Explications: dans moins d'un mois, le 30 août précisément, auront lieu au Japon les élections des 480 membres de la chambre des représentants (équivalents des députés français), lesquels devront désigner ensuite le Premier ministre. Ce dernier est généralement le président du parti arrivé majoritaire aux élections, ou la figure de proue d'une coalition. Normalement, ce scrutin législatif devait avoir lieu en septembre, mais le chef de gouvernement actuel, Taro Aso, nommé il y a moins d'un an après la démission soudaine de son prédécesseur, a été acculé à dissoudre l'assemblée sur pression d'une partie de son entourage et des médias. Il subit depuis plusieurs mois une forte perte de crédibilité.
Du coup, même si la campagne électorale pour ces élections générales anticipées ne démarrera que le 18 août, les candidats se préparent dare-dare. Premier constat: si l'on compare avec les Etats-Unis, où la propagande électorale en ligne est devenue prépondérante et décisive, il est certain qu'au Japon, on n'en est pas là.
La loi interdit de racoler des voix en faveur d'un candidat, même hors période de campagne officielle, sur internet, hormis en distributant sous forme électronique les matériels et documents par ailleurs autorisés. Cependant, hors période de campagne pour un scrutin donné, les partis ou les élus et leurs comités de soutien peuvent librement effectuer sur internet des "activités politiques" (notion plus large différente), un moyen qui permet sinon d'appeler directement explicitement les électeurs à voter pour son camp à telle ou telle élection, du moins de le leur suggérer fortement implicitement. Durant la courte période de campagne officielle (la douzaine de jours avant le scrutin), les sites des partis, des candidats eux-mêmes ou de leurs organismes de soutien ne peuvent être mis à jour, ils doivent cesser d'envoyer leurs newsletters et autres prospectus en ligne qui ne sont pas identiques au matériel de campagne autorisé. Bref, quand commence la campagne officielle se fige la communication en ligne: le contenu antérieur reste accessible mais il est gelé en l'état. Autrement dit, la campagne officielle ne peut se faire que sur le terrain, en sillonnant les villes et bourgades en camionettes bariolées qu'on croirait échappées de la caravane du Tour de France, à vélo (tendance écolo dans l'air du temps), à pied (tendance santé-forme), en braillant son nom dans des haut-parleurs et en serrant des mains à la sortie des gares.
Cette législation très alambiquée est certes extrêmement restrictive, mais elle n'a pas pour autant pour conséquence une absence totale d'utilisation d'internet par le monde politique japonais. Attention donc au constat hâtif de personnes étrangères qui se contentent de naviguer sur les sites généralement les plus fréquentés ailleurs (Facebook, Twitter, etc.) pour en conclure que les politiciens nippons brillent par leur absence, tout comme serait silencieux le débat public à leur propos. Si les marges de manoeuvre des politiciens nippons sur la toile sont plus réduites qu'ailleurs, ils s'en servent quand même mais n'utilisent pas les mêmes vecteurs que leurs homologues étrangers. C'est que le public japonais visite moins ces sites-vedettes que d'autres, exclusivement nippons, qui collent mieux à leurs attentes (Mixi, Nico Nico Doga, etc.). Ils le font qui plus est le plus souvent grâce à leur téléphone portable. Par ailleurs, il n'est pas dans la culture des citoyens japonais de divulguer leurs opinions politiques sur la place publique. Même entre amis, il est difficile d'en parler sans percevoir une gêne.
Reste que si l'on navigue sur la toile nippone, les hommes politiques, on les trouve. Le site du cabinet du premier ministre (le quasi-septuagénaire fanatique de manga Taro Aso, type au franc-parler dont la langue fourche parfois), propose une TV en ligne, avec pas moins d'une douzaine de canaux vidéo. Le tout est simultanément accessible sur les sites de vidéo, comme Nico Nico Doga, et disponible en podcast.
La formation de M. Aso, l'omnipotent Parti libéral démocrate (PLD ou Jiyuminshuto en japonais) diffuse lui aussi des dizaines de vidéos sur son site et les poste sur plusieurs plates-formes dont Nico Nico Doga, YouTube, etc. Il affiche aussi un QR code à photographier avec son téléphone portable pour être renvoyé sur la version mobile du site, à partir de laquelle on peut également directement voir les dizaines de vidéos en question. L'audience n'y est certes pas folichonne, d'après les chiffres indiqués, mais le spot publicitaire pour ledit parti (façon scène de série animée, parodie de demande en mariage dans un grand restaurant) y a quand même été vue quelque 440.000 fois entre le 17 juillet et le 4 août. Le principal parti d'opposition, le Parti démocrate du Japon (PDJ, ou Minshuto en japonais) a lui aussi un site actif, avec des vidéos et des liens vers ses canaux sur Youtube où l'offre excède aussi sans doute la demande.
Par ailleurs, des initiatives privées renforcent cette présence des hommes politiques sur les sites nippons tout en japonais, dont le plus bel exemple est sans doute "za senkyo" (les élections, http://www.senkyo.janjan.jp/) conçu par la société Nihon Internet Shinbun (Journal Internet du Japon). On y trouve tout sur les centaines de candidats (leur profil, leur photo, leurs promesses, leurs actions, leurs sujets de prédilection, etc.) avec la possibilité de télécharger le tout en plusieurs formats. Les vidéos des partis y sont aussi présentées, de même que celles de candidats de petites circonscriptions qui ne sont pas forcément en vedette sur le site du parti. Bref, c'est une mine pour qui s'intéresse aux élections japonaises (à condition de lire et comprendre la langue).
