Le premier opérateur de télécommunications mobiles japonais NTT DoCoMo est en crise. Normal, il a quinze ans, bientôt seize, et à cet âge là, généralement, rien ne va plus. Du coup, le patron a décidé de tout changer, pour consolider la maison dans un environnement concurrentiel déchaîné. Par ce virage stratégique, annoncé vendredi 18 avril, DoCoMo promet de bichonner ses quelque 53 millions de clients au lieu de chercher à en amasser plus, sans se focaliser sur le "qu'en dira-t-on" des actionnaires et analystes financiers.
« La concurrence s'est fortement renforcée, le contexte est devenu plus difficile, la possibilité donnée aux abonnés de changer d'opérateur en gardant le même numéro (depuis octobre 2006) a eu un impact fort », explique le patron de NTT DoCoMo, Masao Nakamura. « Les clients ont évolué, il est devenu indispensable de répondre à des besoins de plus en plus divers et de plus en plus individuels », ajoute-il, reconnaissant que le modèle de croissance de NTT DoCoMo s'était trop appuyé sur l'acquisition de nouveaux clients, l'accumulation de fonctions et de nouvelles technologies dans les terminaux, quitte à rendre l'offre incompréhensible et l'utilisation des services et terminaux trop complexe pour le commun des mortels.
Cette stratégie antérieure a conduit l'opérateur à chercher à tout prix à chasser les chalands par des offres attractives (terminaux subventionnés) pour compenser la baisse du revenu moyen de chaque utilisateur, sur fond de guerre des prix. Mais ce modèle est désormais jugé destructeur. « La période des téléphones au rabais est finie », souligne M. Nakamura. « Il ne fait pas de doute que la source potentielle de nouveaux clients se tarit », alors que plus de 107 millions de Japonais sont équipés et que seuls les enfants en bas âge et personnes très âgées ne le sont pas, insiste M. Nakamura.
A partir de maintenant, NTT DoCoMo veut s'attacher à fidéliser ses actuels souscripteurs en leur offrant des prestations plus haut de gamme et surtout plus personnalisées afin de mieux satisfaire leurs goûts individuels et d'élever ainsi leur usage de services pour augmenter leur facture moyenne. « Il faut approfondir la relation avec les clients. NTT DoCoMo a l'image d'un opérateur sûr et fiable (d'où le fait que les entreprises, hommes d'affaires et salariés l'ont majoritairement choisi), mais insuffisamment affectueux », avoue le patron de la maison promettant, des téléphones toujours fonctionnellement riches et sophistiqués mais plus faciles à utiliser, des boutiques plus accueillantes, une plus grande écoute en associant notamment ses clients aux recherches conduites pour le développement de nouveaux services et outils, bref, un catalogue de bonnes intentions de bon sens.
Aiguillonné par un consultant qui a fait ses classes chez Coca-Cola Japon, NTT DoCoMo a dans le même temps dévoilé un nouveau logo rouge aux contours ronds qui se veut plus chaleureux que le précédent jugé trop strict. « Au départ, on ne pensait pas aller jusqu'à ce point, mais finalement au fil des débats cela est apparu nécessaire et logique », confie M. Nakamura. « Il m'a dit on change tout », renchérit le conseiller en marketing. Et ce dernier d'expliquer comment un expert des boissons gazeuses est devenu un nouveau gourou de l'opérateur de services cellulaires après le départ d'un des papas de l'i-mode, Takeshi Natsuno: « Comme vous le savez, Coca Cola gère un parc de plus d'un million de distributeurs de boissons au Japon et un jour le groupe s'est retrouvé dans une situation similaire à celle que connaît NTT DoCoMo aujourd'hui, lorsque, faute d'emplacements disponibles et d'une concurrence accrue, il est devenu difficile d'augmenter le nombre de machines pour doper le chiffre d'affaires », détaille l'expert.
