema 4K"). "Le problème du streaming, c'est qu'il nécessite une bande passante d'environ 400 mégabits par seconde. Or un serveur classique basé sur un PC peut difficilement adresser simultanément plusieurs flux de cette nature compte tenu des capacités de calcul requises", assure un chercheur de NTT.
Pour ces tests en temps réel, NTT a donc développé en interne un système de diffusion sous IP de vidéo en temps réel ("streaming") permettant de résoudre ce blocage. Grâce à ce dispositif appelé "Flexcast", un même flux expédié par le serveur se réplique en cours de route via des sortes de séparateurs/duplicateurs. Il est possible d'installer sur le parcours plusieurs "réplicateurs" (en fait des logiciels tournant sur des PC), lesquels adressent les nouveaux flux aux destinataires prédéfinis. « Ce mode opératoire peut être employé sur des infrastructures IP qui originellement ne sont pas conçues pour la diffusion multicast », souligne l'ingénieur. Le groupe a également eu recours à une palanquée de technologies les plus avancées du moment en termes de transport, de routage et de gestion des flux de données sur fibres, tels que des puissants commutateurs optiques.
Les mêmes technologies ont également été mises en oeuvre fin 2006 pour présenter en salle, toujours au multiplexe Toho de Roppongi, une course de voitures virtuelle en réseau ("Race ridger 7 » de Bandai-Namco). Les images haute-définition de la compétition entre quatre joueurs équipés chacun d'une PlayStation 3 (PS3) étaient reçues simultanément par système informatique en amont du projecteur de la salle pour être projetée simultanément en direct sur grand écran divisé en quatre. Les participants en question étaient quant à eux situés en différents points du Japon (université Keio, centre de recherches de NTT, Kyoto et Akihabara).
Fort de ses avancées, NTT ambitionne de jouer un rôle de premier plan dans le domaine de la transmission vers les salles de cinéma ou des théâtres des événements sportifs ou des spectacles en très haute-définition en direct via un réseau très haut débit dédié. La chaîne publique NHK est également de la partie. A ce jour, quelque 5.500 salles dans le monde sont dotées de systèmes de projection numérique, selon le professeur Aoyama de Keio, lequel prévoit de réaliser prochainement de nouvelles expériences, dont la diffusion en salles au Japon des cérémonies de remise du Prix Nobel transmises en direct depuis Stockholm, comme cela a déjà été fait en sens inverse pour le prix de Kyoto, ex-capitale impériale du Japon.
NB : pour lever les interrogations légitimes de certains lecteurs fidèles, « Karyn POUPEE » n'est pas un pseudonyme.