La galerie commerciale Rakuten (la plus importante au Japon) a pour sa part ouvert un site pour permettre aux particuliers de mieux connaître les candidats, leurs programmes et éventuellement d'adresser à tel ou tel un don via un outil dédié de transaction financière, ce que permet la loi japonaise dans certaines limites. On pourrait citer encore de nombreux exemples prouvant que la politique japonaise se promeut et met aussi en scène sur internet malgré les bornes posées par la loi, et ce sans compter les informations et reportages indépendants proposés par ailleurs. En résumé, les hommes et femmes politiques japonais ne sont donc pas absents d'internet, mais ils ne sont pas où les étrangers les cherchent généralement et ils n'y font pas officiellement ni directement acte de ratissage de voix parce que la loi le leur interdit.
Voilà pourquoi d'aucuns en déduisent que le monde politique japonais est hors de son époque. Les médias japonais eux-mêmes s'en émeuvent régulièrement, qui sont globalement favorables à une abolition des règles en vigueur, à condition de mettre quelques gardes-fous. Des jeunes du parti d'opposition PDJ accusent le vieux PLD de bloquer les modifications législatives qui permettraient de lever les barrières, "parce que les internautes sont majoritairement contre le PLD et pour le PDJ". Cet argumentaire simpliste ne tient guère debout, puisque la population des internautes est assimilable à celle des détenteurs du droit de vote et que les électeurs ont jusqu'à présent privilégié le PLD sans qu'on les y force. Passons. D'autres estiment que la loyauté d'une bataille en ligne est moins facile à garantir et donc inégalitaire, tant pour les candidats eux-mêmes que pour les électeurs.
Les plus doués avec les technologies seraient plus à l'aise pour naviguer, bien prospecter et bien s'informer, arguent-ils. C'est déjà un peu plus crédible, encore que désormais quasiment tous les Japonais ont accès à internet (PC et/ou téléphone portable) et se débrouillent très bien. En réalité, la crainte la plus importante concerne les risques d'avalanche de messages non sollicités dans les boîtes à lettres virtuelles, d'appels incessants à voter pour untel ou untel, de chasse aux adresses électroniques des citoyens à tout prix (donc de trafic), les créations de faux sites, la diffamation, les attaques de serveurs et portails, etc...
Bref, plus qu'une campagne en ligne, les autorités japonaises semblent redouter une foire d'empoigne et des abus plus difficiles à contrôler et mater que sur le terrain. Dans le même temps, tout le monde reconnaît volontiers que le support internet permettrait sans doute d'intéresser davantage un public jeune qui a pour partie tendance à se détourner des affaires politiques, de réduire les coûts exorbitants des campagnes actuelles en diminuant les sorties et matériels requis, de dialoguer directement avec les votants, de distribuer des documents plus nombreux, thématiques, multimédias, plus accessibles, à des publics mieux ciblés et de réagir rapidement et amplement aux actions des adversaires, un moyen de dynamiser le combat.
Mais pour l'heure, et malgré plusieurs débats à la diète depuis une dizaine d'années, reste applicable stricto-sensu la loi qui date de 1950 et qui exclut de facto de la campagne l'usage d'internet et du courrier électronique (assimilés après-coup à un vaste ensemble d'autres moyens interdits par ladite loi). Le PDJ, parti d'opposition (situé au centre) pour le moment favori, promet de lever les limites actuelles s'il est élu, ce qu'il attend avec impatience après plus d'un demi-siècle de règne du conservateur PLD (hormis un interlude de quelques mois il y a une quinzaine d'années).
Dans un registre voisin, le ministère de la Communication japonais s'est récemment ému du fait que le pays soit à la traîne en termes d'utilisation des technologies de l'information pour les services publics et administratifs en ligne, par comparaison avec des pays étrangers comme le Danemark. Le gouvernement, qui fonde son jugement sur des données statistiques comparatives internationales ainsi que sur des sondages réalisés spécialement, blâme le manque de clarté des sites. Les citoyens ne savent pas ce qu'ils peuvent réellement effectuer comme démarches en ligne et préfèrent donc utiliser d'autres moyens. "Alors qu'il excelle dans les offres de commerce en ligne, pour la diffusion de la culture populaire ou l'utilisation des technologies dans les transports et la distribution, le Japon n'est pas parvenu à faire de même pour les services publics", regrette une responsable du ministère, Chigusa Saeki . "Nous devons trouver le moyen de faire progresser l'utilisation des services publics virtuels (administration, santé/soins, emploi et éducation compris)", insiste-t-elle.
Cette dernière pense que le modèle de "guichet unique en ligne adopté par le Danemark, avec des catégories bien identifiées de publics et besoins", pourrait constituer un bon exemple pour le Japon. Un groupe de travail, impliquant plusieurs ministères, existe qui doit émettre des propositions pour améliorer les actuels portails administratifs sur internet, insuffisamment utilisés parce que les citoyens les jugent, à tort ou à raison, inadaptés à leurs besoins. La population âgée, qui croît très vite, est en outre assez réticente, ne faisant pas assez confiance aux services en ligne, alors que c'est elle qui aurait le plus à gagner à davantage les utiliser, selon le ministère. Par ailleurs, les secteurs d'activités autres et privés, qui bénéficient déjà d'un taux d'utilisation en ligne élevé, ne doivent pas se reposer sur leurs lauriers, mais continuer de progresser pour entraîner dans leur sillage les organismes moins expérimentés, via des collaborations transversales, juge le ministère.
Paradoxal et bien compliqué ce pays des hautes-technologies, n'est-ce pas?