La seule stratégie pour continuer de croître a consisté alors d'une part à augmenter le gain par automate de vente et d'autre part à faire des économies, en optimisant la chaîne logistique, en rationalisant les coûts et en améliorant l'organisation. C'est une méthode identique qu'il propose donc à NTT DoCoMo : dorloter les clients pour qu'ils utilisent de plus en plus des services sur-mesure les satisfaisant et les réjouissant. L'homme dit avoir analysé les causes, en rencontrant les équipes, avant d'établir un diagnostic et de prodiguer ses conseils. D'où il ressort selon lui que NTT DoCoMo a trop longtemps axé son action sur la quête de nouveaux abonnés. Que son modèle de croissance est toujours trop celui d'un opérateur de réseau (et non un prestataire de services grand public). Qu'il n'a pas assez écouté ses clients. Que son organisation n'est pas maximale. Que son marketing est trop suiviste (en réaction à celui des concurrents) et enfin qu'il s'est reposé sur sa position de numéro un. D'où la nouvelle stratégie qui se veut plus proche de chaque client, digne de celle d'un commerçant disponible, rassurant, pédagogue et aux petits soins.
Cette tactique est aussi à rapprocher de celle des compagnies aériennes nippones qui, au lieu de se battre sur les bas coûts au détriment du service, font tout le contraire pour améliorer les prestations et fidéliser les voyageurs: elles proposent ainsi depuis quelques mois des premières classes sur les liaisons nationales, afin de plaire aux passagers exigeants pour améliorer le revenu par siège (et ça marche, les luxueux fauteuils sont pris d'assaut). Elles réduisent la taille des avions pour limiter le nombre de places vides (meilleur rendement) et diminuent dans le même temps les frais d'exploitation en faisant un usage raisonné de technologies sans répercussions négatives sur la perception de la qualité de service. Les hôtesses se focalisent sur le bien-être des clients, pas sur la gestion matérielle confiée à des machines.
Pourquoi NTT DoCoMo adopte-t-il à son tour cette stratégie? Eh bien parce qu'il a senti qu'à suivre les concurrents sur le seul terrain des prix, il courait à sa perte. C'est que ses compétiteurs, KDDI et Softbank Mobile (ex-Vodafone Japon), lui ont mené la vie dure ces derniers mois. Si bien qu'ils ont été les grands gagnants de l'année 2007 à l'issue de laquelle le nombre total de souscripteurs à un service de télécommunications mobiles (toutes technologies confondues) s'est élevé à 105,3 millions, sur une population d'environ 127 millions d'âmes. Ils n'étaient que 99,83 millions un an plus tôt. Près de 5,5 millions de nouveaux clients ont donc été recrutés au cours de l'année 2007, alors que le marché est considéré comme saturé, une fois retranchés du potentiel de nouveaux clients les nombreux vieillards et les bambins.
En 2007, KDDI a vu son nombre d'abonnés augmenter de 2,32 millions, dépassant ses rivaux pour la deuxième année de suite en termes de recrutement. Il totalisait 29,55 millions de clients fin décembre 2007, contre 27,23 un an auparavant. Softbank Mobile a pour sa part engrangé quelque 2,12 millions de clients supplémentaires au cours de l'année 2007, alors que son prédécesseur Vodafone Japon ne cessait d'en perdre. Softbank affichait ainsi un total de 17,61 millions de souscripteurs fin décembre 2007. NTT DoCoMo, bien qu'étant encore largement devant ses rivaux en nombre total d'abonnés, n'en a cependant séduit que 937.000 de plus en 2007. Il disposait fin décembre d'une base de 53,15 millions d'usagers. Fin mars, il en affichait 53,39 millions, mais dans le même temps, les autres ont continué de voir leur clientèle s'élargir plus rapidement, si bien que la part de marché de NTT DoCoMo est passée pour la première fois sous la barre des 50%. Un coup de semonce de plus pour ce pionnier des télécommunications cellulaires qui domine le marché des mobiles numériques au Japon depuis sa création en 1992 pour le lancement des services et appareils dits de deuxième génération. Auparavant, sa maison-mère, NTT, proposait depuis 1979 un service de téléphones portables analogiques.
En adoptant aujourd'hui, à quinze ans révolus, une nouvelle stratégie de valorisation de son image et de concentration sur ses actuels clients, NTT DoCoMo veut se démarquer de ses concurrents KDDI et Softbank, en étant plus familial, plus proche et plus prestigieux. KDDI est pour sa part perçu comme un opérateur dynamique et innovant, mais il a une image "jeune ado" qui lui colle à la peau et ne correspond par forcément aux désirs des clients de plus de 35/40 ans, lesquels sont des dizaines de millions. NTT Docomo entend donc s'en distinguer en étant le plus à même de répondre à leurs attentes (qualité, sécurité, clarté, proximité, disponibilité).
Dans le même temps, NTT DoCoMo prend l'exact contre-pied du troisième opérateur, Softbank, dont le PDG Masayoshi Son répète à l'envi que sa méthode à lui consiste au contraire à gagner un maximum de souscripteurs, fussent-ils individuellement peu rentables. Son but est de combler le manque à gagner en valorisant son parc d'abonnés auprès des annonceurs. Depuis qu'il a racheté en 2006 la filiale de télécoms mobiles du groupe britannique Vodafone, le milliardaire Son est aux anges. Cette nouvelle activité est devenue son joujou et sa vache à lait. Malgré sa stratégie de « compagnie à bas prix » visant à capter un maximum de clients, y compris les moins directement lucratifs, Softbank est il est vrai parvenu à effacer l'image déplorable "bas de gamme" laissée par Vodafone au Japon. Il a réussi à faire revenir les abonnés grâce à un discours démagogique (les autres vous roulent dans la farine, venez chez nous), en dégainant des offres tarifaires innovantes et attractives, en brandissant des promotions à tout-va et en développant une ligne de terminaux collant plus aux envies des singuliers clients japonais.
Toutefois cette stratégie « du râteau large », où les procédures d'abonnement son archi-simplifiées et accélérées (au détriment de la qualité des explication et de l'attention portée au client) a un prix: la baisse de la facture moyenne des abonnés. Elle a chuté de quelque 1.040 yens (6,7 euros) par mois par personne, à 4.520 yens fin décembre 2007 par rapport au même mois de l'année antérieure, à cause d'une clientèle plus étendue mais moins consommatrice de services et de nombreuses réductions accordées.
« Même si notre revenu par abonné est inférieur à celui de nos concurrents, notre objectif est de gagner des parts de marché, d'augmenter le nombre de clients pour accroître notre chiffre d'affaires », insiste M. Son. Fin décembre 2007, Softbank comptait 17,61 millions de clients mobiles (17% de parts de marché), soit 2,11 millions de plus qu'un an plus tôt, dont 12,28 millions (70%) avaient opté pour une offre de troisième génération (3G ou 3,5G). « Les échanges de données augmentent avec la vitesse des terminaux, nous allons donc accroître fortement notre offre de terminaux 3,5G », assure M. Son pour qui l'avenir d'internet passe par le mobile à haut-débit (au-delà de la 3G). « Le portable est une machine internet en puissance, c'est pour cela que nous avons investi dans cette activité », se réjouit-il.
Le seul gros souci qui peut faire capoter ce modèle publicitaire, c'est que la clientèle attirée par les réductions que recrute à tour de bras Softbank n'est pas forcément celle qui est la plus encline à utiliser les services en ligne, espaces où sont censés se trouver les publicités qui rapportent. Les annonceurs ne tarderont pas à s'en rendre compte le cas échéant. Quant à NTT DoCoMo, s'il parvient à stabiliser sa base de clients et à inverser la tendance de déclin de la facture moyenne, il apportera une preuve supplémentaire que les Japonais sont des consommateurs particuliers qui privilégient la qualité et la fiabilité du service ainsi que l'attention qu'on leur accorde, quitte à débourser plus.